Le président Aristide à Bangui escorté par un policier Centrafricain
Source : Haïti Progrès

Trois semaines après son enlèvement par les Forces spéciales états-uniennes, Jean-Bertrand Aristide est arrivé en Jamaïque où il a recouvré sa liberté. Le président haïtien a confirmé la version des faits que nous exposions les premiers dans nos colonnes et qui avait été initialement démentie par le département d’État et le Quai d’Orsay : son renversement a été conjointement planifié par les États-Unis et la France (cf. notre enquête Coup d’État en Haïti).

Cependant de nouveaux éléments apparaissent qui jettent une lumière plus vive sur le déroulement des événements.

Une campagne de diffamation

Revenons en premier lieu sur la campagne de diffamation internationale orchestrée par la CIA à l’encontre du président haïtien.

Nos confrères présentent aujourd’hui Aristide comme un tyran qui aurait organisé toutes sortes d’exactions contre ses opposants en s’appuyant sur des milices, « les chimères ». Cependant, ces accusations ne sont étayées par aucune observation objective. Il existe deux rapports internationaux relatifs aux droits de l’homme en Haïti.
Le premier a été réalisé par le Vera Institute of Justice, sur un financement de l’Open Society Institute de George Soros et avec le soutien logistique du Fonds Nations unies pour le développement. Publié en juillet 2002, il porte sur la détention préventive prolongée. Il décrit la situation catastrophique du système pénal et souligne l’inefficacité du gouvernement pour restaurer l’État de droit. Il reproche sévèrement au président Aristide la manière dont il a tenté de réorganiser l’administration pénitentiaire, mais il ne l’accuse à aucun moment d’avoir lui-même organisé la violence. Bien au contraire, il relève que l’île est en proie à l’arbitraire depuis 1957, et n’a connu d’amélioration notable que dans la période 1994-96, c’est-à-dire à la fin du premier mandat d’Aristide lorsqu’il était soutenu par l’administration Clinton.
Le second rapport, souvent évoqué, jamais précisément cité, a été rédigé par Louis Joinet , expert indépendant, pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Publié le 23 décembre 2002, il dresse un bilan de la situation des droits de l’homme dans le pays. Le célèbre magistrat français confirme le délabrement du système pénal et dénonce l’impunité des criminels. Comme précédemment, il accuse le gouvernement Aristide d’inefficacité, mais pas de fomenter les violences. Il note plusieurs crimes commis à l’encontre de l’opposition, mais il les replace dans un contexte général de chaos où les crimes commis contre le pouvoir sont bien plus nombreux encore. Ce rapport a été présenté et débattu à l’ONU, le 17 avril 2003. Aucune délégation n’a mis en accusation le gouvernement Aristide. Au contraire, les diplomates présents ont admis la bonne volonté des autorités haïtiennes et reconnu qu’elles ne pouvaient pas faire grand chose en l’absence de moyens adéquats et de personnels formés.
On en trouve nulle part mention, dans aucun des deux rapports, ni au cours du débat de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, de l’existence des fameuses « chimères ». Ce terme apparaît, fin 2002, dans la presse. Il désigne alors des voyous que chacun recrute dans les bidonvilles pour régler ses comptes. Il ne s’agit pas de milices et ils ne sont pas au service d’Aristide.

Pour renforcer le mythe du président-criminel, la CIA a répandu une nouvelle rumeur : Aristide aurait donné ordre à ses chimères d’assassiner les opposants en leur faisant subir le supplice du pneu enflammé, tel qu’il se pratiquait en Afrique du Sud (qui consiste à placer un pneu enflammé autour du cou de la victime). À titre de confirmation, France 2 a diffusé lors d’un de ses journaux télévisés des images d’archives montrant un discours d’Aristide lors d’un meeting de ses partisans. Il y glorifie la fumée des pneus qui s’élève dans le ciel.
Cependant le président ne parle pas du supplice du pneu enflammé. Ses paroles sont tronquées. Il décrit en fait des pneus brûlant sur une barricade lors du soulèvement contre la dictature.

