Les visions d’une petite Europe sont tout simplement dépassées

Monsieur le ministre des Affaires étrangères, pouvez-vous comprendre que certains aient peur de l’adhésion de la Turquie à l’UE ? Qu’il leur semble voir les Turcs pour la deuxième fois aux abords de Vienne ?

Oui, je peux me l’imaginer. Je suis né dans le sud de l’Allemagne et j’ai reçu une éducation catholique. Mais je ne partage pas ces craintes.

Vous êtes quand même en faveur de l’ouverture des négociations d’adhésion ?

Selon une opinion très répandue, les hommes politiques ont des difficultés d’apprentissage. Ce n’est pas mon cas. Auparavant, je comptais parmi ceux qui étaient à 51 % en faveur de l’adhésion de la Turquie et à 49 % hésitant. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, mes opinions ont fondamentalement changé. Depuis, il est devenu de plus en plus évident que l’unification européenne contient également une dimension stratégique. Dans ce contexte, une Turquie répondant aux normes européennes jouerait un rôle tout aussi important que la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE.

Que signifie dimension stratégique ?

L’Europe a été créée en réponse à la catastrophe des deux guerres mondiales. On a débuté de façon pragmatique avec l’économie, mais il existait essentiellement une dimension historique : la réconciliation des Allemands et des Français. Les pères fondateurs ont été poussés par le pragmatisme et l’histoire. Mais aujourd’hui, nous constatons que l’Union est également devenue un projet stratégique. Deux dates ont été déterminantes : le 9 novembre 1989 et, justement, le 11 septembre 2001. Ces deux jours ont changé et en même temps renforcé l’image de l’Union européenne.

Depuis le 9 novembre 1989, 14 ans se sont écoulés. Une reconnaissance tardive ?

La fin de la guerre froide a longtemps bloqué la vision de l’avenir. Dans les années 90, les pays industrialisés ont fait la fête de manière retentissante. Mais précisément à cette époque, un danger tout à fait nouveau s’est développé en Afghanistan. Un État en ruine est devenu une menace pour les pays industrialisés. Non d’un point de vue militaire : le 11 septembre, la puissance militaire des États-Unis s’en est sortie presque sans égratignure. C’était la déclaration de guerre d’un groupe terroriste dont la conception du monde repose sur une idée totalitaire. Il s’agit là du danger pour notre société ouverte et notre façon de vivre.

Un nouvel ennemi.

Oui. Nous devons comprendre que l’on ne peut plus refouler ces conflits à l’arrière-plan de la politique internationale en affirmant : c’est un grave problème moral, une catastrophe humanitaire, mais cela ne nous menace pas. Nous avons une nouvelle mission qui va marquer ce siècle : nous devons doter la mondialisation d’une conception politique. Maîtriser, voire résoudre, les conflits asymétriques n’est possible que lorsqu’on peut agir dans des dimensions continentales. La Russie, la Chine, l’Inde et bien entendu les États-Unis possèdent la taille nécessaire. Pour nous Européens se pose la question de savoir si nous pouvons nous rapprocher suffisamment pour faire valoir notre poids. C’est sous cet aspect que l’on doit considérer également la discussion sur la Turquie.

Vous croyez que l’élargissement ne va pas affaiblir, mais bien renforcer l’Europe ?

Oui. Les visions d’une petite Europe sont tout simplement dépassées. Elles ne permettent pas à notre continent de satisfaire à la dimension stratégique. Or, celle-ci est incontournable.

Vous ne parliez pas comme cela avant.

C’est vrai en partie. Mais c’était avant le tournant politique mondial du 11 septembre. Je me rends de plus en plus compte que nous n’avons pas suffisamment adapté la pensée européenne à la réalité. Aujourd’hui, à l’échelon européen, nous rencontrons les mêmes difficultés à nous représenter les changements en pensée que les Allemands de l’Ouest autrefois : à l’époque, nous avons pensé que l’unité signifiait que la RDA adhère à la RFA et que tout resterait inchangé en République fédérale. C’était une lourde erreur. Nous aurions dû comprendre que quelque chose de nouveau allait voir le jour. C’est pareil maintenant en Europe. Après l’élargissement, l’Union sera différente.

En l’an 2000 à l’Université Humboldt, vous avez encore décrit l’Europe de l’avenir à une échelle plus réduite.

À l’heure actuelle, je modifierais certaines parties du discours Humboldt. Je suis certes plus que jamais convaincu que l’Europe a besoin de plus d’intégration ainsi que d’institutions plus fortes. Mais je ne partage plus les visions d’une petite Europe. Le concept d’une avant-garde européenne ...

... c’est-à-dire un groupe de pays membres de l’UE qui veulent progresser plus rapidement sur la voie de l’intégration ...

