Le Plan Colombie, présenté en 1998 par le président Andres Pastrana comme un programme de développement économique sans drogues, est en réalité une couverture pour l’installation des forces états-uniennes dans le pays. Les opérations militaires, dirigées de Washington par le général McCaffrey, ont coûté la vie à des milliers de paysans et de guérilleros se réclamant du marxisme ou de la théologie de la libération. Après cinq ans de combats, la Colombie est toujours le premier producteur mondial de cocaïne et ses ressources pétrolières sont plus que jamais contrôlées par Washington.
La Colombie endure une guerre civile larvée depuis le milieu des années 1950. À cette époque, des ouvriers agricoles formés au communisme cherchent à prendre le contrôle des terres qu’ils cultivent et créent pour cela des « zones d’autodéfense ». Le mouvement est rapidement relayé et amplifié par une guérilla organisée, créée en 1966 : les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). En réaction, le président conservateur, Leon Valencia, proclame l’état de siège et se lance, avec l’aide des États-Unis, dans une répression féroce. Les FARC sont rejoints, dans les années 1970, par le mouvement M-19, dont le terrain d’action est essentiellement urbain.
Depuis lors, la guerre que se livrent l’État et les groupes armés n’a pas baissé d’intensité. Elle sert, depuis longtemps, de prétexte à une ingérence états-unienne dans les affaires de ce pays stratégique d’Amérique du Sud. Avec en tête un double objectif : la liquidation des tenants du marxisme et le maintien d’une présence militaire dans la région. Le tout sous couvert de lutte anti-drogue, les États-Unis étant le premier pays importateur de cocaïne colombienne.
Une politique d’ingérence centenaire
Cette stratégie d’ingérence n’est pas nouvelle dans la région. Au début du XXe siècle, déjà, les États-Unis avaient favorisé la sécession de la province colombienne de Panama, face aux réticences de Bogota à leur céder la gestion du canal. Le 18 novembre 1903, le traité Hay-Brunau-Varilla, leur concédait l’usage à perpétuité du canal et d’une zone de 8 kilomètres sur chacune des deux rives, ainsi que la totale souveraineté sur cet ensemble. Le traité d’alliance signé en 1926 va encore plus loin : en conférant à Washington des droits spéciaux en temps de guerre, il fait du Panama, « du point de vue militaire, un nouvel État de l’Union » [1].
Il s’agit là d’une application à la lettre de la doctrine Monroe [2] et son « corollaire » énoncé par le président Theodore Roosevelt en 1903 :« Une persistance à mal se conduire ou une impuissance qui aboutit à un relâchement général des liens propres à une société civilisée peuvent rendre nécessaire à la fin, en Amérique comme ailleurs, l’intervention de quelque nation civilisée. Dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut les forcer, dans des cas flagrants où ils se trouvent confrontés par telle mauvaise conduite, ou par telle impuissance à exercer, quelle que soit leur répugnance à le faire, un pouvoir international de police ». De quoi légitimer bien des ingérences.
Tout est une question de communication : lors de sa campagne électorale, en 1998, le futur président de la République colombienne Andres Pastrana, promet un « plan Marshall pour la paix ». L’allusion au plan d’ingérence économique, culturel et militaire mis en place par les États-Unis en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’est pas anodine. Elle permet de justifier l’intervention états-unienne en donnant l’impression qu’il s’agit d’une demande colombienne. Le gouvernement Clinton propose aussitôt un plan anti-drogue, qui suppose le déploiement d’instructeurs militaires et civils dans le pays. Le 9 août 1999, Pastranas annonce que son gouvernement termine « la mise au point d’un programme en ce sens : le "plan Colombie" » [3], qui est officiellement lancé le 20 septembre 1999. Ce projet, destiné à lutter contre la culture de la drogue et les « groupes mafieux » qui en profitent, est estimé à 7,5 milliards de dollars sur trois ans. Bogota s’engage à y contribuer à hauteur de 4 milliards, et demande à ce que le reste soit financé par l’aide internationale. Son principal interlocuteur étranger est alors évidemment Washington, où le Congrès lui accorde 1,7 milliards de dollars. D’après Le Figaro, citant la presse internationale, cette rallonge octroyée pour les États-Unis « a mis fin aux différentes pressions exercées par certains lobbies qui visaient l’arrêt pur et simple du plan. Auteurs de ces pressions : des ONG qui profitaient de l’occasion pour promouvoir leur vision truquée de la situation colombienne ; certains médias qui se moquaient de l’excessive générosité américaine ».