En réussissant à faire passer un président démocratiquement élu pour un « tyran génocidaire », la CIA coupe court à toute contestation de son renversement. Certes, la méthode n’était pas légale au regard du droit international, mais il fallait bien faire quelque chose. La théorie du « droit d’ingérence humanitaire », chère à l’Empire britannique et remise au goût du jour par Bernard Kouchner, permet de justifier une nouvelle expédition coloniale.

Nouveaux éléments

Sur le plan diplomatique, il apparaît aujourd’hui que les États-Unis et la France avaient initialement prévu d’assigner Aristide à résidence au Gabon. La chose aurait été négociée par Philippe Selz, membre de la Commission Debray et ancien ambassadeur de France à Port-au-Prince, puis à Libreville. Prudent, le président Omar El Hadj Bongo aurait choisi de se défausser sur François Bozizé, son homologue de République centrafricaine.

Nous avions révélé, dans notre édition du 2 mars 2004, l’implication de Régis Debray et de Véronique Albanel-de Villepin dans la préparation du coup d’État. Outre l’ambassadeur Selz, nous devons ajouter à ce groupe un réseau barbouzard, jadis installé à Saint-Domingue par feu Philippe Rossillon à l’ombre d’une association culturelle intergouvernementale, l’Union latine.

Les troupes françaises de retour en Haïti après 200 ans d’absence.
Source : Haïti Progrès

C’est une fois le transfert réalisé que le Quai d’Orsay aurait découvert un aspect étonnant de la supercherie états-unienne accréditée par Régis Debray : Washington avait réussi à convaincre son allié et l’ensemble de la presse mainstream que les « rebelles » étaient en si grand nombre que toute résistance d’Aristide transformerait Port-au-Prince en champ de bataille. En réalité, les « rebelles » se limitaient à quelques dizaines de mercenaires autour de Guy Philippe.

Les prises de position successives de l’Afrique du Sud, de la Communauté des Caraïbes (Caricom) et de l’Union africaine pour l’ouverture d’une enquête internationale sur les conditions de départ d’Aristide, et les pétitions pour le respect du droit international, ont contraint les puissances coloniales à relâcher Jean-Bertrand Aristide. Il a été accueilli par la Jamaïque (actuelle présidente de la Caricom). Pour prévenir toute tentative d’élimination physique d’Aristide au cours de ce voyage, quatre personnalités virent l’escorter : Randall Robinson (président de TransAfrica), Maxine Waters (députée démocrate de Californie), Sharon Hay-Webster (députée de Jamaïque) et Ira Kurzban (avocat haïtien).

Immédiatement, la conseillère de sécurité nationale des États-Unis, Condoleezza Rice, dénonça une « mauvaise idée ». Le nouveau Premier ministre haïtien, Gérard Latortue, accusait la Jamaïque de « geste inamical » et suspendait ses relations diplomatiques. Un peu plus tard, il suspendait également les relations avec la Caricom, dont Haïti est un des quinze membres. Cet épisode montre a posteriori à ceux qui en doutaient que le plan de stabilisation présenté par la Caricom en janvier 2004 avait été refusé par l’opposition et non pas par le gouvernement comme l’ont prétendu certains de nos confrères.

Les forces états-uniennes doivent composer sur place avec les Canadiens et les Français. Pour conserver le contrôle militaire, Washington souhaite que la force multinationale soit confiée à l’OTAN. L’Alliance atlantique intervient déjà au-delà de son théâtre traditionnel d’opération, en Afghanistan. Et elle se transforme en Europe en super-police antiterroriste en assurant, par exemple, la sécurité des Jeux olympiques d’Athènes. Un mandat à Haïti permettrait de faire un peu plus de l’OTAN le bras multilatéral de l’Empire états-unien.

La question de la validité de la résolution 1529 du Conseil de sécurité se pose désormais. Le Conseil s’était en effet prononcé sur la foi d’une lettre de démission du président haïtien transmise par son successeur. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a indiqué à la Caricom et à l’Union africaine qu’il n’avait pas pouvoir de diligenter d’enquête sur cette affaire qui est du seul ressort du Conseil de sécurité ou, à défaut, de l’Assemblée générale.