« Avec la participation des femmes, la révolution avance » peut-on lire sur une banderole de plusieurs mètres étendus sur les grilles de l’Assemblée Nationale. Ce mercredi matin 20 juillet, au cœur de Caracas, près d’une centaine de militantes et militants favorables à une réforme du Code Pénal pénalisant l’avortement se sont rassemblés dans l’espoir d’obtenir une réponse positive quant à la possibilité d’un prochain vote sur la proposition de loi que ces derniers ont proposé en décembre dernier au Législateur.

Réémergence d’un vieux débat.

Le droit à l’avortement. Ce débat, posé et régulièrement refoulé par l’Eglise et la droite conservatrice depuis 25 ans, est en train de resurgir au Vénézuéla. Plus d’une cinquantaine d’associations, tout courant politique confondu, militent pour que soit adoptée la dépénalisation de l’avortement dans les cas de viols, inceste et malformation du fœtus, proposition que défendent, depuis, deux députées du MVR , Iris Varela et Flor Rios. Celles-ci espèrent pouvoir profiter de la réforme du Code Pénal, actuellement en discussion à l’Assemblée Nationale, pour faire voter également ce projet de loi.

Mais en dépit de la mobilisation citoyenne en sa faveur, les voix contre l’assouplissement de la législation quant à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) restent toujours très nombreuses, et ce quelque soient les courants politiques. Ainsi, si logiquement le Copei et Acción Democratica s’y opposent , Calixto Ortega, également député du MVR, demande que l’approbation de la loi se fasse par référendum tandis que le vice-président de l’Assemblée Nationale, Ricardo Guttierez, du parti chaviste Podemos, considère quant à lui que ce n’est pas le moment de poser un débat si délicat. Ce qui n’a pas empêché la même Assemblée Nationale de convoquer des membres du Conseil Episcopal Vénézuélien pour discuter du projet de loi, plutôt que n’importe quel représentant des associations prônant la dépénalisation.

S’en référer à l’Eglise. Pourtant, comme tous les pays d’Amérique Latine, le Vénézuéla est un pays laïc, donc un pays respectant la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Une séparation déplorée par l’épiscopat vénézuélien, qui ne se priva pas d’ailleurs de critiquer, en décembre 1999, le projet de Constitution bolivarienne. Celle-ci reconnaît en effet la « liberté de culte », et n’a pas accédé aux souhaits des prélats qui préconisaient le rétablissement de concordats avec le Vatican, l’octrois à l’Eglise catholique de relations privilégiées par rapport aux autres cultes de la part de l’Etat, l’inscription, comme droit constitutionnel, du droit à l’éducation religieuse, jusqu’à une espèce d’interdiction d’ « offenser la famille » ! Quant à la question du droit à l’avortement, celle-ci continue bien entendu de constituer pour l’Eglise un enjeu politique et social de premier ordre.

L’avortement au Vénézuéla et dans le monde.

Or qu’en est-il de la situation de l’avortement dans le pays ? Tout d’abord, d’un point de vue juridique, le Vénézuéla est régit par la même juridiction que la majorité de la population latino-américaine , qui n’autorise l’avortement que lorsque la vie de la mère est en péril. Juste après son interdiction absolue, situation qui concerne 0,4% de la population mondiale dont les Colombiens, il s’agit du degré le plus restrictif de sa dépénalisation. Au total, 25% de la population mondiale vit dans des pays, principalement du Sud, régis par ce type de législation. Dans le reste du continent Sud-Américain, la législation sur l’interruption de grossesse l’autorise si la santé de la femme est menacée . Il faut aller dans les Caraïbes pour rencontrer quelques micros-Etats reconnaissant le droit à l’avortement pour motifs sociaux. Dans cette partie du monde, seul Cuba bénéficie d’une dépénalisation complète de l’IVG.

En réalité, ces nuances dans la législation, entre pénalisation totale et dépénalisation partielle, n’influent que peu sur les chiffres officiels recensés par les ministères de la santé de chacun de ces pays. Les données officielles, pourtant bien en deçà de la réalité , en témoignent : l’interruption volontaire de grossesse constitue sur le continent un problème majeur de santé publique.

