Nous avons vécu en Italie pendant ces « années de plomb » qui font couler tant d’encre aujourd’hui et nous avons lutté pour une société plus juste et pour un État plus soucieux de l’égalité et de la liberté. Nous avons senti la même rage face aux dérapages et à la corruption dans l’exercice du pouvoir, mais nous n’avons jamais eu l’idée de prendre les armes et nous avons refusé le terrorisme. Nous avons également frémi de rage face à l’enlèvement d’Aldo Moro et à son exécution.
Aujourd’hui, nous voudrions dire à ceux qui ont fait le choix de la lutte armée durant les « années de plomb » qu’ils ne sont pas dépositaires des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité et qu’ils n’ont pas le droit de parler au nom de toute une génération en évoquant une guerre civile qui n’eut souvent de civile que ses cibles. Nous n’oublions pas les meurtres commis contre des innocents.
Ce qui nous peine et nous effraie aujourd’hui, en entendant le chœur qui s’est levé dans la presse française pour soutenir Cesare Battisti, est la piètre image de l’Italie et la méconnaissance de son histoire. Il existe une confusion totale entre le gouvernement actuel et les sentences rendues par une magistrature qui subit les attaques de Silvio Berlusconi et a fait preuve de son autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et mafieux, parfois au prix de la vie de ses juges.
L’Italie des années de plombs n’était pas le Chili de Pinochet, mais une démocratie, certes imparfaite, où émergeait une alternative de gauche démocratique avec son parti communiste. Les lois sur les repentis n’étaient pas des lois d’exceptions, mais des lois votées par un Parlement démocratique. Non, les années de plomb n’étaient pas celles de la Révolution française ni celles de la Commune de Paris, comme nous avons pu le lire dans la presse française, toujours prompte au romantisme quand il s’agit de luttes hors de ses frontières. Les années de plomb n’ont pas permis de sauver la démocratie, mais la démocratie a été sauvée malgré les années de plomb. La gauche italienne est indignée par les contresens français.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« L’Italie, une mémoire à vif », par Ester Dominici, Vincenzo Innocenti, Barbara Meazzi, Enzo Morreale, Enzo Pezzuti et Gilda Piersanti, Libération, 12 mars 2004.