Le gouvernement d’Andres Pastrana annonce pour sa part un accroissement sensible du budget de la Défense, au détriment des programmes sociaux du pays, provoquant le blocage de la route Panaméricaine (qui relie la Colombie à l’Équateur) du 1er au 25 novembre 1999, par plus de 50 000 paysans, enseignants et indigènes. Les manifestants sont finalement délogés par l’armée.
Barry McCaffrey, un faucon à la tête de la lutte antidrogue
Le plan Colombie n’est pas un projet d’initiative colombienne, comme tente de le faire accroire la mise en scène de Pastranas. Il a été élaboré par le général Barry McCaffrey, ancien commandant en chef des forces US en Amérique du Sud, nommé responsable de la lutte anti-drogue par Bill Clinton, en janvier 1996. D’ailleurs la nomination à ce poste d’un militaire bardé de décorations, ayant combattu au Vietnam et dans le Golfe en 1991, illustre bien l’instrumentalisation par les militaires d’une question de santé publique. D’autant que ce général est particulièrement controversé : en mai 2000, le journaliste new-yorkais Seymour Hersh a révélé qu’à l’issue de Tempête du désert, une division blindée commandée par McCaffrey avait massacré trois cent cinquante soldats irakiens désarmés, le 2 mai 1999, soit deux jours après l’annonce du cessez-le-feu. Le général prône en Colombie la reprise des méthodes mises en œuvre par Oliver North au Nicaragua, c’est-à-dire le soutien aux paramilitaires contre la guérilla [4].
En pratique, il est difficile de distinguer en quoi les activités de Barry McCaffrey à la tête de la lutte anti-drogue diffèrent de celles qu’il menait en tant que responsable du Commandement sud. Les enjeux liés à la Colombie sont purement stratégiques, même si l’administration Clinton tente de mettre en avant le danger que fait peser sur la jeunesse états-unienne l’importation toujours croissante de cocaïne colombienne. Le problème vient de Panama, puisque les États-Unis doivent rétrocéder le canal au gouvernement panaméen en 1999 et démanteler les bases militaires qu’ils y ont installées. Or Washington souhaite maintenir sa présence militaire dans la région. D’où d’intenses négociations entre les deux États pour la dissimuler au sein d’un « Centre multilatéral anti-drogue » fantoche [5]. Le président panaméen Ernesto Perez Balladares s’y oppose finalement, contraignant les États-Unis à chercher un autre pays où la présence de ses troupes sera moins controversée [6]. C’est exactement ce que permet le plan Colombie [7].
La Colombie : un « domino » stratégique
La Colombie est un choix cohérent : comme pour le Panama du général Noriega, le pays est impliqué dans le trafic mondial de stupéfiants, ce qui permettra toujours de justifier une intervention militaire dans le pays [8]. En résumé, Washington n’avait pas attendu les « armes de destruction massive » pour élaborer une logique de communication autour d’intérêts factices permettant de justifier des interventions militaires dans leur pré carré. De plus, le pays est un fournisseur de pétrole des États-Unis et est « menacé » par une guérilla marxiste. Autant d’arguments qui en font une cible privilégiée d’intervention.