Pour donner une idée du phénomène, quelques chiffres. A travers le monde, c’est environ une grossesse sur 4 qui est interrompue, et en moyenne une femme sur 28 qui est amenée à avorter au cours de sa vie. L’Institut Alan Guttmacher à New York estime en effet le nombre d’avortements dans le monde à 46 millions par an, les estimations oscillant entre 42 à 50 millions. Parmi eux, 50% sont pratiqués de façon légale et dans de bonnes conditions, l’autre moitié illégalement, et la plupart, dans les pays en voie de développement. Dans certains de ces pays, près de deux lits sur trois des cliniques urbaines sont occupés par des femmes victimes de complications d’un avortement réalisé dans la clandestinité ou par des non professionnels. Environ 70 000 femmes en décèdent chaque année . 6 000 de ces femmes sont Latino-Américaines.

Selon l’OMS, 4 millions d’avortement en effet sont pratiqués chaque année en Amérique Latine. Parmi ceux-ci 90% le sont secrètement, par des médecins non autorisés ou par les femmes elles-mêmes qui recourent à toutes sortes de stratégies pour le provoquer - depuis l’ingestion de plantes abortives jusqu’à l’accident corporel volontaire en passant, pour celles qui en ont les moyens, par la prise de pilules abortives tel le citotec -. De fait, dans cette partie du monde, l’interruption volontaire de grossesse est responsable de 15% de la mortalité maternelle, soit un risque de mortalité lié à l’avortement entre 10 et 100 fois plus fort que dans les pays ou l’avortement est légalisé. Il faut savoir en effet que même lorsque la juridiction autorise l’interruption de grossesse lorsque la vie de la mère est menacée, seule 40% des femmes ont alors accès à des conditions d’avortement acceptables. Dépénaliser, entièrement ou partiellement, ne suffit pas si les pouvoirs publics ne s’engagent pas en la matière.

Pour en revenir à la situation vénézuélienne, une étude réalisée entre 1997 et 2001 comptabilisait sur trois ans un total de 381 948 avortements déclarés. Soit une moyenne de 76 389 par an, c’est-à-dire de 6 365 par mois, ou encore 212 par jour. Or, en 2001, 56 femmes sont officiellement mortes des suites d’un avortement raté, soit une femme en moyenne ayant décédé des suites d’un avortement par semaine. La plupart d’entre elles étaient jeunes, l’avortement étant responsable au Vénézuéla de 31% des morts d’adolescentes entre 15 et 19 ans. Et toutes étaient issues des milieux populaires, les femmes ayant les ressources suffisantes se faisant avorter à l’étranger ou auprès de professionnels moyennant 4 ou 5 millions de bolivars .

Un problème de santé publique, une question juridique.
Comme le rappelait le docteur Manual Arias lors d’un Forum organisé par la Bibliothèque Nationale au début du mois de juillet , les causes du recours à l’interruption de grossesse sont multiples : « parmi celles-ci il faut compter le manque de connaissance des méthodes contraceptives ou les problèmes d’accès à ces dernières. Il faut savoir qu’au Vénézuéla, entre 10 et 25% de la population les utilisent, un taux comparable à celui que connaissait le Chili en 1964. Mais aussi la fréquence du phénomène d’abandon de la femme enceinte, que ce soit par celui qui aurait pu être le futur père comme par la famille même de la femme. Une autre raison est l’absence de protection des femmes enceintes dans la législation du travail, celles-ci pouvant facilement être licenciées, notamment dans le cas d’emplois domestiques. Ou encore une législation et des conditions sociales ne favorisant pas toujours une conciliation entre la prise en charge d’un enfant et le maintien de l’emploi. Citons aussi le refus des écoles de scolariser les adolescentes enceintes, ou encore le viol, lequel comprend le viol conjugal, non pris en compte dans la législation ».

Différentes stratégies pour réduire le nombre d’avortement doivent donc être mises en œuvres. Selon Manuel Arias, “il s’agit en priorité de la protection et de l’appui à la femme enceinte, en terme par exemple de sécurité de l’emploi ou d’accès à des écoles gratuites pour ces dernières. De la prise en charge et de l’accompagnement de la femme ayant subit une interruption de grossesse au niveau social et médical.

Et surtout, étant données la réalité sociale du pays, où près de 90% des jeunes commencent leur vie sexuelle à 15 ans ou moins, de la mise en place de programmes d’éducation sexuelle durant toute la scolarité, y compris dans les Missions , ainsi que de la mise à disposition de centres de planning familial accessibles à tous”. Une expérience dans un district brésilien a en effet montré que sur trois ans de programme de prévention soutenue dans les écoles, le taux d’avortement pouvait diminuer de 35%, les risques de complications et de mortalité diminuant d’autant.

