Le Programme alimentaire mondial (PAM), a annoncé le 19 janvier 2004, par la voix de son représentant à Pékin, Gérald Bourke, qu’il était contraint d’interrompre son programme d’assistance à la Corée du Nord [1]. Deux millions sept cent mille femmes et enfants nord-coréens - les personnes les plus nécessiteuses auxquelles ce programme était destiné - ne bénéficieront pas d’aide alimentaire cet hiver en raison du manque de dons internationaux. Les États-Unis et le Japon, principaux donateurs du PAM, n’ont pas apporté le financement nécessaire.

Médecin sans frontières contre le Programme alimentaire mondial

Quelques jours plus tôt, la presse se faisait l’écho des critiques d’organisations humanitaires qui dénonçaient l’aide apportée, selon elles, non pas à la population nord-coréenne, mais au régime dictatorial. Le 30 décembre 2003, Libération publiait un article sous le titre « Corée du Nord : une dictature sous perfusion internationale » dans lequel étaient rapportées les critiques de Médecins sans frontières (MSF) contre le Programme alimentaire mondial. « Nous savons que la situation alimentaire est grave et qu’elle tend même à se dégrader, expliquait Sophie Delaunay, de MSF. Mais nous savons aussi que les 25 % de la population, classée comme hostile au pouvoir, n’ont jamais reçu une ration d’aide. Nous avons interrogé les réfugiés des groupes vulnérables, que ce soit en Chine ou en Corée du Sud, ils n’ont jamais rien reçu de la communauté internationale. »

À cette occasion, la porte-parole du PAM, Christiane Berthiaume, s’énervait : « Que faut-il faire ? Voir, sur nos écrans, des enfants crevant de faim, sous prétexte que les conditions de distribution d’aide ne sont pas parfaites ? Il y a plus de 2 millions d’enfants de moins de 7 ans qui sont menacés de malnutrition et aussi 420 000 femmes enceintes et allaitant. Alors, doit-on rester les bras croisés ? »

Christiane Berthiaume se trompait sur un point : on ne voit pas la famine coréenne « sur nos écrans ». Le quotidien soulignait quant à lui les propos de Médecins sans frontières, observant qu’en dépit de l’aide « trois millions de personnes sont mortes d’inanition ces dernières années ».

La famine a fait entre 3 et 5 millions de morts de Nord-Coréens entre 1993 et 1998

Ce chiffre de la mortalité attribuable à la famine date de... 1998. À l’époque les diverses estimations variaient de 2,3 millions, chiffre retenu par une commission de sénateurs états-uniens, à 3 millions, chiffre donné par diverses ONG, ou 4,5 millions, estimation proposée par Philippe Biberson, président de MSF, lors d’une conférence sur la famine en Corée du Nord donnée dans les locaux de l’association, en juillet 1998, devant des représentants de toutes les organisations humanitaire françaises intéressées par le sujet. L’ estimation la plus haute était donnée à l’époque par le Korean Bouddhist Sharing Mouvement (KBSM) : 5 millions de morts. Elle avait été calculée par les enquêteurs du KBSM à partir d’un vaste échantillon d’interviews de réfugiés (plus de mille deux cent).

Depuis, cinq années ont passé, mais aucune estimation révisée n’a été fournie par personne. Il est même très rare que soit rappelé, comme ici, ce chiffre de 3 millions de morts, consensuellement adopté depuis.

Pendant des années, avant d’en arriver à ces chiffres énormes, il n’y avait pas eu de chiffre du tout, puisque de toute façon on niait qu’il y ait une famine. Année après année, les communiqués des organismes internationaux ou d’ONG dociles n’évoquaient que des « risques de famine ». On sait aujourd’hui que cette « prudence » dans l’évaluation de la gravité de la crise obéissait à une nécessité politique du département d’État états-unien : il comptait précisément user de l’arme alimentaire pour faire pression sur le régime. Si la famine était reconnue, il faudrait fournir de l’aide inconditionnellement, se privant de ce puissant moyen de pression... Pour ménager les susceptibilités de la diplomatie américaine, la communauté humanitaire internationale avait accepté de taire la plus grande famine de notre époque, une des plus grandes de tous les temps.

Tout ceci est maintenant connu en détail. Andrew Natsios, qui fut le premier à avancer le chiffre, dès 1997, de deux millions de morts, a très précisément décrit la situation dans The Great North Korean Famine, fin 2001. Natsios fait plus que connaître son sujet. Il est au cœur de l’administration états-unienne depuis Reagan. Il s’intéressa à la famine à l’occasion de son séjour dans l’opposition, sous Clinton, alors qu’il animait l’ONG World Vision. Républicain, Natsios est revenu aux affaires avec Georges W. Bush et dirige actuellement l’USAID. Cet organisme gouvernemental applique une politique pire que celle que Natsios dénonçait lorsqu’il était dans l’opposition... L’administration Bush ne cite plus la Corée du Nord comme un simple régime communiste à renverser, mais comme un État voyou, membre de « l’Axe du Mal » [2], qu’il devient nécessaire d’abattre avant qu’il ne fasse usage de ses « armes de destruction massives » [3]. Pourtant, le livre de Natsios est non seulement la seule description complète de cette famine à ce jour publiée, mais de surcroît un excellent ouvrage, que ce soit par sa clarté ou par la qualité de sa documentation.

Ainsi on sait pourquoi la famine a d’abord été niée. Du côté nord-coréen, admettre les proportions de la catastrophe revenait à reconnaître une défaire du système qui avait eu besoin de la Russie et de la Chine pour subsister, jusqu’à ce que les deux pays s’en éloignent au début des années 90. Du côté états-unien, il était plus confortable de marchander l’aide alimentaire dans les négociations avec Pyongyang, s’il n’y avait pas de morts. Au contraire, si les morts étaient reconnus, c’état admettre l’obligation d’aider - aider un adversaire stratégique : un cauchemar.

L’arme alimentaire utilisée par les États-Unis

Lorsque, avec le macabre décompte des morts, la famine a enfin été reconnue, il a fallu envoyer de l’aide dans une certaine mesure. L’administration américaine a explicitement fait le choix de n’accorder qu’une aide minimale, réservant une aide entière comme arme dans les négociations avec Pyongyang.

L’aide internationale pour la Corée du Nord a toujours été calibrée pour ne servir que des catégories de population : « les enfants de moins de sept ans et les femmes enceintes », excluant le reste de la population. Au-delà de sept ans, les hommes et les femmes n’allaitant pas, ne sont simplement pas pris en compte par l’assistance internationale depuis l’origine du programme. L’aide qui ne sera plus dispensée cet hiver a donc toujours été partielle, dans sa définition même. De rares programmes de « food for work » ont été mis en place ces dernières années auxquels ont pu accéder quelques dizaines de milliers de travailleurs de plus de sept ans et n’allaitant pas. Ils ont été fermés depuis quelques mois déjà.

Dans leur dernier livre [4], Richard Perle et David Frum, s’exprimant au nom de Donald Rumsfeld et Dick Cheney, préconisent pour renverser le régime d’exiger le désarmement immédiat du pays, puis de prétexter du refus prévisible de Pyongyang pour installer un blocus (l’arme alimentaire), voire de pénétrer militairement sur le territoire nord-coréen depuis la ligne de démarcation.

Faut-il faire mourir de faim la population pour abattre le régime ?

Aujourd’hui, plusieurs organisations humanitaires justifient de facto l’usage de l’arme alimentaire par les États-Unis, en observant la mauvaise distribution de l’aide par le régime de Pyongyang. Médecins sans frontières, par exemple, dénonce à juste titre que les Coréens recensés comme « hostiles au régime » sont les plus mal servis.

Mais cette distribution injuste n’a rien de nouveau. Andrew Natsios décrit comment le système de répartition de l’aide a procédé en classant la population en diverses catégories auxquelles sont distribuées des rations différentes. La catégorie la plus basse n’a rien. Quiconque manifeste son « hostilité » risque effectivement d’y être affecté de la façon la plus expéditive. À l’inverse, les citoyens modèles sont récompensés par des rations « de luxe », plus du double du minimum vital. On apprend, par exemple, que les résidents de la capitale sont tous considérés citoyens privilégiés, tout le monde disposant au moins des rations minimums. On découvre ainsi une nouvelle forme de résidence en ville, summum dans l’histoire des totalitarismes : les « mauvais » citoyens en sont chassés, les « bons » y sont appelés. Être « bourgeois » donne le droit de manger... En être exclu...

On comprend que MSF s’en émeuve. Mais on ne comprend pas qu’il ne comprenne pas que ceci est un effet mécanique de la politique de sous-estimation de l’aide : lorsque un État autoritaire est en position de gérer une telle pénurie, imagine-t-on qu’il fasse autrement que de servir sa clientèle en priorité ? Les militaires en poste aux frontières ont des rations plus que doubles, comme les plus privilégiés des cadres politiques.

Silence international face au retour de la famine

Le risque d’un retour de niveaux très élevés de famine, comme en 1997, est à prendre au sérieux. Il est corroboré par de multiples informations, l’une d’entre elles étant l’actuelle déroute du Programme alimentaire mondial. On sait également que l’économie coréenne dans son ensemble est de nouveau en panne, en particulier depuis que les États-Unis ont imposé un nouvel embargo sur le pétrole. Sans essence, les tracteurs ne roulent plus. Cela ne permet pas, en général, de faire d’excellentes récoltes. On sait aussi que même les rares industries de pâtes alimentaires, montée avec l’aide internationale pour faire face à la crise, ne reçoivent plus d’approvisionnement depuis des mois.

On enregistre également que le flux des réfugiés semble avoir pris de l’ampleur : on en compterait déjà 200 000 en Russie et bien plus en Chine. Leur nombre est cependant quasiment impossible à recenser du fait que ces réfugiés sont obligés de se fondre dans la population pour échapper à la police chinoise qui les pourchasse afin de les remettre à la police nord-coréenne. Celle-ci les place aussitôt dans des camps particuliers, où ils purgent une peine au mieux de quelques mois (très différents des véritables camps politiques où l’on meurt massivement et où la population se renouvelle néanmoins constamment). Souhaitant profiter du mouvement, le gouverneur de la région russe voisine appelle même à l’émigration de Coréens.

Aujourd’hui, 26 janvier 2004, plus de sept jours après que soit tombée la dépêche de l’Associated Press annonçant le retrait du Programme alimentaire mondial de Corée du Nord, la nouvelle n’est pas reprise. Entre temps, cependant, de nombreuses dépêches sont parues sur la question nucléaire. C’est la guerre des communiqués. Pyongyang a déclaré être prêt à
cesser toute exploitation nucléaire. Washington a rebondi en dénonçant que
Pyongyang reconnaissait ainsi avoir une production de plutonium. L’AFP
signalait en « Urgent » ce communiqué de Washington d’il y a deux jours. Seuls quelques encarts viennent rappeler qu’à l’autre bout du monde, la famine menace et tue en ce moment même.

[1« Le PAM contraint de supprimer l’aide alimentaire à 2,7 millions de Nord-Coréens », Associated Press, Pékin, 19 janvier 2004.

[2Voir Les États-Unis provoquent la Corée du Nord par Roh Yoo-Jeong, Réseau Voltaire, 17 janvier 2003

[3La Corée du Nord dispose de plusieurs programmes d’armement à long terme, mais l’existence de ces armes de destruction massive est mise en doute par la Corée du Sud et réfutée par la Chine.

[4« Le programme des faucons pour 2004 », Réseau Voltaire, 4 janvier 2004.