En invalidant 3500 candidats aux prochaines élections générales, le Conseil des Gardiens de la Constitution a tenté une nouvelle épreuve de force avec le parti du président Khatami, avant de revenir partiellement sur sa décision. Vingt-cinq ans après le renversement de la dictature monarchique, la république islamique d’Iran, bien qu’ayant surmonté une décennie de guerre avec l’Irak, s’enlise dans une trihabitation politique qui la paralyse. Incapables de surmonter leurs divisions, les dirigeants actuels doivent pourtant affronter la menace états-unienne et répondre aux attentes d’une nouvelle génération.
L’Iran est confronté, depuis le début de l’année à une grave crise institutionnelle qui menace de renverser le subtil équilibre auquel il est parvenu depuis la révolution islamique de 1979. Le régime mis en place à la suite du renversement du shah et de la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeiny (alors protégé de Washington avant d’en devenir l’adversaire principal) est en effet fondé sur un partage des pouvoirs entre clercs et laïcs, dans un pays où l’islam chiite est la religion officielle. La guerre Iran-Irak et le formidable renforcement de l’unité nationale qu’elle a occasionné ont encore complexifié le partage des postes. Au nom de l’équilibre social, et surtout de la volonté d’offrir à chacun une place, même minime, dans l’espace des prises de décision, de nombreuses fonctions administratives sont aujourd’hui occupées non pas par une, ni deux, mais trois personnes : un représentant du clergé, tenant tout autant sa légitimité des conquêtes sociales révolutionnaires que de la religion, un représentant des anciens combattants de la guerre Iran-Irak, qui ont payé le prix du sang pour sauver le pays, et un troisième pour la moyenne et haute bourgeoisie commerçante, qui fait tourner l’économie et prône l’ouverture des frontières et l’intégration du pays au commerce international.
Ce partage des pouvoirs, qui loin d’être séparés se chevauchent, se manifeste au sommet de l’État par une autorité bicéphale, cohabitant dans une tension permanente n’allant jamais jusqu’à la rupture. Le Président de la République, élu au suffrage universel direct, doit composer evec le Conseil des Gardiens de la Constitution. celui-ci, placé sous le patronage du Guide spirituel, veille à la fois à la conservation des acquis sociaux et à l’ordre moral. Les pouvoirs respectifs des institutions sont certes distincts, mais ils se confondent souvent, créant une paralysie sociale et politique criante aux yeux d’une jeunesse qui aspire à une certaine mobilité sociale et se heurte aux blocages administratifs innombrables de la bureaucratie iranienne.
Le chef religieux, le plus haut placé dans la hiérarchie des ayatollahs, doit être choisi sur la base de ses qualités et de l’estime dont il jouit de tous. Il désigne ensuite les six membres religieux du Conseil des Gardiens de la Constitution, les six Gardiens laïcs étant nommés par le Parlement. Le Leader suprême, comme il est aussi appelé, nomme également les hautes instances juridiques du pays, qui se doivent d’être des juristes religieux, et est commandant des forces armées. Le Conseil des Gardiens, quant à lui, atteste de la compétence des candidats à la présidence et à l’Assemblée nationale.
Le Président de la République est élu au suffrage universel pour un mandat de quatre ans, à la majorité absolue des suffrages. Il supervise les dossiers du pouvoir exécutif, nomme le Conseil des ministres, coordonne les positions du gouvernement et détermine sa politique, laquelle doit ensuite être approuvée par l’Assemblée nationale. Celle-ci, le Madjlis, est composée de 290 membres élus également pour quatre ans, au suffrage universel direct. La confusion des pouvoirs est encore aggravée par le fait que toute loi votée par cette assemblée doit ensuite être approuvée par le Conseil des Gardiens : les six juristes non religieux sont alors responsables des questions liées à la constitutionnalité, tandis que les clercs ont à valider l’ensemble des lois au regard de la loi islamique, une prérogative bien plus large.
En cas de conflit entre ces instances, elles se paralysent mutuellement. Aucune ne pouvant imposer sa volonté à l’autre.
Pour résoudre ces situations, une troisième institution a été créée par l’ayatollah Khomeiny, en 1988. Le Conseil de discernement de l’intérêt supérieur est composé des dirigeants du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, des membres cléricaux du Conseil des Gardiens, et des membres nommés par le Leader suprême pour un mandat de trois ans. De plus, les membres du gouvernement et les présidents de commissions parlementaires y participent occasionnellement lorsque des questions relevant de leurs attributions sont étudiées. En pratique, le Conseil de discernement fait souvent passer en premier son souci de maintenir les équilibres, de sorte que ses arrêts ont plus agravé l’immobilisme qu’ils ne l’ont résolu.