La proposition de loi des associations en faveur de la dépénalisation de l’avortement dans les cas de viols, inceste et malformation du fœtus, comprend d’ailleurs ces deux autres conditions : le droit à une éducation sexuelle tout au long de la scolarité et l’accès libre et gratuit aux méthodes contraceptives. Le Ministère de la Santé Vénézuélien doit ainsi s’engager dans une politique de prévention à grande échelle, la chance du Vénézuéla étant de déjà détenir tout un réseau de centres de santé communautaire grâce à la Mission Barrio Adentro.

Mais la question de l’avortement ne peut être réduit à un problème de santé publique. Il s’agit avant tout d’un problème éthique, qui est celui de mettre un terme à la domination de la femme par l’homme dans la société. Comme le soulignait dans le même forum Magdalena Valdivieso, directrice du Centre d’Etudes de la Femme de l’Université Centrale du Vénézuéla, « dans toute société patriarcale, le problème est de savoir comment contrôler le corps de la femme. Heureusement, notre corps est très difficile à contrôler depuis l’extérieur. En tout cas l’actuel Code Pénal n’a jamais empêché que des milliers de femmes pratiquent des avortements dans des conditions où elles risquent leur vie ».

Face à la domination de l’homme sur le corps de la femme, la plupart du temps institutionnalisée, une révision radicale de la législation en vigueur est, selon elle, nécessaire. « Il ne s’agit pas d’ailleurs de réformer le Code Pénal, précise Magdalena Valdivieso, il s’agit d’en faire un nouveau. Comment peut-on garder en partie un Code Pénal rédigé au début du siècle dernier, qui pénalise seulement la femme lors d’un avortement, mais aussi pénalise l’adultère et encore exclusivement l’adultère féminin, ne pénalise l’inceste que dans les cas de scandales publics, ou encore dépénalise le viol lorsque l’auteur de celui-ci se marie avec la victime ? L’actuel Code Pénal est anticonstitutionnel sur beaucoup d’aspects. Ses dimensions discriminatoires sont flagrantes ».

Un contexte qui n’est pas des plus favorables.
« Avec un pape affirmant que la tolérance ne peut être que relative, le gouvernement Bush qui tente de donner de nouvelles restrictions à la dépénalisation en demandant d’écourter les délais d’intervention autorisés aux Etats Unis, et fait pression sur les organisations internationales pour diminuer les aides accordées au pays où la dépénalisation existe, sans parler des pressions de l’Eglise, la partie n’est pas encore gagnée sur le continent », remarquait Magdalena Vadivieso. L’avortement reste en effet le thème le plus délicat à aborder dans les sociétés patriarcales. Mais comme le rappelait aussi l’intervenante, « les droits sexuels et reproductifs, dans lesquels s’inscrit la dépénalisation de l’avortement, font partis des droits humains reconnus aux niveaux nationaux et internationaux. A ne pas dépénaliser l’avortement, on viole chaque jour le droit à la vie, à la santé et à l’intégrité physique de la femme, lesquels sont garantis par la Constitution du pays ».

Et des avancées, en terme de mobilisation citoyenne, existent à l’heure actuelle sur tout le continent. Ainsi, même au Chili, considéré comme un des pays les plus traditionalistes, les femmes s’organisent sous le mot d’ordre : « La femme décide, la société respecte, l’Etat garantie, l’Eglise n’intervient pas ». En Uruguay, le débat vient d’être ré ouvert au Sénat après 66 ans de silence. Et depuis 14 ans , le 28 septembre est célébré comme le jour de la dépénalisation de l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes, en référence au 28 septembre 1888, date où fut décrétée au Brésil l’abolition de l’esclavage des fils et des filles nés d’une mère esclave, disposition qui pris le nom de « liberté des ventres ».

Au Vénézuéla, le défi, selon Magdalena Valdivesio, est de voir jusqu’au le processus de changement peut aller. Comme elle le rappelait, « ce n’est pas qu’un thème qui est ici en jeu, ce sont différents thèmes, l’avortement, mais aussi les droits des homosexuels ou encore ceux des travailleurs sexuels. On ne peut pas se dire pour une société égalitaire, pour le socialisme du 21ème siècle, et occulter le fait que chaque jour des femmes risquent leur vie en avortant dans de mauvaises conditions, sans pouvoir compter sur l’aide de la puissance publique ». Reste encore à savoir si ce projet de loi sera, ou non, voté au même titre que les autres propositions de réforme du Code Pénal prévue pour les mois qui viennent...