La rhétorique des États-Unis et des militaires colombiens est simple : les FARC tirent leur argent du trafic de drogue, et doivent donc être considérés comme des narcotrafiquants. Dans cette optique, s’attaquer à la drogue, c’est s’attaquer à la guérilla. La lutte contre la drogue est donc un moyen de lutter contre la subversion, mais permet aussi de justifier le déploiement de troupes états-uniennes dans la région, sous couvert de santé publique. Washington dispose sur place de 300 à 400 conseillers civils et militaires. Pourtant, jusqu’au milieu des années 1990, ce sont bien les responsables militaires et politiques de la Colombie, ainsi que leurs interlocuteurs états-uniens, qui ont été mis en cause dans plusieurs scandales relatifs au trafic de cocaïne. Aujourd’hui encore, les milices paramilitaires, ennemies des FARC, se financent par ce biais. D’où ce commentaire des dirigeants du FARC : « Ce n’est pas à nous de pousser [les paysans] à la famine en éradiquant les cultures illicites. Par ailleurs, les mafias aident l’armée à financer les paramilitaires. Pourquoi devrions-nous être les seuls à considérer ce fléau sous un angle éthique ? C’est avant tout un problème économico-social » [9]. En réalité, les FARC revendiquent uniquement le prélèvement d’un impôt sur la coca, voire sur la pâte base, la première étape de la transformation de la cocaïne. Y sont soumis les intermédiaires qui en font commerce sans être inquiétés, mais pas les paysans. D’après l’ensemble des experts en géopolitique des drogues, la guérilla ne gère pas elle-même la culture, la transformation et la vente du produit.
Essentiels pétrodollars
Plutôt que la lutte contre la drogue, les États-Unis cherchent surtout à prévenir tout contrôle des ressources pétrolières locales par des intérêts nationaux, et particulièrement par des représentants politiques de la guérilla. La Colombie est le septième pays exportateur de pétrole en direction des États-Unis, le troisième d’Amérique latine derrière le Vénézuela et le Mexique. De quoi expliquer l’inquiétude de Washington lorsque des négociations politiques s’ouvrent entre le pouvoir en place et les mouvements marxistes sur la question pétrolière. Dans le cadre des négociations avec l’Armée de Libération nationale (ELN) [10], le président Pastrana a en effet accordé à la guérilla dite guévariste une zone démilitarisée de 4727 km2 dans le département de Bolivar, au nord du pays, en gage de bonne volonté [11]. Cette zone se situe juste en face des ports pétroliers et des raffineries de Barransabermeja et Puerto Wilches, sur le rio Magdalena. A l’annonce de la nouvelle, les travailleurs du secteur pétrolier ont immédiatement menacé de se mettre en grève. De leur côté, les membres de la guérilla ont choisi de maintenir la pression sur ce secteur stratégique : le lendemain de l’annonce présidentielle, l’oléoduc de Canon Limon-Covenas [12] était dynamité. En 1999, il avait été la cible de 70 attaques du même type de la part de l’ELN [13].
Plus inquiétant, le président de la compagnie pétrolière locale, Ecopetrol, fait officiellement part de son inquiétude le 12 mai 2000 : « La production de brut baissera d’environ 2 % en 2000, avec 800 000 barils / jour, contre 815 000 en 1999 ». Il n’en reste pas moins « optimiste pour l’avenir. Actuellement, quarante-quatre compagnies privées s’intéressent à vingt-sept projets d’exploration et de production et trente-six de ces compagnies participent à une étape de préqualification appelée Ronda 2000 ».
D’après Le Figaro, « si la Colombie ne réalise pas de nouveaux forages avant 2005, elle risque de devenir importateur de pétrole. Le pays dispose de réserves prouvées d’environ 2,4 milliards de barils et de réserves potentielles estimées à 37 milliards. Le problème consiste à maintenir en place les compagnies déjà installées et à en faire venir d’autres dans les zones pétrolifères régulièrement visées par les guérillas protestant contre "l’ingérence excessive des multinationales dans la politique pétrolière colombienne" » [14]. La voie est donc ouverte pour que d’autres sociétés pétrolières partagent le gâteau colombien avec Occidental Petroleum (Oxy), société états-unienne jusqu’ici omniprésente [15].
Reprise en main antiterroriste
L’arrivée au pouvoir de George W. Bush et les attentats du 11 septembre vont modifier la donne. Dans le cadre de la guerre mondiale que l’administration états-unienne entame contre le terrorisme, les milices paramilitaires d’extrême-droite de Colombie, regroupées au sein des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) sont placées sur la liste des organisations terroristes. Selon le Monde Diplomatique, les milices d’extrême-droite sont pourtant nées « à la fin des années 1960, dans le cadre d’une politique recommandée par les conseillers américains pour « casser » toute velléité de transformation sociale. » [16]. Ils ont été jusqu’ici les « bras armés des narcotrafiquants à partir de 1985, supplétifs de l’armée pour accomplir les basses besognes » [17].
Mais ils ne sont plus en grâce : leur implication avérée dans le trafic de drogues, l’assassinat de civils et notamment d’opposants (syndicalistes, journalistes), en fait un allié de plus en plus dérangeant. Washington entend bien profiter du traumatisme du 11 septembre pour s’attaquer aux guérillas colombiennes, mais ne peut se permettre de ménager l’une des trois organisations. Le ton monte donc très vite. L’ambassadrice états-unienne en Colombie, Anne Patterson, évoque, le 26 octobre 2001, la « similitude » entre les « groupes terroristes d’Afghanistan et ceux de Colombie ». Dix jours auparavant, le coordinateur de la lutte contre le terrorisme au département d’État états-unien, Francis Taylor, évoquait la détermination des États-Unis à utiliser « tous les éléments » à leur disposition, y compris « comme en Afghanistan, l’utilisation de la puissance militaire, si nécessaire, pour mettre un terme aux "activités terroristes" ». Washington demande, à cette occasion, l’extradition des principaux dirigeants des trois formations paramilitaires que sont les FARC, l’ELN et l’AUC.
Les États-Unis ont par ailleurs réussi à se trouver un point d’ancrage pour leurs troupes en Amérique du sud en nouant, depuis 1999, des liens militaires privilégiés avec l’Équateur. Une politique qui se poursuit sous Lucio Gutierrez pourtant présenté au départ comme un Hugo Chavez équatorien [18].
Le principal objectif en Colombie devient donc, pour Washington, de protéger les gisements pétroliers et d’empêcher toute négociation avec les guérillas marxistes. Détenteurs de « 300 lieux d’infrastructures stratégiques » en Colombie, les États-Unis débloquent en février 2002 une aide de près de 100 millions de dollars pour assurer la protection de ces sites face à la guérilla. Le premier concerné est naturellement l’oléoduc de Cano Limon. Il s’agit là du premier « appui américain direct aux militaires colombiens contre les rebelles » des FARC et de l’ELN [19]. Un porte-parole du secrétaire d’État états-unien en visite à Bogota enfonce le clou : « entre la subversion et le narcotrafic, il n’y a plus de différence » [20]. La décision suscite de nombreuses réactions d’inquiétude dans les pays voisins, et notamment le Venezuela où le président Hugo Chavez se dit « préoccupé » par la présence militaire états-unienne en Colombie, qualifiant l’augmentation des troupes de « très dangereuse » pour le pays « mais aussi pour le Venezuela ». Dans la semaine qui suit, le gouvernement du président Pastrana lance l’"opération Thanatos" contre les FARC, avec le soutien clandestin des États-Unis [21]. Trois jours plus tard, le 25 février 2002, la candidate verte à l’élection présidentielle en Colombie, Ingrid Betancourt, est enlevée par la guérilla marxiste.
Les États-Unis officialisent leur soutien militaire contre la guérilla
En mars, Colin Powell et Donald Rumsfeld se prononcent successivement pour une augmentation de l’aide militaire à la Colombie, demandant tous deux au Congrès de prendre en compte la rupture des négociations entre les FARC et le gouvernement. En avril, le président Pastrana se rend en personne à Washington pour y demander une aide militaire à George W. Bush. Depuis plusieurs mois, la fourniture d’armements à la Colombie s’est largement développée : 60 hélicoptères ont été prêtés, des centaines de militaires colombiens formés par des instructeurs états-uniens, tandis que le chiffre des quatre cent « conseillers militaires » US est dépassé au début de l’"opération Thanatos". Sans compter les sous-traitants : DynCorp, qui avait les faveurs d’Oliver North au temps de l’affaire Iran-Contra, s’occupe de l’épandage et de la fumigation des cultures de coca, Northrup Grumman fournit des radars, AirScan offre ses services en matière de surveillance aérienne, etc [22]. Le tout pour constater, au finale, que les plantations de coca sont passées de 125 000 à 160 000 hectares en deux ans [23]. La Colombie est même devenue le premier pays producteur de cocaïne mondial, avec 580 tonnes par an.
