Question - Un an après le début de la guerre en Irak, diriez-vous, comme Romano Prodi, mardi, que le monde est devenu moins sûr ?

Dominique de Villepin - C’est la conviction que je n’ai jamais cessé d’exprimer. Il faut regarder la réalité en face : nous sommes entrés dans un monde plus instable et plus dangereux, qui requiert la mobilisation de la communauté internationale tout entière. Il s’agit à la fois de répondre aux menaces et de refonder l’ordre international. Notre meilleur atout, la condition de l’efficacité, c’est l’unité.

Question - La guerre d’Irak a créé cette instabilité mondiale ?

Dominique de Villepin - Ne simplifions pas à l’excès une réalité complexe. La guerre d’Irak n’a pas conduit ce monde à plus de stabilité. Restons-en aux faits : le terrorisme n’existait pas en Irak avant la guerre ; aujourd’hui, ce pays est l’un des principaux foyers du terrorisme mondial. Nous assistons à la multiplication des violences, contre les forces de la coalition, contre les Irakiens eux-mêmes comme en témoigne encore l’attentat d’hier à Bagdad. Ce terrorisme nous concerne tous, la menace est aujourd’hui omniprésente. La tragédie de Madrid montre bien que l’Europe n’est pas épargnée. La communauté internationale doit en prendre la mesure et améliorer les instruments à sa disposition pour mieux la combattre.

Question - Ce que vous nous décrivez là est un échec complet de l’engagement américain en Irak. A contrario, qu’est-ce qui vous semble positif dans ce qui a été fait ?

Dominique de Villepin - Une sombre page de la dictature a été tournée. Mais il est urgent de créer les conditions de la sécurité et d’une stabilité durable en Irak. Une course de vitesse est engagée d’autant que ce terrorisme, et c’est l’une de ses caractéristiques, ne cesse d’évoluer. C’est un virus opportuniste, mutant, il change, s’adapte. Nous devons en permanence avancer plus vite encore.

Ma conviction, c’est qu’il faut retrouver l’élan qui avait conduit la communauté internationale à se mobiliser au lendemain du 11 septembre. L’action militaire en Afghanistan, menée sous l’égide des Nations unies, a atteint ses objectifs. Elle a été décidée dans le cadre d’une stratégie claire visant à mettre fin au régime des Taleban, qui soutenait le terrorisme. Il faut maintenant reprendre l’initiative et trouver de nouvelles réponses adaptées à un terrorisme aujourd’hui éclaté et mondialisé, qui joue du local et du planétaire.

Question - Sur l’Irak il n’y a pas d’unité de la communauté internationale : les déclarations de M. Zapatero, annonçant un rapatriement du contingent espagnol, n’ont-elles pas plutôt ravivé les désaccords ?

Dominique de Villepin - C’est un mauvais procès. Face au terrorisme qui cherche en permanence à diviser la communauté internationale, notre meilleure arme c’est l’exigence de vérité et d’action ; c’est de demeurer fidèle à nos principes, à nos valeurs et au droit. Les déclarations de M. Zapatero marquent bien la nécessité d’un sursaut de la communauté internationale, d’un travail collectif avant l’échéance du 30 juin. Nous devons tous nous mobiliser pour combattre le terrorisme par une coopération renforcée en matière de police, de justice, de renseignement. Il faut également poursuivre le démantèlement des réseaux financiers. Notre détermination est totale. Mais il n’y aura pas de sécurité possible si nous ne prenons pas en compte la spécificité du terrorisme, qui est de se nourrir de toutes les crises du monde, de l’humiliation, de l’injustice, de la pauvreté. Il est donc impératif d’apporter des solutions politiques à ces crises. C’est vrai en Irak comme au Proche-Orient.

Question - Y a-t-il à vos yeux une incertitude sur la date même du 30 juin ?

Dominique de Villepin - Tout le monde est conscient de l’importance de respecter cette date. Mais il est impératif qu’elle marque un retour à une réelle souveraineté, qui garantisse de vrais pouvoirs aux Irakiens. Nous n’y sommes pas encore. Il faut donc accélérer le mouvement.

Question - Vous avez proposé la réunion d’une conférence internationale. N’est-ce pas devenu une panacée dans cette région ?

Dominique de Villepin - C’est un outil essentiel de dialogue et de mobilisation. Au lendemain de la guerre en Afghanistan, la conférence de Bonn a ainsi permis à la communauté internationale de se rassembler pour apporter son soutien à un plan de règlement.

Pour l’Irak, il faut réussir à enclencher une triple dynamique. Il faut une dynamique intérieure, un processus politique, pour faire vivre ensemble tous les Irakiens. La deuxième dynamique est régionale. On ne peut pas garantir l’unité de l’Irak et parvenir à la réconciliation dans ce pays sans l’appui des Etats voisins. Enfin, il faut une dynamique internationale pour que l’ensemble des pays de la communauté mondiale participe à la reconstruction politique et économique de la nation irakienne.

D’ici au mois de juin, nous avons des rendez-vous particulièrement importants : le sommet Union européenne - Etats-Unis, le soixantième anniversaire du débarquement en Normandie, le sommet du G8, le Conseil européen, le sommet de l’OTAN, et enfin le 30 juin en Irak. Travaillons ensemble de façon à ce que ce ne soient pas les terroristes qui dictent l’agenda.

Question - Vous pensez que les Etats-Unis peuvent évoluer là-dessus ?

