(procès-verbal de la séance du jeudi 12 juin 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Lorsque la mission d’information sur le droit des sociétés a été mise en place au sein de la commission des Lois, j’avais indiqué qu’elle organiserait ses travaux principalement autour de trois axes : le gouvernement d’entreprise et la réforme du droit des sociétés ; le traitement des entreprises en difficulté ; la pénalisation de la vie des affaires. Constatant la profonde crise de confiance du marché, nous avons estimé qu’il était prioritaire d’orienter nos premiers travaux sur les raisons de cette situation et sur les remèdes à mettre en œuvre. Ce volet relatif au gouvernement d’entreprise et à la réforme du droit des sociétés sera prochainement clôturé et un rapport sera déposé vers le mois de septembre prochain. Au long de ces derniers mois, nous avons eu le souci, d’une part de dégager les améliorations aptes à favoriser un comportement éthique des administrateurs et des organes de direction des entreprises, d’autre part de réfléchir aux améliorations à apporter à l’information financière, enfin de rechercher comment le législateur pouvait y concourir. C’est ainsi que les résultats de nos consultations ont permis à la commission des Lois d’appréhender précisément les enjeux du projet de loi sur la sécurité financière. Saisie pour avis du titre III de ce texte, elle a pu contribuer efficacement à l’élaboration et au dosage des règles nouvelles qu’il contient, notamment en matière de gouvernement d’entreprise et de fonctionnement du contrôle légal des comptes.

Le 23 octobre 2002, nous débutions nos travaux sur la gouvernance par l’audition publique de M. Daniel Bouton qui venait de déposer un rapport sur ce sujet. Nous achevons aujourd’hui ce premier cycle de consultations et ouvrons la voie à nos réflexions futures avec les auditions publiques de Mme Sophie de Menthon et de M. Jean Peyrelevade.

Vous êtes, Mme, une fervente adepte du libéralisme, comme en témoignent votre carrière et vos engagements comme vos prises de position. Quelles réflexions vous inspirent dès lors la crise de confiance qui touche l’économie libérale depuis l’affaire Enron et qui s’incarne notamment dans le débat actuel sur la déconnexion entre la rémunération de certains dirigeants et les résultats des sociétés qu’ils contrôlent ? Quels peuvent être les fondements d’une éthique des affaires qui concilierait à la fois efficacité et transparence ? Plus largement, comment la praticienne que vous êtes considère-t-elle l’évolution du droit des sociétés ? Quelles modifications préconisez-vous ?

Mme Sophie de MENTHON : Il existe en France un problème de représentativité des syndicats de salariés, certes, mais également des syndicats patronaux. Sans doute le medef a-t-il joué un rôle d’opposition important entre 1997 et 2002, acquérant de ce fait un rôle fédérateur ; il reste toutefois majoritairement le représentant des sociétés du cac 40. C’est la confédération générale des petites et moyennes entreprises (cgpme) - dont la section Rhône-Alpes m’a demandé d’insister sur quelques points à l’occasion de cette audition - qui représente le tissu des petites et moyennes entreprises. Il existe enfin un petit patronat qui a contribué à donner une mauvaise image de l’entreprise, un patronat d’inspiration poujadiste, qui demande des aides à l’État, des régimes d’exception ou des effets de seuil. Le patronat fédéré autour d’ethic se situe dans un espace intermédiaire. Il acquiert de plus en plus d’audience et représente les entreprises à taille humaine : y participent de grandes entreprises telles que Peugeot, Dassault, ou encore des cabinets d’avocats, d’experts-comptables et des cabinets de lobbying. Autant d’entreprises qui incarnent une France libérale, qui ne veut pas d’effets de seuil, veut travailler, comprend l’économie et réfléchit sur le rôle de l’entreprise. ETHIC s’attache à représenter ces entreprises qui subissent de plein fouet les conséquences des lois votées, trop souvent faites pour favoriser soit les grands groupes, soit les petits commerçants, mais rarement le tissu entrepreneurial intermédiaire, qui est toujours dans la mauvaise tranche !