La coopération se renforce encore avec l’arrivée à la présidence, en mai 2002, du candidat de la droite dure, Alvaro Uribe, partisan de la « mano dura » contre la guérilla. Dès sa nomination, les États-Unis annoncent l’arrivée prochaine à Bogota d’Otto Reich, le secrétaire d’État adjoint chargé de l’Amérique latine, « pour discuter avec [le nouveau président] de ses projets ». Deux mois plus tard, le Congrès accorde enfin l’aide militaire tant attendue par le régime colombien pour mater la guérilla. L’ambassadrice Anne Patterson peut alors annoncer que l’entraînement de l’armée colombienne sera désormais confié aux forces spéciales états-uniennes.
L’investiture d’Alvaro Uribe est un événement décisif sur plusieurs plans. D’une part, il a été accompagné, le jour même, du début de l’aide militaire officielle venue des États-Unis. D’autre part, la cérémonie a été perturbée par une pluie de roquettes sur Bogota, faisant 21 morts près du palais présidentiel. Enfin, il a donné le départ d’une escalade dans la confrontation militaire, puisque, loin de ses propositions de campagne relatives à une négociation sous l’égide de l’ONU, le nouveau président a immédiatement décrété l’état d’exception et lancé des offensives militaires de grande ampleur contre les FARC. Il a également nommé au passage le colonel en retraite Alfonso Plazas à la tête de la lutte contre les stupéfiants, en faisant un homme clef du Plan Colombie. Ce dernier était en charge de l’attaque contre le palais de justice de Bogota, occupé par un commando du M-19, en novembre 1985. Appuyée par des chars, l’offensive avait fait « plus de cent morts parmi les rebelles, les juges et les civils, et le palais avait été détruit par un incendie » [24].
Bogota et Washington ont désormais lié leurs destins dans leur lutte contre les « forces de subversion », marquant leur préférence pour la solution militaire par rapport aux négociations politiques. Cette stratégie suicidaire pour le pays a déjà occasionné plusieurs catastrophes, telles que le massacre par les FARC de plusieurs dizaines de leurs otages, lors d’une offensive de l’armée colombienne. Non seulement elle n’a pas apporté de solution au conflit, mais elle a au contraire envenimé une situation déjà inextricable et entraîné une multiplication des actions violentes. On peut citer, entre autres, l’attentat à la voiture piégée du 7 février 2003, ressemblant « fortement à celui perpétré à Oklahoma City en 1995 » [25] et non revendiqué par les FARC, qui a fait 33 morts dans un club de la capitale.
Washington garant de l’« instabilité régionale »
Dans cette stratégie jusqu’au bout-iste, les États-Unis ont plus à gagner que la Colombie. Devenu « l’Initiative régionale pour la région andine », le « plan Colombie » « sous couvert de lutter contre le narcotrafic, vise les guérillas, un processus d’intervention militaire et d’absorption d’ensembles sous-régionaux dans le cadre du grand projet de la ZLEA (Zone de libre commerce des Amériques piloté par Washington » [26]. Les récents attentats des FARC contre l’oléoduc de Cano Limon, pourtant défendu par les Bérets Verts états-uniens, donnent la mesure de l’impossibilité de contrôler le pays par le seul usage de la force. L’enlèvement, en février 2003, de trois mercenaires états-uniens par la guérilla a en est un autre exemple [27]. On s’achemine ainsi lentement vers l’escalade : un commando de 150 soldats des Forces spéciales a été envoyé dans le pays, tandis que les rallonges budgétaires accordées par le Congrès s’accumulent. De quoi faire peser la menace d’une « vietnamisation » du conflit. Au delà, c’est la stabilité régionale qui est en jeu. Lors du sommet régional du Pacte andin, en mars 2003, la Colombie s’en est prise à la passivité du Venezuela dans la lutte contre la guérilla, accusant le gouvernement d’Hugo Chavez de laisser les FARC utiliser les zones frontalières. Quant au Panama, allié indéfectible des États-Unis, il a été le seul à qualifier les FARC « d’organisation terroriste ».
