L’éclatement de la coalition orange en Ukraine est un coup dur pour tous ceux qui voyaient dans ce mouvement le fer de lance d’une réorientation politique « occidentale » de la région. Par ailleurs, la révélation récente du financement de la campagne du président Yushchenko par l’oligarque russe Boris Berezovski pourrait, en théorie, conduire à une invalidation de l’élection présidentielle de janvier 2005 et à la démission du président. Cette déconfiture, moins d’un an après la « révolution orange » pourrait avoir un impact négatif sur les législatives de 2006.
Dans Vremya Novostyey de Kiev, Piotr Simonenko, premier secrétaire du Parti communiste ukrainien, tempère toute cette agitation. Selon lui, il ne s’agit de rien d’autre qu’une nouvelle phase du plan géopolitique imaginé à l’extérieur du pays lors de la formation du pouvoir « orange ». En plaçant la Première ministre limogée, Yuliya Tymoshenko, dans la peau d’une opposante, cette stratégie permet de présenter une candidate « orange » qui n’aura pas à assumer l’échec de la politique menée. Ayant ainsi capté les voix loyalistes et les voix dissidentes en 2006, les orangistes s’uniront à nouveau après les élections. Pour lui, il ne s’agit que d’un conflit entre groupes financiers qui finiront par se rabibocher quand leurs intérêts économiques l’exigeront. Une fois obtenue la majorité au parlement, leurs représentants vont tout faire pour intégrer l’OTAN et l’OMC et ils vont intensifier la collaboration avec le GUAM contre la Russie.
De son coté, dansNovyie Izvestia de Kiev, l’ancien Premier ministre ukrainien Léonid Kravtchuk, qui est à l’origine de la révélation sur le financement de la campagne de Yushchenko, tempère également les conséquences de cette affaire. S’il jette un discrédit sur un mouvement qui se prétendait propre, la procédure d’impeachment a fort peu de chances d’aboutir. Pour lui, ces conflits entre Premier ministre et Président s’inscrivent dans la tradition politique du pays et ne portent pas à conséquence, les relations finissant toujours par se normaliser entre les deux camps.
Le journal conservateur français Le Figaro donne la parole à la principale concernée, la multimilliardaire ukrainienne, Yuliya Tymoshenko, ancienne Première ministre d’Ukraine et dirigeante du Parti de la mère patrie. Celle-ci s’applique à rassurer les partisans du « camp orange » : la révolution démocratique n’est pas morte, même si le nouveau gouvernement nommé par le président Yushchenko est plus proche de l’ancien régime Kuchma. Pour les élections de mars 2006, elle se place dans le camp de l’opposition, mais sur des dossiers tel que l’adhésion à l’OMC, son parti soutiendra le gouvernement. Toutefois, pour elle, le principal est que les tensions politiques en Ukraine ne nuisent pas à l’image de la révolution orange en Occident. La modération de ces propos en direction du lectorat non-russophone tranche singulièrement avec le ton adopté par Yuliya Tymoshenko dans la presse ukrainienne ces dernières semaines. De toute évidence il s’agit de minimiser la crise vis-à-vis de l’extérieur et de rassurer les diverses tutelles occidentales.

La même ligne est défendue dans l’International Herald Tribune par Stephen J. Flanagan et Eugene Rumer de l’Institute for National Strategic Studies. Si la crise politique en Ukraine est décevante pour ceux qui avaient cru en la révolution orange, il ne faut néanmoins pas perdre patience et l’analyser au regard du chemin parcouru depuis 1991. Ce n’est pas parce que le nouveau Premier ministre ukrainien appelle à de meilleures relations avec la Russie qu’il faut s’alarmer et penser que le pays se détourne de l’Occident. L’Ukraine reste un bon élève atlantiste, s’éloignant de la Russie pour nouer des relations étroites avec les États-unis, l’OTAN, l’Union européenne et participe à la guerre en Irak. C’est cela qui compte.

L’attitude vis-à-vis de la Russie est également ce qui préoccupe Andrei Piontkovsky, analyste de l’Hudson Institute, dans le Washington Times, journal très apprécié des néo-conservateurs étatsuniens. Selon lui les relations états-uno-russes ont atteint un niveau de déséquilibre jamais vu depuis Yalta en 1945. Il en veut pour preuve l’attitude « obséquieuse » du président Bush face au président Poutine , lui même scandaleusement « condescendant » d’après l’auteur. Profitant du sur-déploiement états-unien en Irak et de la reconstruction après l’ouragan Katrina, Vladimir Poutine pousse les pions de sa stratégie anti-étatsunienne. Il réclame le départ des troupes étrangères d’Irak, aide les opposants aux bases états-uniennes dans le Caucase et soutient des pays « non amicaux » tels que l’Iran ou la Chine. Pour l’auteur, cette stratégie n’est pas bonne, ni pour la Russie ni pour les États-Unis ; sous entendu : il faut commencer à songer à la succession de Poutine…
Et justement, Christopher Walker, directeur d’étude à Freedom House, une officine de propagande politique dirigée jusqu’à il y a peu par l’ancien patron de la CIA James Woolsey, s’interroge dans l’International Herald Tribune sur le « problème 2008 » en Russie. Estimant que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir de manière douteuse, l’auteur s’inquiète de ce qu’il fera au terme de son dernier mandat. D’ici à 2008, il y aura dix scrutins importants dans l’ex aire soviétique. Or M. Walker constate une absence de mécanismes de succession démocratique dans cette même aire, peu de présidents ayant quitté le pouvoir volontairement. Pour lui, le Kremlin est déjà entré en campagne en travaillant à éliminer les rivaux potentiels à l’aide de l’arme judiciaire et en s’appuyant sur une presse complaisante. Il faut donc se mobiliser pour éviter un scrutin faussé et pour que les élections soient libres, ce qui est une autre façon de dire qu’il serait souhaitable que Poutine ne soit pas réélu en 2008 et qu’il faut travailler à l’organisation d’une « révolution colorée ».

Pour atteindre ce but, les États Unis peuvent compter sur l’activisme de militants experts comme l’ukrainien Sergueï Taran, qui fut une des figures de proue du mouvement étudiant PORA, acteur majeur de la « révolution orange ». Interrogé par la Deutsche Welle, radio germanophone à destination de l’étranger, Sergueï Taran présente l’institut qu’il a fondé et dont le but est d’exporter la « démocratie » dans les pays de la zone. Se basant sur un réseau prétendument informel - dont il oublie de préciser qu’il est financé et organisé en sous-main par la branche ukrainienne de l’Open Society Institute de George Soros - Taran veut appliquer aux pays tels que l’Azerbaïdjan ou la Biélorussie les méthodes d’insurrection civique non-violente qui ont fait leurs preuves en Géorgie ou en Ukraine. L’interview n’aborde pas les enjeux et implications géopolitiques de son action, mais Taran fait montre d’une naïveté quelque peu suspecte de la part d’un docteur en sciences politiques de la Duke University. Il défend l’action de son institut comme étant animé par la simple volonté de « sauver le monde » et « aider à construire un monde meilleur ». C’est son cœur qui le lui ordonne.