Ainsi, la société que je dirige est directement confrontée aux effets de la réduction du temps de travail et du relèvement du SMIC, faisant partie de ces catégories d’entreprises, notamment dans des nouveaux secteurs, mal représentées, qui sont soumises à toutes les contraintes à la fois. C’est, en effet, le cas du secteur d’activité dans lequel ma société intervient, celui des centres d’appels. Dans ce domaine, alors même que les besoins sont là, que la demande existe, il est très probable que le réservoir d’emplois - évalué à un million - va se tarir dans les années à venir car la législation contribue à tuer ce type d’entreprises. Pour citer un exemple concret récent, j’ai mis en place la cellule de réception d’appels pour la gestion de la réforme des retraites. Premier problème : le contrat des personnes engagées ne peut être renouvelé qu’une fois, comme tous les contrats à durée déterminée (CDD), alors même qu’elles ont été spécifiquement formées. Tout le capital formation donné est perdu. De même, pour répondre à la demande, je dois les faire travailler le samedi ou le dimanche sans autorisation, puisque celle-ci n’intervient qu’au bout de trois mois. Le droit du travail ne laisse ni flexibilité ni tolérance. Quand on met en place une cellule de crise, il nous est impossible d’être précis car on ne connaît pas le nombre d’appels et on ne sait pas combien de temps la crise va durer...

Un autre exemple vécu dans mon entreprise : nous sommes contraints de recourir à des sociétés d’intérim, ce qui coûte moins cher que de payer ses propres salariés. Recourir à l’intérim présente en outre l’avantage de faire prendre aux entreprises d’intérim les risques sociaux à ma place : c’est grave ! Pour toutes ces raisons, ma société, qui emploie 800 personnes en France, s’est installée en Tunisie où elle emploie 300 personnes. Cela lui coûte deux fois moins cher et le personnel y est compétent, travailleur et heureux de cet emploi. Ce métier est méprisé en France, rejeté comme un « mauvais métier » : l’opprobre pèse sur ce secteur de l’industrie de la communication parce qu’il utilise beaucoup de CDD. Alors même que le recours au numéro vert se développe, tout est fait pour tuer les entreprises qui en assurent le service. Il y a un vrai problème de non-adaptation de la législation à l’évolution des métiers.

Je tire de cet exemple particulier la leçon suivante : les réformes sont d’abord le fruit d’élaborations intellectuelles, souvent inadaptées sur le terrain et difficilement applicables. Il faudrait donc tester le bien-fondé et l’applicabilité des lois. Pour illustrer mon propos, je prendrai un autre exemple : j’avais été la première entreprise à appliquer le contrat à durée indéterminée (cdi) « à temps partiel annualisé avec lissage », créé sous le gouvernement de M. Édouard Balladur. Ce régime semblait, sur le papier, parfaitement adapté au secteur d’activité dans lequel intervient mon entreprise, puisqu’il s’agissait de contrats permettant d’employer des salariés à temps partiel - par exemple, cinq mois sur douze - et de les rémunérer pendant les périodes de travail, en calculant la rémunération sur la base de ce qu’elle serait pour un cdi normal. Ainsi, un téléacteur gagnerait 10 000 F par mois pendant cinq mois. La loi avait cependant oublié de prévoir le cas des salariés qui démissionneraient après avoir touché leur rémunération, mais sans avoir rempli les obligations afférentes. Quand sept des 350 personnes que j’employais avec ce type de contrat ont donné leur démission, le ministère de l’emploi m’a dit qu’il fallait leur demander le remboursement de leur salaire ! Vous imaginez le retentissement médiatique lorsqu’un employeur demande à un salarié de rembourser son salaire ! Au total, cette expérience s’est soldée par deux ans de procédure... et quelques articles dans les journaux, dont vous pouvez également imaginer la tonalité.

S’agissant des rémunérations des dirigeants, j’ai insisté, à la commission d’éthique du medef, pour que le sujet soit traité. Je crois que la récente nomination de M. Xavier Fontanet, président d’Essilor, à la tête de ce comité, est de nature à faire progresser le sujet. Un problème d’éthique et de compréhension se pose entre les entreprises elles-mêmes : celles « d’en bas » comprennent mal un type de fonctionnement de l’économie lié à la mondialisation, dont elles sont exclues, mais dont elles subissent néanmoins les conséquences. Dans une moyenne entreprise, le patron gagne de l’argent quand il est bon, en perd quand il est mauvais. Dans une grande société en revanche, aujourd’hui, le meilleur moyen de gagner de l’argent pour un patron, c’est d’être mauvais et de se faire licencier ! Ce type de réflexion est un peu « tabou » : il ne fait pas bon rappeler que c’est grâce à un « golden parachute » que tel le dirigeant remercié achètera une villa sur la Riviera... Cela dit, il revient bien au patronat de régler cette question en son sein ainsi qu’aux actionnaires eux-mêmes, au bon sens desquels il faut s’en remettre. Le débat progresse d’ailleurs au medef sur les fortes rémunérations : deux clans sont apparus, celui des anciens et celui des modernes. L’ancien président du comité d’éthique du medef était mal à l’aise et désireux de ne pas évoquer, au cours du débat, cet univers de chaises musicales des mandataires sociaux des grandes sociétés, qui constitue un vase clos de la France de l’establishment. Ce système français arrive en bout de course : il est temps de le remettre à plat. Pour ma part, j’estime que toute critique est fondée mais ne doit pas conduire à légiférer : il faut laisser les mouvements patronaux s’autoréguler, inciter la société civile à se prendre en charge et ne pas faire une loi chaque fois qu’il y a un patron malhonnête. Ce dernier doit être mis en cause, publiquement, y compris par ses pairs, et puni ; les autres ne s’en trouveront que mieux.

Le président Pascal CLÉMENT : Que préconisez-vous pour éviter ces deux attitudes excessives ?

Mme Sophie de MENTHON : J’ai fait, pour ma part, deux propositions au comité d’éthique du medef : je préconise, d’une part, l’élaboration, dans chaque entreprise, d’une charte éthique ; d’autre part, ethic travaille sur un système permettant à chaque entreprise de procéder à son autoévaluation sur Internet. Chacun, patron et salarié, doit avoir son mot à dire pour répondre à cette question : « mon entreprise est-elle éthique ? ».

En contrepartie, il faut aller plus loin que le rapport prudent du medef sur la rémunération des dirigeants et instaurer des mécanismes contractuels au sein des entreprises. Je crois beaucoup aux codes professionnels et à la transparence. Une prise de conscience interne à l’entreprise, à laquelle doivent participer les associations d’actionnaires, est nécessaire. Les entreprises doivent favoriser en leur sein l’émergence de voix critiques. C’est dans cet esprit que je suis entrée au comité stratégique de KPMG. Leur directoire était tributaire de fortes contraintes, qui ne laissaient que peu d’espace à une expression libre et créative sur l’entreprise. Ils ont donc introduit des gens qui « décoiffaient » (selon leurs propres termes) dans leurs structures dirigeantes pour se remettre en question eux-mêmes. C’est une excellente démarche.

Je veux insister également sur une évidente et nécessaire pédagogie : la connaissance du monde de l’entreprise, des salariés, des actionnaires et des clients doit se développer en France. Il faut commencer dès l’école. D’abord parce que l’entreprise est un excellent creuset d’intégration : j’emploie des jeunes issus de l’immigration, en échec de l’Éducation nationale et je sais ce que signifie concrètement l’intégration. Ensuite parce qu’il n’est pas normal que l’ambition de 70 % des jeunes soit d’entrer dans la fonction publique. Il faut enlever aux seuls fonctionnaires le rôle d’éduquer les gens qui vont entrer dans la vie active.

C’est d’ailleurs dans cette optique qu’ethic lance la Fête de l’Entreprise, sous le slogan fédérateur « j’aime ma boîte », le jeudi 23 octobre 2003. Il s’agit en quelque sorte d’une Saint Valentin de l’Economie réconciliant les Français et leurs entreprises. Il s’agit aussi de tisser un lien d’affectivité entre les salariés et les patrons et de réhabiliter l’idée que l’épanouissement personnel naît aussi de la vie professionnelle.