L’idée d’une reprise en main de la région par Washington fait donc son chemin. Le 22 avril 2003, le vice-président de la commission vénézuélienne des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Tarek William, a déclaré que « le Venezuela [n’excluait] pas une agression armée de la Colombie, avec l’aide des États-Unis » [28]. En septembre 2002, sous la menace d’une fin de l’aide militaire de Washington, la Colombie a franchi un nouveau pas vers l’inféodation totale en acceptant de n’extrader aucun ressortissant états-unien devant la Cour pénale internationale. En octobre, le gouvernement d’Alvaro Uribe a fait voter un texte législatif prévoyant l’amnistie pour les groupes armés qui accepteraient de se démobiliser. Un texte qui s’adresse en réalité exclusivement aux paramilitaires d’extrême-droite, qui sont les seuls à négocier avec le gouvernement [29]. Les manoeuvres militaires prennent une ampleur considérable : plus de 600 conseillers états-uniens sont désormais déployés en Colombie, plus de 1000 membres des FARC ont été tués entre août 2002 et juillet 2003, pour un nombre équivalent de redditions. En 2002, 14 000 hectares de plantation de coca ont été détruits, un record mis en avant par le gouvernement colombien. La récente ouverture au Pérou du procès de Vladimir Montesinos, qui met en cause la CIA dans un trafic d’armes avec les FARC, est une preuve supplémentaire de l’analogie des pratiques états-uniennes en Colombie et au Nicaragua [30]. Tout cela pousse un peu plus la Colombie en marge de la communauté internationale, comme le montre le boycott dont a été victime le président Urbie de la part de plusieurs parlementaires européens lors de sa tournée en Europe, en février 2004.
[1] « Du "destin manifeste" des États-Unis, par Maurice Lemoine, Le Monde Diplomatique, mai 2003.
[2] La doctrine Monroe tient son nom du président états-unien James Monroe qui en a exposé les principes dans un message au Congrès, le 2 décembre 1823. Il proposait de récuser toute intervention européenne dans les affaires des Amériques, justifiant au passage une orientation de la politique étrangère des États-Unis vers la constitution d’un bloc continental sous leur domination.
[3] "La volonté de paix sera récompensée", par Marie Delcas, Le Monde, 9 août 1999.
[4] « Barry McCaffrey, le faucon », par Gérard Devienne, L’Humanité, 6 janvier 2001.
[5] « "Multilateral Counter-Drug Center" or Disguised U.S. Military Base ? », par John Lindsay-Poland, Fellowship of Reconciliation, Hiver 1997
[6] « Counter-Drug Center Negotiations Collapse », par John Lindsay-Poland, Fellowship of Reconciliation, septembre-octobre 1998.
[7] Le rapport entre le rejet du « Centre Multilatéral anti-drogue » au Panama et le Plan Colombie est mentionné dans l’excellent mémoire de Damien Laplanche, étudiant en maîtrise d’histoire à l’université de Nantes, sous la direction de Jacques Marcadon. « La rétrocession du Canal de Panama », de Damien Laplance, Université de Nantes, 1998.
[8] En 1989, l’armée états-unienne est intervenue au Panama pour y renverser le régime du général Manuel Noriega, présenté comme un trafiquant de drogue. Agent de la CIA dans les années 1970, le leader panaméen avait effectivement « facilité les échanges d’armes et de drogue effectués par les Contras du Nicaragua, en fournissant sa protection militaire, des pilotes, (...) et des capacités bancaires très discrètes pour tout le monde ». Le tout avec la bénédiction des États-Unis en lutte contre la guérilla sandiniste. D’après L’État Voyou, de William Blum, Parangon, 2002.
[9] « En Colombie, une nation, deux États », par Maurice Lemoine, Le Monde Diplomatique, Mai 2000.
[10] L’ELN est une guérilla marxiste et guévariste, fondée en 1964, soit un an après les FARC. Elle a compté dans ses rangs de nombreux théologiens catholiques d la libération dont le légendaire père Camillo Torres, jésuite formé à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, mort au combat en 1965. Mis en sommeil, le mouvement réapparait dans les années 1980 autour du père Manuel Pérez, dit « el Cura ». Elle est située plutôt au nord du pays, tandis que les FARC occupent le sud. Le mouvement comprend environ 5000 hommes.
