Le 29 janvier 2001, George W. Bush, à peine installé dans ses nouvelles fonctions, crée le Groupe de développement de la politique énergétique nationale (National Energy Policy Development Group, NEPDG). Il est composé de hauts membres de l’administration et dirigé par le vice-président Dick Cheney, ancien PDG d’Halliburton, n°1 mondial de l’équipement pétrolier. Ce groupe se réunit à huis clos dans des conditions extrêmes de secret. En définitive, il publie un rapport tissé de banalités. Malgré la législation sur la transparence des décisions publiques, il refusera par la suite de révéler le contenu réel de ses travaux et l’identité des personnes auditionnées. Quoi qu’il en soit, il semble que la priorité de la nouvelle administration n’était pas la « guerre au terrorisme », mais l’indépendance énergétique du pays, voire pire encore, comme le soupçonneront les victimes de l’affaire Enron, la satisfaction de certains intérêts énergétiques privés.

Un groupe de travail secret

Intitulé Une énergie fiable, peu coûteuse et respectueuse de l’environnement pour l’Amérique du futur, le rapport final au président du NEPDG tient plus de la langue de bois que de l’analyse stratégique. Il n’aurait probablement suscité que des moqueries s’il n’avait été publié en plein scandale Enron alors même que les dirigeants de la firme en faillite avaient participé aux travaux du NEPDG. Dès lors, beaucoup se sont interrogé sur les activités réelles de ce groupe de travail et, de fil en aiguille, la question s’est élargie : la « Cheney Energy Task Force » a-t-elle planifié d’inavouables magouilles aux États-Unis et des guerres pétrolières à l’étranger ? [1]. Le General Accounting Office (GAO), organe chargé de mener des enquêtes pour le Congrès, demande alors communication des pièces relatives aux personnes auditionnées, aux sujets abordés, et au coût des travaux. La Maison-Blanche refusant d’obtempérer, une plainte est déposée auprès de la cour fédérale, mais elle sera rejetée après les attentats du 11 septembre 2001 et le GAO ne fera pas appel.

Plus tenace, le groupe d’intérêt public conservateur Judicial Watch engage et poursuit une action similaire contre la Cheney Energy Task Force pour infraction à la loi sur les réunions publiques (Federal Advisory Committee Act) et à la loi sur la liberté de l’information (FOIA, Freedom of Information Act). Il est rejoint quelques mois plus tard par le groupe de défense de l’environnement Sierra Club en qualité de co-plaignant. Les deux associations soupçonnent que l’influence de sociétés privées, dont Enron, dans l’élaboration du rapport, ait conduit le groupe à préconiser des mesures favorisant des intérêts privés.

Ces efforts ont fini par aboutir, en juillet 2003. La Cour a enjoint le département du Commerce de livrer des documents utilisés par la Cheney Energy Task Force [2]. Y figurent des cartes des gisements pétroliers de l’Irak, des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite, ainsi que des tableaux énumérant les entreprises étrangères ayant conclu des contrats réels ou des accords de principe pour l’exploitation pétrolière en Irak. Ils confirment d’une part que le rapport de la NEPDG ne couvrait pas l’intégralité des travaux du groupe, et d’autre part que bien avant les attentats du World Trade Center en septembre 2001 et la « guerre au terrorisme », la question du changement de régime en Irak était bel et bien à l’ordre du jour. Pour obtenir plus de documents et davantage d’informations, les plaignants ont saisi la Cour suprême. Malheureusement l’affaire piétine. Les plaignants demandent en vain le dessaisissement du juge Antonin Scalia dont ils mettent en cause l’impartialité. Le magistrat voyage en effet sur Air Force Two, le jet de fonction de Dick Cheney, et passe un agréable week-end à chasser le canard avec le vice-président [3].

Un contexte de crise énergétique

Pour comprendre en quoi le rapport NEPD constituait un paravent à la véritable stratégie États-unienne en matière d’énergie, qui passe par la domination militaire globale, penchons-nous sur le contexte qui a donné naissance à ce groupe de travail si particulier.