... peut être utile par moments et sous certaines circonstances. Mais uniquement dans le cadre solidement ancré de la constitution européenne.

L’idée d’un noyau dur européen est dépassée ?

Je pense que oui.

Mais l’Europe fonctionnera-t-elle encore avec 25 ou 30 États membres ?

Bien entendu, une telle dimension et une telle orientation stratégique impliquent une forte obligation à l’intégration allant bien au-delà de tout ce qu’on a tenté jusqu’à présent. Avec autant de pays différents, il faut renforcer la cohésion interne de la communauté. L’adoption de la constitution de l’UE jouera ici un rôle déterminant.

Cette constitution permettra-t-elle également de surmonter le prochain élargissement et celui qui le suivra ?

Oui, certainement. La constitution est extraordinaire. Elle est flexible, dynamique, et contient un potentiel de développement.

Mais elle n’a pas encore été adoptée. Pensez-vous qu’elle le sera cette année, lors de la deuxième tentative ?

Je l’espère.

Le gouvernement fédéral tient absolument à ce que l’UE prenne ses décisions à la double majorité - une majorité des États devant représenter également une majorité des citoyens. Est-ce votre dernier mot ?

Nous sommes fermement convaincus qu’il vaut mieux ne pas avoir de constitution aujourd’hui qu’en adopter une mauvaise. Or, accepter un compromis dans ce domaine-clé conduirait à unemauvaise constitution. Mieux vaudrait alors continuer avec les Traités actuels de l’UE et voir où cela nous mène. Pas très loin, à mon avis.

Cela donnerait-il naissance à un noyau dur européen ? Avec - disons - l’Allemagne et la France au centre, et le reste, qui peut se joindre à elles s’il le désire ?

Non. Je ne vois pas les choses comme cela.

Que se passerait-il alors ?

L’Europe naviguerait en eau trouble. Une pression se développerait, car aucune solution optimale ne peut être trouvée sans constitution. Les États adopteraient des vitesses d’intégration différentes. Nous ne voulons pas de cela. Il ne peut donc y avoir qu’une phase de transition. Je crois que la pression deviendrait tellement forte que l’histoire pousserait la barque dans la bonne direction.

L’Europe pourrait aussi se désintégrer.

Non. L’Europe est trop ancienne pour cela, ses institutions trop bien ancrées. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d’échouer.

Cela ressemble à : la crise n’est pas une crise, mais plutôt une chance ...

... Il n’y a pas de développement sans crise, c’est bien connu. Une crise n’est pas une maladie, mais se produit parce que la forme et le contenu doivent être réadaptés l’un à l’autre. En devenant adulte, on s’aperçoit sans cesse que des développements qui étaient restés invisibles pendant longtemps conduisent à des crises existentielles. Il en va de même pour des nations, des peuples, la politique. Et également pour l’Europe.

Que dites-vous à vos compatriotes, dont plus de la moitié doute que faire partie de l’UE soit d’une quelconque utilité à l’Allemagne ?

C’est une question virtuelle. Vous descendez dans la rue et demandez à quelqu’un : que pensez-vous de l’Europe ? Il a mal dormi ou est de mauvaise humeur, et il répond : c’est n’importe quoi ! Mais si vous lui demandiez : voulons-nous faire progresser l’intégration européenne ou sortir de l’Union européenne ? La constitution ou, en dernier recours, la sortie ? Ce serait un véritable sondage, et pas seulement le prétexte d’un populisme négatif.

Quel serait le résultat de ce sondage ?

Très nettement en faveur de l’Europe - une imposante majorité des Allemands opteraient pour celle-ci. Les gens disent tous que l’Europe doit faire ceci ou cela. On voit ici que pour tout le monde, l’Europe est indispensable. Aux États-Unis, on reproche beaucoup de choses à Washington ; chez nous, c’est à Bruxelles que l’on s’en prend. C’est un réflexe contre les tendances de centralisation entraînées par toute association importante. Je considère cela comme un processus normal.

Qu’est-ce qui s’oppose, en Allemagne, à un référendum sur la constitution européenne ?

Nous n’avons pas de telle tradition. Que voulez-vous donc soumettre au vote ? La constitution européenne ? Le Traité de Nice ? Qui comprend de telles choses ? Contrairement à mon parti - je l’avoue - je ne vois personnellement pas la nécessité d’organiser un référendum.

Aimeriez-vous devenir super-commissaire ?

Non.

Votre avenir est-il ici ?

Oui, mon avenir est ici. Et plus tard, tout à fait ailleurs.

Pas non plus le premier ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne ?

Non. Écoutez-moi bien : c’est un non clair et catégorique.

(...)

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères