Le monde d’aujourd’hui est écrasé par une « hyper-puissance », selon l’expression d’Hubert Védrine. Les relations internationales se résument à la manière dont chaque État se positionne face elle. La disproportion entre puissances est telle qu’il est vain de parler d’indépendance pour les autres États et donc de démocratie pour leurs peuples. Les États-Unis sont omniprésents, ils contrôlent les économies, les mass-médias et des moyens de défense.

Dès lors notre travail d’analyse ne parvient pas à s’écarter longtemps de ce sujet et s’y trouve toujours ramené. Notre attention aux États-Unis et à leur rôle peut paraître obsessionnelle, elle n’est que le fruit d’une situation.

En marquant la fin de « l’équilibre de la terreur », l’effondrement de l’Union soviétique ouvrait la voix au désarmement et par là-même annonçait une période de paix et de prospérité universelle. C’est du moins ce que l’on croyait dans le bloc atlantiste. Mais le répit ne fut que de courte durée. Si le président George H. Bush encouragea d’abord ses concitoyens à profiter de l’ouverture de nouveaux marchés à l’Est pour s’enrichir un peu plus, il ne tarda pas à évoquer une opportunité pour étendre le leadership états-unien au reste du monde.

Dans son célèbre discours au Congrès du 11 septembre 1990, le président Bush père rejeta le projet gorbatchévien d’un contrat entre nations régulé par des organisations intergouvernementales et lui substitua son projet de « Nouvel ordre mondial » garanti par Washington, réminiscence du « Nouvel ordre européen » que le IIIe Reich tenta d’imposer. Après avoir vérifié leur capacité à construire et à conduire une coalition lors de la guerre du Golfe (1991), les États-Unis théorisèrent leurs nouveaux objectifs dans un document rédigé sous l’autorité de Paul Wolfowitz (1992) [1] : empêcher l’émergence d’un nouveau compétiteur (principalement empêcher l’Union européenne d’ambitionner un rôle dépassant sa zone régionale) ; empêcher les pays industrialisés de se constituer des zones d’influence dans le tiers-monde (mais ceci ne s’adresse pas au Royaume-Uni dans la mesure où il accepte d’articuler le Commonwealth à la puissance états-unienne) ; enfin conserver une avance suffisante en matière d’armement pour disposer d’un monopole de la dissuasion. À terme, le « Nouvel ordre mondial » serait adossé aux seuls États-Unis et non plus au droit international et à l’ONU.

Cependant, la crise qui secoua les États-Unis provoqua la défaite électorale du président Buh père et son remplacement par Bill Clinton. Celui-ci s’efforça d’ignorer ces délires de puissance, de relever l’économie et de développer le rayonnement de son pays. Mais, en 1998, paralysé par l’affaire Lewinsky, il perdit le contrôle des questions de défense et de politique extérieure. Le Congrès reprit alors à son compte le projet de « Nouvel ordre mondial ». Il relança unilatéralement la course aux armements, alors même que les États-Unis ne se connaissaient pas d’ennemis. En définitive, l’exécutif et le législatif se réconcilièrent en déclarant la guerre à la Yougoslavie, sans mandat du Conseil de sécurité. La suite n’est que trop connue.

Toutefois, cette présentation de l’hyper-puissance a ses limites car elle confond la force et celui qui en use. Les Pères fondateurs des États-Unis considéraient que la notion d’intérêt général ne pouvait que mener à la dictature [2]. Selon eux, l’État devait donc ambitionner de servir une coalition, la plus vaste possible, d’intérêts particuliers. Simultanément, ils se méfiaient de la « populace » et conçurent leur Constitution de sorte que le pouvoir ne soit pas exercé par le peuple, mais par une oligarchie censée reproduire le modèle de l’artistocratie britannique. C’est au nom de ce système constitutionnel original que, par exemple, la Cour suprême a déclaré George W. Bush président, en 2000, sans attendre le dépouillement du scrutin en Floride.

Le capitalisme ignorant les frontières, la classe dirigeante états-unienne, à défaut de se sentir solidaire de ses concitoyens, perçoit ses intérêts communs avec d’autres dirigeants économiques et politiques dans le monde. Par conséquent, la domination mondiale, si elle est techniquement assurée par les États-Unis, ne l’est pas pour autant par le peuple états-unien, mais par une classe dirigeante transnationale dont le centre de gravité est situé aux États-Unis. La différence est de taille. Ainsi, lors de l’ouragan Katrina, on a pu observer des scènes identiques dans le golfe du Mississipi à celles déjà connues en Irak : sous des prétextes différents, la capacité d’intervention intérieure de l’État y a été réduite au minimum et les populations de la Nouvelle-Orléans ou de Bagdad sont laissées à l’abandon. On ne leur apporte point de secours, au contraire on envoie la troupe pour les réprimer.

Nous continuerons donc à étudier la politique, intérieure et extérieure, des États-Unis, mais sans être dupes des apparences.

[1Defense Policy Guidance for the Fiscal Years 1994-1999 (Recommandations pour une politique de défense pour les années fiscales 1994-1999), 18 février 1992.

[2How democratic is the American Constitution ? par Robert A. Dahl, Yale University Press, 2002.