Les années 2000 et 2001 furent pour les États-Unis synonymes de mini crise énergétique. Le prix du baril avait plus que doublé, des pénuries locales de pétrole et de gaz naturel s’étaient faites sentir dans plusieurs endroits du pays et les Californiens avaient enduré des coupures d’électricité sporadiques. Fait symbolique, mais tout aussi important, le pays importait dorénavant plus de 50% du pétrole qu’il consommait, ce qui déclencha un véritable choc psychologique parmi les élites politico-économiques. Secrétaire d’État à l’énergie durant les deux dernières années de l’administration Clinton, Bill Richardson entreprend alors un gros travail pour dresser l’état des lieux énergétique du pays. Pour ce faire, il organise notamment au mois de février 2000 une tournée de tous les pays membres de l’OPEP à l’exception de l’Irak, l’Iran et la Libye.

Matt Simons

Matt Simmons, conseiller auprès du Council on Foreign Relations, analyste, gérant d’un fonds d’investissement dans le domaine de l’énergie basé à Houston et réputé pour son franc-parler (lorsqu’on conseille des investisseurs dans le domaine de l’énergie, les mensonges coûtent cher), se remémore dans une interview son contact avec une assistante de Richardson juste avant cette tournée [4] :
« Lorsque j’ai lu qu’ils allaient se rendre dans tous les pays de l’OPEP, j’ai envoyé un e-mail à cette personne, lui disant : " Vous savez, pendant que vous y êtes, si j’étais dans vos baskets, les baskets du secrétaire Richardson, ce que j’essaierais vraiment de savoir c’est l’étendue de la capacité de production supplémentaire dont ils disposent, car il est inutile d’inciter ces pays à produire plus s’ils n’en ont pas la possibilité ".
Après leur voyage, j’ai reçu un appel de l’assistante : " Punaise, nom d’un chien, " elle utilisait en fait un langage un peu différent, mais disait " C’est tout simplement terrible. Il n’en reste pratiquement nulle part. " Nous eûmes ensuite une conversation très austère pendant une demi-heure. J’allai à une réception ce soir-là et je vis l’un de mes bons amis, cousin de celui qui était à l’époque le gouverneur Bush. Je le pris à part et je lui expliquai " Écoute, je viens d’avoir une conversation très intéressante avec quelqu’un qui vient de se rendre dans tous les pays de l’OPEP à l’exception de l’Irak, l’Iran et la Libye. Tu sais quelle est la conclusion ? Nous allons probablement connaître une crise énergétique, et crois-moi, j’espère que quelqu’un travaille là-dessus à Austin, car c’est vraiment quelque chose que ton cousin…, et ce qui m’inquiéterait vraiment ce serait que…, aucune grande compagnie n’a conscience de ces problèmes. S’ils croient vraiment qu’on va avoir…, que ce ne sont que des problèmes temporaires. " et je me rappelle l’avoir entendu dire " Eh bien je vais… Je ne suis pas sûr de ce qu’on a prévu pour ça, " car c’était un problème dont personne ne se souciait au printemps 2000.
 »

Matt Simmons servira de caution technique aux discours de campagne de George Bush consacrés à l’énergie. Plus tard, après les élections et, ironiquement, une coupure de courant sans précédent en Californie la veille de l’installation de Bush à la Maison-Blanche, il sera régulièrement consulté par le NEPD. Il donnera son avis sur l’importance des sujets mis en avant par les nombreux lobbyistes qui voulaient participer et influencer le groupe. Lui-même ne participait pas aux travaux car, dit-il, son travail était fait.