Dominique de Villepin - C’est l’intérêt de tous : des Etats-Unis, de l’Europe comme du Moyen-Orient. Un pays, quelle que soit sa puissance, ne peut pas assurer ni garantir seul la sécurité de la planète. Il faut des décisions collectives, fondées sur la concertation. Il faut traiter aujourd’hui les questions qui sont éternellement renvoyées à demain. C’est pourquoi la France a proposé des réunions d’urgence de l’Union européenne et du Conseil de sécurité.

Question - Quel pourrait être le contenu d’une nouvelle résolution ?

Dominique de Villepin - Le vote d’une résolution au Conseil de sécurité ne peut être utile que si elle définit la marche à suivre, fixe un calendrier et des engagements et ne se contente pas d’entériner des décisions déjà prises. La légitimité ne peut aller sans la responsabilité.

Nous n’avons plus le temps d’attendre : il faut déterminer les modalités de désignation d’une autorité irakienne intérimaire et réellement représentative. Le gouvernement qui se mettra en place le 30 juin doit bénéficier d’une souveraineté réelle. L’enjeu est majeur. Car les décisions qui engagent aujourd’hui l’Irak et le Proche-Orient sont des décisions qui nous concernent tous.

Question - L’avènement d’un gouvernement souverain en Irak est-il compatible avec le maintien des forces actuelles même si elles ne s’appellent plus d’occupation ?

Dominique de Villepin - La situation sera tout à fait différente. Il appartiendra au gouvernement irakien de prendre ses responsabilités dans l’organisation de la sécurité. Nous serons dans un régime de souveraineté, bénéficiant de l’appui de toute la communauté internationale. Dans ce cadre, le maintien des forces aura une autre signification. Une force demandée par l’Etat souverain irakien, mandatée par les Nations unies et établie en concertation avec les Etats de la région trouvera alors toute sa place.

Question - Pas pour les terroristes, pas pour l’Irakien lambda.

Dominique de Villepin - Je ne dis pas que tout sera réglé du jour au lendemain. L’éradication du terrorisme sera une affaire, longue, compliquée, difficile.

En tout état de cause, notre intérêt commun est de faire de l’échéance du 30 juin un succès, en partant du bon pied : une souveraineté irakienne retrouvée, qui ouvre le chemin jusqu’à des élections libres.

Question - Concrètement, beaucoup d’Irakiens redoutent qu’un retrait des troupes américaines soit suivi d’une guerre civile.

Dominique de Villepin - Malheureusement il n’y a pas de garantie dans ce domaine. Une guerre civile peut éclater, y compris avec une forte présence militaire sur le terrain, dont la capacité d’action est limitée par l’insécurité croissante. L’important est donc bien de recréer un cadre politique légitime et représentatif auquel tous les Irakiens pourront adhérer.

Question - Mais il se trouve que l’administration Bush a un calendrier électoral avant tout à gérer.

Dominique de Villepin - Dans cette crise, l’intérêt de chacun rejoint l’intérêt général. Aujourd’hui, on est conscient aux Etats-Unis que personne n’est mieux placé que les Nations unies pour débloquer la situation en Irak. Ce n’est pas un hasard si on se tourne vers M. Kofi Annan pour lui demander d’envoyer sur place M. Brahimi. Je souhaite que ce rôle de l’ONU puisse s’intensifier dans un cadre clairement défini. Pour accélérer ce processus, il faut un agenda de travail renforcé.

Question - Vous concertez-vous sur le plan américain de "Grand Moyen-Orient" ?

Dominique de Villepin - Tout à fait. Il faut avancer dans la voie de la réforme dans le souci d’un véritable partenariat avec les pays de la région, soucieux de dialogue, de tolérance et de respect. Nous devons répondre aux aspirations des peuples du Moyen-Orient en prenant en compte les situations de chaque pays, en défendant l’acquis du partenariat euroméditerranéen et sans oublier bien sûr la priorité que constitue le règlement du conflit israëlo-arabe.

Il reste la question sécuritaire. C’est la plus difficile. Des instruments existent déjà, au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. Nous sommes prêts à les renforcer, notamment le dialogue méditerranéen de l’Alliance atlantique. Certains envisagent d’aller plus loin en conférant un rôle direct à l’OTAN au Moyen-Orient. Faut-il nous engager dans cette voie ? La France, pour sa part, exprime ses réserves. Nous devons veiller à éviter tout ce qui pourrait apparaître comme d’inutiles provocations, pouvant alimenter la méfiance, le ressentiment, la frustration.

Question - Est-ce que vous considérez que les évolutions positives libyenne et iranienne sont l’une des conséquences de la guerre contre l’Irak ?

Chaque situation obéit à ses règles propres. Dans le cas de la Libye, nous sommes face à un pays qui, depuis quelque temps déjà, cherche à revenir dans la communauté internationale. Il veut jouer la carte de la transparence. C’est une démarche volontaire qui va dans le bon sens.

Question - Peut-être influencé par l’image de Saddam Hussein sortant de son trou ?

Dominique de Villepin - C’était une démarche déjà en cours avant l’arrestation de Saddam Hussein. Le cas de l’Iran est différent. La France, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, a voulu proposer aux autorités iraniennes un dialogue exigeant et constructif pour sortir de la crise de prolifération nucléaire. Ce dialogue a déjà produit des résultats importants. Il mérite donc d’être poursuivi, sans complaisance, mais avec le sens des responsabilités. Personne ne sortirait gagnant d’une confrontation : ni l’Iran, ni la région, ni la communauté internationale.

Source : ministère français des Affaires étrangères