L’actuel président, Mohammed Khatami, est à la fois favorable d’une part à l’ouverture économique et à la libéralisation des mœurs et, d’autre part, à une remise en cause des équilibres politiques et des acquis sociaux. Il est qualifié de « réformiste » par les Occidentaux. Il se trouve donc, depuis son arrivée au pouvoir en août 1997, en constante opposition avec le Conseil des Gardiens de la Constitution, dans un climat peu propice au consensus. Sa facile réélection en juin 2001 n’a guère fait avancer les choses. Dans un pays dont la jeunesse souhaite absolument la réforme, une telle neutralisation de l’appareil décisionnel, qui empêche toute évolution, a quelque chose de potentiellement explosif.
Il faut néanmoins rompre avec les prénotions qui ont largement cours en Occident au sujet de l’Iran. Contrairement à la vision défendue par Washington, l’Iran a réalisé des avancées démocratiques considérables depuis 1979, même si la prégnance du fait religieux dans la vie quotidienne fait plutôt ressembler le régime à une « République théocratique », selon le concept formulé par la Commission sénatoriale française des Affaires économiques et du Plan. [1]. Il ne reste quasiment plus rien aujourd’hui de l’appareil répressif mis en place au début de la Révolution islamique, dans une période qu’on peut qualifier de « thermidorienne », en référence à la Terreur révolutionnaire mise en œuvre par Maximilien Robespierre et Louis-Antoine de Saint-Just en 1793. L’image anachronique d’un Iran totalitaire, allègrement relayée outre-Atlantique, mais également en Europe, n’a plus rien à voir avec la réalité du pays, surtout depuis que l’arrivée au pouvoir du président Khatami a favorisé le développement de la liberté d’expression, et que, en même temps « la vie sociale s’est libérée et l’activité culturelle a connu un essor important » [2].
Il est également nécessaire d’évoquer la situation des femmes en Iran, quand les représentations médiatiques en font un modèle de l’oppression que feraient régner tous les musulmans du monde sur le « sexe faible ». L’Iran se trouve aujourd’hui dans une situation comparable à celle de la France au lendemain de la Première guerre mondiale. Le conflit avec le voisin irakien a en effet laissé le pays exsangue, de jeunes hommes sont morts en masse au champ d’honneur, tandis que les femmes accédaient, à l’arrière, à un grand nombre de postes à responsabilité. Alors qu’elles sont toujours discriminées par la loi civile, elles représentent aujourd’hui 35 % de la population universitaire, dont 40 % en médecine, et l’écart avec les hommes continue de diminuer d’année en année. Elles occupent des positions importantes dans tous les secteurs de l’administration. On peut citer notamment, pour le pouvoir politique, le cas de Masoumeh Ebtekar, vice-présidente de la République islamique, ou encore celui des nombreuses élues réformatrices comme Elaeh Koulaïe. Plus étonnant, on trouve même un grand nombre de femmes dans l’entourage des dignitaires religieux iraniens, dont elles sont souvent les conseillères les plus écoutées. Une situation renforcée par le fait que, dans ce domaine précis, elles ne peuvent pas prétendre aux postes de pouvoir.
Il existe cependant toujours un sentiment d’absence de liberté dans le pays, lié non pas à une répression policière et politique, mais au sentiment de frustration largement éprouvé par une majorité de la jeunesse iranienne devant une société figée, bloquée, qui ne leur offre aucune perspective de mobilité sociale et de réalisation personnelle.
C’est dans ce contexte qu’est intervenue, au début de cette année 2004, l’interdiction faite à plus de la moitié des candidats aux élections législatives de février, de se présenter. Les candidatures sont en effet soumises à l’approbation du Conseil des Gardiens, qui se doit de vérifier la compétence et l’aptitude des candidats, au regard du respect de l’Islam et des intérêts nationaux. Une notion bien subjective qui permet, en pratique, tous les excès.
Ce sont ainsi près de 3500 candidats qui ont vu leur dossier rejeté par le Conseil des Gardiens, la plupart étant des réformateurs proches du président Khatami. 80 d’entre eux sont même actuellement des députés de l’Assemblée nationale iranienne. Cette décision concerne notamment le vice-président du Parlement et frère de l’actuel président, Reza Khatami, qui est également le chef du Front de la participation, le parti « réformateur » majoritaire à l’Assemblée. Elle a provoqué une importante crise politique, avec notamment une occupation du Parlement par les députés écartés de l’élection, la menace de démission de plusieurs ministres et une forte opposition de l’appareil gouvernemental. Le ministère de l’Intérieur, chargé de l’organisation du scrutin, a ainsi dénoncé cette mesure comme étant « illégale », ajoutant que « les décisions de rejet qui ne tiennent pas compte de la loi électorale sont sans valeur et ne pourront être appliquées ». Le vice-président Mohammad Ali Abtahi a déclaré que « de telles disqualifications de candidats potentiels sont anti-démocratiques. La révolution islamique de 1979 était fondée sur la démocratie, et de telles méthodes sont dommageables à la démocratie islamique en faisant de ces élections une imposture ». Un bras de fer a donc été entamé avec les religieux pour renverser la décision du Conseil et permettre l’organisation d’élections « concurrentielles, justes et saines ». Toutefois, le Conseil des Gardiens a rapidement rapporté partiellement sa décision, qui doit être plus interprétée comme l’évaluation d’un rapport de force que comme une tentative de confiscation du pouvoir.
Il est difficile de déterminer avec précision les motivations et les objectifs du Conseil des Gardiens de la Révolution dans ce dossier. Les appels du ministère de l’Intérieur à un effort général pour mobiliser un maximum de votants semblent révéler que la solution choisie par les conservateurs pour battre la majorité réformiste consiste à s’assurer d’une faible participation, et donc à tenter de démoraliser les électeurs. Dans l’autre camp, certains réformateurs iraniens voient dans la lutte actuelle au sommet de l’État un moyen de débloquer la situation institutionnelle, en poussant la logique de l’affrontement jusqu’au bout. Cette stratégie se fonde sur le présupposé que la seule manière de voir les représentants élus du peuple iranien appliquer la politique pour laquelle ils ont été choisis passe par une mobilisation populaire et « une action directe de masse » [3]. Selon ces réformateurs, le président Khatami devrait donc profiter de la situation pour prendre la tête d’un mouvement populaire, plutôt que d’accepter le « chantage des conservateurs ». Ils pensent pouvoir profiter, dans cet affrontement, du prestige international dont jouit Mohammad Khatami.
Il est vrai que la personnalité du président iranien rassure à l’étranger, et notamment à Washington, où ses aspirations à une ouverture économique du pays ont tout pour plaire à l’administration états-unienne. Des rumeurs circulent également autour d’une éventuelle instrumentalisation par Washington des aspirations mouvementistes de la jeunesse iranienne. Cette hypothèse est cependant peu probable tant le sentiment d’unité nationale est fort en Iran, plus fort même que le sentiment anti-états-unien. Les Iraniens n’ont pas oublié que c’est l’Occident, et en premier lieu les États-Unis, qui ont armé Saddam Hussein lors de la guerre Iran-Irak. On peut en déduire que toute intervention extérieure dans la crise politique iranienne serait immédiatement perçue comme une tentative d’ingérence de l’étranger, voire comme une volonté de prendre le contrôle du pays que George W. Bush a rangé dans le camp de l’« Axe du Mal », dans son discours sur l’État de l’Union du 29 janvier 2002.
Les institutions iraniennes ont montré leur incapacité à évoluer par elles-mêmes, mais elles y parviendront peut-être sous la pression sociologique.
Après une révolution et une guerre, qui ont provoqué une baisse de moitié du pouvoir d’achat en vingt ans, l’économie repart. Le pays gère avec prudence les excédents pétroliers et les réserves de gaz. Il s’ouvre aux investisseurs étrangers, mais principalement dans le cadre d’entreprises mixtes dont l’État est actionnaire.
Surtout, 65% de la population a moins de 25 ans. Les jeunes manifestent une impatience et une frustration qui se traduit aussi bien par une abstention massive aux élections que par un usage généralisé des drogues (deux millions de consommateurs) sans équivalent en Occident.
Les dirigeants actuels peuvent dépasser leurs divisions en laissant une nouvelle génération, qui ne se reconnaît pas dans les clivages issus d’une révolution et d’une guerre qu’elle n’a pas vécues, accéder aux responsabilités.
[1] Cette commission a envoyé une délégation en Iran pour une mission de trois jours, du 15 au 18 avril 2003. A leur retour, les membres de la délégation ont rédigé un rapport sur la situation politique et sociale dans le pays. (http://www.senat.fr/rap/r02-385/r02-385.html)
[2] Rapport d’information de la Commission des Affaires économiques et du plan, op.cit
[3] « Iran’s Election Crisis Flanks the One in Iraq », par Muriel Mirak-Weissbach, EIR International, 6 février 2004.
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