De toutes les indignations, celles qui concernent la liberté d’expression sont souvent celles dont le caractère sélectif est le plus évident. Notre culture a ainsi été façonnée par des apologies de l’esclavage ou du colonialisme et la censure ne fait rien devant ces déluges d’insultes racistes, d’incitations au meurtre et d’apologies des massacres. Elle a raison car la parole n’est pas l’action et elle doit être protégée.
Dans ce cas, pourquoi annuler le spectacle de Dieudonné ? Il s’agit d’une forme de censure particulièrement insidieuse qui prend pour excuse la sécurité. On notera le comique d’un État qui a de plus en plus pour fonction de protéger le bon fonctionnement du commerce et qui se dit prétendument incapable de protéger un seul type de commerce : le spectacle. On pourrait s’arrêter à cette remarque qui est le fond du problème, mais il faut également se pencher sur les propos de Dieudonné.
Je ne vois rien de choquant à ironiser sur l’axe américano-sioniste, mais je ne ferai jamais de comparaison entre Israël et le nazisme. Ce n’est pas seulement parce qu’elle est choquante, mais parce qu’elle participe d’une déformation constante de la vision que nous avons de l’histoire. Israël est un chapitre tardif du colonialisme et de l’impérialisme occidental dont le nazisme a été le paroxysme, mais auquel il ne se résume pas. De plus, le système de propagande occidental assimile tous ses adversaires à Hitler et participe à sa banalisation. De même que la multiplication des qualifications de nazisme n’aide pas à combattre les extrémistes, les annulations de spectacles ne parviendront pas à combattre l’antisémitisme.
Il semble que ces annulations participent d’une attaque contre la liberté d’expression à une époque où toutes les protections des peuples disparaissent.

Source
Le Courrier de Genève (Suisse)

" La première et la dernière des libertés ", par Jean Bricmont, Le Courrier de Genève, 26 février 2004.