Le rapport à double fond

À la lecture du rapport public de la NEPD, connu sous le nom de National Energy Policy ou « Rapport Cheney » [5], on note un contraste significatif avec le discours alarmiste de Matt Simmons. Le rapport commence par faire l’état des lieux de l’approvisionnement énergétique des États-Unis et formule des recommandations qui, en théorie, visent à réduire la dépendance du pays vis-à-vis des principaux États fournisseurs. Les sept premiers chapitres insistent sur l’importance de la conservation de l’énergie, de l’efficacité et du développement des énergies renouvelables. Prises au pied de la lettre, ces recommandations impliquent donc un revirement total par rapport à la politique existante, qui tend nettement à accroître la consommation des énergies non renouvelables et la dépendance vis-à-vis des principaux pays fournisseurs de pétrole. Théoriquement, les conséquences pour l’économie états-unienne d’une mise en application de ces recommandations seraient donc sans précédent, impliquant une restructuration profonde de l’économie et du mode de vie états-uniens, qui absorbent plus du quart de la production pétrolière mondiale.

La réalité est, bien entendu, qu’aucune mesure proposée dans la première partie du rapport ne permet de réduire la dépendance vis-à-vis de l’importation, si ce n’est peut-être l’ouverture de l’Arctic National Wildlife Refuge (ANWR) dans le Nord de l’Alaska à l’exploration et à la production, avec de graves répercussions sur l’environnement et des perspectives de production somme toute modestes. Prenons aussi l’exemple de l’éthanol, ou carburant végétal : en apparence écologique et économique, ce procédé est en fait très gourmand en énergie fossile ne serait-ce que par l’utilisation des machines agricoles, engrais et pesticides nécessaires aux cultures, puis leur transformation en carburant. Le nucléaire y est également mis en avant comme source d’électricité étant amenée à se développer, mais il ne représente qu’une faible partie de la production énergétique des États-Unis et des investissements considérables seraient donc nécessaires pour le développer. Or aucune mesure de cette ampleur n’a été mise en œuvre ces dernières années. Avec le recul, on constate même que le seul véritable projet amorcé a été celui de « l’économie de l’hydrogène », vaste fumisterie qui d’un point de vue scientifique n’est aucunement en mesure de résoudre les problèmes d’approvisionnement énergétique, l’hydrogène étant un vecteur d’énergie et non pas une source.
Comme le souligne Michael Klare [6], qui enseigne sur les questions de paix et de sécurité mondiale au Hampshire College, seul le dernier chapitre, qui contient le tiers des recommandations, apporte des éléments concrets sur la manière, non pas de réduire la dépendance vis-à-vis des sources étrangères, mais bien d’assurer l’approvisionnement croissant en provenance de ces sources. Le huitième chapitre, intitulé « Strengthening global alliances » (« Renforcer les alliances globales »), insiste donc plutôt sur la nécessité de lever les obstacles stratégiques, politiques et économiques à l’accès aux ressources pétrolières et gazières afin d’assurer les 7,5 millions de barils par jour supplémentaires que le pays consommera d’ici à 2020, soit l’équivalent de la consommation actuelle totale de la Chine et de l’Inde. Les pays susceptibles de jouer ce rôle étant pour la plupart sujets à une grande instabilité politique et sociale, la sécurité de l’approvisionnement exige implicitement un déploiement croissant des troupes U.S.

La solution véritablement envisagée est militaire…

Le rapport constate la dépendance croissante vis-à-vis du pétrole proche-oriental et formule ce type de recommandation très générale : « Le NEPDG recommande que le président encourage les initiatives de la part de l’Arabie Saoudite, le Koweït, l’Algérie, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et les autres fournisseurs visant à ouvrir leurs secteurs énergétiques aux investissements étrangers » ou encore « (…) travailler pour améliorer le dialogue entre les pays producteurs et les pays consommateurs. »

Les importations de pétrole en provenance du Proche-Orient ne constituent pour l’instant que 18% de la consommation nationale états-unienne, mais ce chiffre va augmenter rapidement compte tenu de la baisse de production rapide dans la plupart des autres régions du monde, dont les États-Unis depuis 1970. L’intérêt stratégique de la région est d’autant plus important que l’Asie et l’Europe de l’Ouest dépendent énormément de la région pour leur propre approvisionnement.