[11] Le président Pastrana a également négocié avec les FARC à partir de son arrivée au pouvoir en 1998, malgré l’opposition de son ministère de la Défense, des généraux et des États-Unis. Reconnaissant la légitimité de leur combat, il prévoit des mécanismes de dialogue et démilitarisé une zone regroupant cinq municipios, grande comme la Suisse.
[12] L’oléoduc de Cano Limon-Covenas est le second plus important du pays. Long de 780 kilomètres, il permet de transporter 105 000 barils de brut par jour.
[13] Le mouvement, qui s’oppose également aux privatisations des entreprises du secteur de l’électricité, Isagenet ISA, a dynamité deux cent cinquante pylônes électriques entre 1999 et 2000.
[14] « Les guérillas tiennent l’économie en otage », par Irène Jarry, Le Figaro, 12 mai 2000.
[15] Cette société est en conflit avec les indiens U’wa pour avoir mené des recherches de gisements sur les terres ancestrales de la tribue.
[16] « En Colombie, une nation, deux Etats », par Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, mai 2000.
[17] Voir « The Ties That Bind : Colombia and Military-Paramilitary Links, Human Rights Watch, février 2000.
[18] Voir à ce sujet notre enquête consacrée à l’occupation militaire de l’Équateur. « Le Southcom intensifie son occupation militaire de l’Équateur », par Marcelo Larrea, Voltaire, 25 novembre 2003.
[19] « Washington envisage de protéger "300 infrastructures stratégiques" en Colombie », AFP, 10 février 2002.
[20] « Pour l’or noir, Washington offrirait une rallonge à Bogota », par Vincent Taillefumier, Le Temps, 13 février 2002.
[21] La présence de militaires états-uniens lors de la "libération" de San Vincente est avérée par plusieurs témoignages. Voir « Deux officiers américains à San Vicente », Le Monde, 26 février 2002 ; « La guerre secrète des États-Unis », par Romain Gubert, Le Point, 3 mai 2002.
[22] « La guerre secrète des États-Unis », par Romain Gubert, Le Point, 3 mai 2002.
[23] L’épandage de défoliant tel que le glyphosate pose également un important problème écologique, puisqu’il entraîne des conséquence irréversibles sur l’environnement. 6533 agriculteurs ont porté plainte en 2002 contre ces pratiques, et le médiateur colombien, Eduardo Cifuentes a demandé, et obtenu temporairement, leur arrêt. L’épandage aurait également touché des zones situées en Équateur, proche de la frontière colombienne. Les responsables de DynCorp sont actuellement visés par une enquête du Congrès sur cette question.
[24] « Les faucons l’ont emporté en Colombie avec l’état d’exception », par Jacques Thomet, AFP, 12 août 2002.
[25] « La croisade "antiterroriste" du président Uribe », par Pascale Mariani et Roméo Langlois, Le Figaro, 11 février 2003.
[26] « La révolte anti-Chavez pétro-guidés par la Maison-Blanche », par Bernard Duraud, L’Humanité, 18 janvier 2003.
[27] D’après un porte-parole des FARC, les trois hommes appartenaient à la CIA et étaient chargés à la fois de rechercher un chef des FARC et de localiser Ingrid Betancourt pour la libérer. « FARC : les otages américains sont de la CIA et cherchaient Ingrid Betancourt », par Jacques Thomet, AFP, 21 février 2003.
[28] « Le Venezuela "n’exclut pas" une invasion colombienne avec l’aide des USA », AFP, 22 avril 2003.
[29] « La Colombie défend à l’ONU l’amnistie pour les paramilitaires », par Marie Delcas, Le Monde, 2 octobre 2003.
[30] Dans le cadre de l’Irangate, l’agence de renseignements états-unienne a été dénoncée pour avoir vendu des armes à l’Iran, pays sous embargo, afin de financer la milice d’extrême droite des Contras au Nicaragua, opposée à la guérilla sandiniste.
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