Quant à votre interrogation, M. le Président, sur les moyens de redonner confiance dans le système capitaliste, elle trouvera une réponse dans l’évolution de la conjoncture : les actionnaires auront confiance quand les cours remonteront ! Plus fondamentalement, il faut favoriser la transparence, mais une vraie transparence. Par exemple, dans une grande entreprise, la rémunération d’un directeur n’est pas parlante à elle seule. Il faut aussi connaître tous les avantages en nature qui lui sont consentis. Il est tout autant nécessaire de déculpabiliser le gain et de faire accepter le concept d’enrichissement. Il y a dix ans, j’étais la première à publier mon salaire. J’estime que développer la transparence, c’est aussi habituer les Français au fait qu’il n’y a rien de honteux à gagner de l’argent. Nous sommes toujours dans un système de lutte des classes. Entrons dans une économie capitaliste respectable et respectée et évitons le recours à la loi, qui ne peut pas régler ce que la société n’a pas réglé.

En dernière partie de mon entretien, je souhaiterais aborder certains sujets de manière ponctuelle.

Je voudrais tout d’abord attirer votre attention sur une pratique commerciale en développement, qui pose problème : celle des enchères dégressives sur Internet, qui consiste à mettre des appels à prestation de services en ligne et, dans un laps limité de temps, aux enchères, en donnant la priorité au moins-disant. L’administration en est une spécialiste...

Deuxièmement, je souhaiterais réagir sur l’abus de droit, qui devrait être supprimé afin de mettre fin à l’insécurité fiscale des entreprises.

Troisièmement, il faut simplifier le régime de la transmission d’entreprises et réviser la taxation des plus-values de cession de valeurs mobilières ; il faut mettre fin à l’injustice faite aux associés et actionnaires minoritaires qui n’exercent pas de fonction de direction de l’entreprise, redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) sur la valeur de leur participation dans l’entreprise familiale, alors même que l’héritier dirigeant est exonéré au titre des biens professionnels. De même, le barème d’établissement des droits de mutation en cas de transmission à titre gratuit de la nue-propriété des biens, notamment les titres d’une société exploitant une entreprise industrielle et commerciale, est obsolète : il faut revenir à un régime de droit commun pour l’évaluation de la nue-propriété.

Un quatrième point, fondamental et prioritaire pour inciter à la création d’entreprise, est de permettre aux chefs d’entreprise de bénéficier du chômage. Ce sont les vrais « exclus » du management aujourd’hui.

M. Janin AUDAS : Afin d’accentuer la prévention des procédures collectives, il faudrait obliger les entreprises à publier le passif échu. Il conviendrait également d’améliorer la procédure d’alerte des commissaires aux comptes, qui a montré quelques failles, soit qu’elle n’intervienne pas, soit qu’elle soit trop tardive. En effet, toutes les sociétés n’ont pas de commissaires aux comptes et toutes les entreprises ne sont pas des sociétés. Ainsi, nombre de pme, pourtant les plus concernées par le dépôt de bilan, n’ont pas de commissaire aux comptes

Mme Sophie de MENTHON : Je voudrais enfin vous livrer mon opinion sur la réforme du code des marchés publics. Je suis préoccupée par le fait qu’en relevant les seuils des marchés soumis à la procédure d’appel d’offres, on favorise, en dessous du seuil, le moins-disant. J’estime, pour ma part, que c’est la porte ouverte à toutes les enveloppes occultes. Sur ce point, je traduis également le sentiment du Président de la cgpme de Lyon. En outre, la remise en cause permanente des règles casse la fidélité des relations entre clients et donneurs d’ordres. J’ajoute enfin que la complexité et l’opacité des règles applicables en la matière sont telles qu’il existe des entreprises spécialisées dans le passage des appels d’offres, dirigées notamment par d’anciens fonctionnaires qui, par définition, connaissent le fonctionnement des commissions d’appel d’offres... Étonnante reconversion ! Je crains donc que ce relèvement du seuil ne soit que le prétexte pour ne pas réformer les procédures administratives, lourdes, pénalisantes et injustes, très éloignées d’une relation commerciale normale.


Source : Assemblée nationale française