Curieusement, le cas des pays ayant des réserves significatives mais tombant sous le coup de sanctions économiques fait l’objet d’un chapitre très court et particulièrement ambigu [7], qui préconise de revoir le régime de sanctions en tenant compte de la sécurité énergétique.
Au vu des documents supplémentaires obtenus par Judicial Watch, on est en droit de se demander de quelle manière le problème des sanctions pesant sur l’Irak a été traité par la Cheney Energy Task Force. En effet, la levée de l’embargo sur l’Irak imposé par l’ONU impliquait la mise en œuvre des contrats et accords gelés par les sanctions, au détriment des compagnies états-uniennes qui avaient été écartées des négociations par le régime de Saddam Hussein. L’intervention militaire restait donc la seule option possible pour accéder aux deuxièmes réserves mondiales de brut, avec de faibles coûts de production sans équivalent ailleurs dans le monde.
Comme en témoigne l’instabilité croissante en Arabie Saoudite, seul autre pays capable d’augmenter significativement sa production pour répondre à la demande mondiale, la présence accrue de troupes dans la région est une nécessité stratégique pour les États-Unis. On ne s’étonnera donc pas de voir naître des projets de bases permanentes en Irak [8], malgré les déclarations qui laissent entendre que la présence militaire de la Coalition y est temporaire.

Pour prendre un autre exemple, celui de l’Afrique de l’Ouest, le rapport souligne le potentiel important d’États comme le Nigeria et l’Angola en termes d’augmentation de la production, suggérant également de resserrer les liens diplomatiques et commerciaux avec eux. Or ce sont précisément deux pays qui connaissent de graves troubles internes, comme l’attestent les violences ethniques du printemps 2003 dans la région du Delta au Nigeria, où se situent la plupart des gisements terrestres. Faute de pouvoir y déployer des troupes sans soulever l’indignation de la communauté mondiale, les États-Unis augmentent régulièrement leur aide financière aux régimes amis dans cette région.

Arrivée au pouvoir à une période décisive pour l’avenir énergétique des États-Unis, alors qu’une dérégulation chaotique du secteur menaçait le pays de sombrer dans l’obscurité et que les importations de pétrole grimpaient en flèche, l’administration Bush a donné en pâture au public un rapport creux, dénué de réelles solutions pour remédier à la dépendance du pays vis-à-vis de ses principaux fournisseurs en pétrole. Pendant ce temps, la Cheney Energy Task Force étudiait secrètement les gisements et contrats pétroliers de l’Irak, en attendant d’avoir une justification pour envahir le pays et déployer des forces armées partout où la production de pétrole se concentrera dans les décennies à venir.

La Maison-Blanche a coutume d’affirmer que les terroristes en veulent à l’American way of life. C’est l’inverse qui est vrai : la préservation de leur mode de vie, excessivement consommateur d’énergie, contraint les États-Unis à un déploiement militaire tous azimuts sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Et ce phénomène s’auto-alimente, car l’armée états-unienne est elle-même le plus grand consommateur mondial d’énergie.

[1Voir à ce sujet notre article Odeurs de pétrole à la Maison-Blanche, Reseauvoltaire.net, 14 décembre 2001.

[2Ces documents sont disponibles en ligne sur http://www.judicialwatch.org/071703.c_.shtml

[3« Scalia explains decision to hear Cheney case », International Herald Tribune, 20 mars 2004

[5Le rapport peut être téléchargé à partir de http://www.whitehouse.gov/energy/

[7National Energy Policy, Chapitre 8, p.132

[8Voir 14 bases permanentes sont à l’étude en Irak, réseauvoltaire.net, 24 mars 2004, et lire Les confessions du général Garner, réseauvoltaire.net, 25 mars 2004.