Le président français, Jacques Chirac, a reconduit dans ses fonctions son Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui lui avait présenté sa démission après la déroute de la majorité présidentielle aux élections régionales. M. Raffarin a formé un troisième gouvernement dont la composition a été rendue publique, mercredi 31 mars 2004. À peine nommé, ce cabinet a été vivement critiqué, non seulement par la gauche, mais par le centre-droit. Il ne semble pas être conçu pour durer au-delà des élections européennes du 13 juin prochain.

La plupart des commentateurs se contentent d’observer que les électeurs ont sanctionné la politique sociale du gouvernement, mais que, loin d’en tenir compte, le président de la République maintient ses orientations et s’entoure d’une équipe tout à sa dévotion. Comme s’il s’enfermait avec son clan dans une tour d’ivoire, sourd aux grondements du peuple.

Une crise des institutions

Cependant cette analyse est insuffisante. Pour comprendre la crise actuelle, il faut analyser bien plus en amont les problèmes.
En 2002, les Français avaient clairement sanctionné l’ensemble des partis de gouvernement, et particulièrement ceux de droite, au premier tour de l’élection présidentielle. L’abstention des uns et la dispersion des voix des autres avaient éliminé le candidat socialiste Lionel Jospin, et permis au candidat d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, d’accéder au second tour. Dans l’analyse que nous avions alors publiée, nous avions montré que les citoyens condamnaient l’échec du régime, incapable d’atteindre en 40 ans le but qu’il s’était fixé.
La constitution de 1958 a été imposée dans le contexte de la crise algérienne, à la suite du coup d’État du 13 mai qui porta le général De Gaulle au pouvoir. Elle a été admise, malgré son caractère plus bonapartiste que républicain, dans la mesure où elle devait régler la question coloniale en respectant le principe républicain d’égalité en droits : soit assurer l’égalité entre colonisés et métropolitains, soit accorder l’indépendance aux colonies. Or, dans la pratique, le problème colonial s’est déplacé en métropole : l’Algérie et autres ont acquis leur indépendance, mais des Français ont hérité du statut de colonisé de leurs parents et sont devenus des citoyens de seconde zone.
Au second tour de l’élection présidentielle de 2002, les partis de la gauche de gouvernement, affolés par leur perte de légitimité, ont appelé à voter pour le candidat de la droite. Ils ont mobilisé leur électorat en mettant en scène avec succès un prétendu péril d’extrême droite, alors qu’un simple calcul montrait qu’en cas de vote blanc ou d’abstention de la gauche, Jacques Chirac aurait été de toute manière largement élu. Dans ce contexte, les Français de culture arabo-musulmane ont largement voté Chirac et l’on a pu observer quantité de drapeaux marocains et algériens à la fête qui suivie la victoire du candidat de droite. Par réaction, tout autant que pour des raisons de politique internationale, des organisations juives ont appelé à voter pour l’extrême droite que jusqu’alors elles combattaient.
Du coup, la participation a été maximale et Jacques Chirac a été élu à 82%. Mais une fois installé à l’Élysée, il n’a rien fait, ni pour répondre au problème d’inégalité sociale, ni pour réfuter les thèses de l’extrême droite. La crise institutionnelle reste entière.

La gauche plurielle incapable de s’opposer à Raffarin

Les deux gouvernements Raffarin successifs ont mis en œuvre une politique dite libérale, en réalité de défense d’intérêts de classe, inspirée du thatchérisme, avec notamment une réforme des régimes de retraite particulièrement injuste et un démantèlement du secteur associatif. Ils ont feint d’avoir un mandat pour cela, alors que ce programme n’avait jamais été discuté, ni même exposé, au préalable. Les partisans d’une politique sociale ont été éliminés, en premier lieu desquels l’ancien président du parti néo-gaulliste, Philippe Séguin.
Mais la gauche ne paraissait pas en mesure de s’opposer à cette politique, dans la mesure où elle s’était elle-même adossée au patronat financier dans la période précédente. Lionel Jospin, on se souvient, avait même organisé la chute de Jean Gandois, représentant du capitalisme industriel, pour installer à la tête du patronat son ami le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, hérault de la financiarisation. En réduisant la durée de travail pour créer une variable d’ajustement de l’emploi, le gouvernement de gauche plurielle avait involontairement provoqué une baisse du pouvoir d’achat des employés de base. La querelle portait donc moins sur les objectifs que sur les méthodes et les rythmes de réalisation.

Sur le plan institutionnel, Jean-Pierre Raffarin s’est trompé de diagnostic. Il n’a pas imaginé de réforme permettant de rendre effective l’égalité des citoyens quelque soit leur culture d’origine et leur couleur, mais s’est lancé dans une régionalisation répondant à des attentes exprimées par les Français dans les années 70 et 80. Or cette réforme arrivant tardivement dans un contexte international nouveau favorise moins la démocratie locale que la vulnérabilité à la globalisation.

Par ailleurs, pour se prémunir du débauchage des électeurs de droite par l’extrême droite, le gouvernement Raffarin a modifié les lois électorales de manière à empêcher l’émergence de nouveaux partis et à renforcer les effets majoritaires. Mais c’est précisément ce système qui a augmenté sa déroute. Se trouve ainsi vérifiée une fois de plus, la règle selon laquelle tous ceux qui modifient les lois électorales à leur profit sont en fait les premiers à en faire les frais.

Les atlantistes se retrouvent autour de Sarkozy

Survint la crise irakienne qui fit apparaître des clivages inattendus aussi bien à droite qu’à gauche. Le peuple étant massivement opposé à l’intervention états-unienne, tandis que le sort des élites paraissait lié à la victoire de l’Empire. Cette configuration réactiva à droite le vieux débat entre néo-gaullistes (autour de Jacques Chirac) et atlantistes (autour des centristes). L’ambitieux ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, ne tarda pas à se placer en chef de file des atlantistes et donc à se rapprocher des centristes. Ainsi se rejouait un scénario connu : après avoir vu son « ami de trente ans », Edouard Balladur, se dresser contre lui et devenir le candidat des centristes, Jacques Chirac, voyait son ancien « futur gendre » prêcher l’ouverture au centre. Pourtant, pour prévenir la réédition de ce cauchemar, le président avait tenté de faire fusionner tous les partis de droite en une formation unique, l’UMP, mais un groupe de centristes résistait encore autour de François Bayrou.

En outre, des trois hommes du président, le premier, Jérôme Monod, était trop âgé pour espérer lui succéder et le second, Alain Juppé, était éliminé par une décision judiciaire. Le seul restant, Dominique de Villepin, devait donc être ménagé pour tenir la distance jusqu’à la prochaine élection présidentielle, en 2007.

En attendant les élections européennes

Dès lors, le président de la République perdait toute marge de manœuvre. Son gouvernement était désavoué à l’occasion des élections régionales : toutes les régions métropolitaines, à l’exception de l’Alsace, étaient emportées par la gauche. Il devrait, selon toute probabilité, être à nouveau désavoué lors des élections européennes du 13 juin. Le président n’avait donc d’autre choix que de reconduire l’impopulaire Jean-Pierre Raffarin comme Premier ministre, de le carboniser en juin, et de ne nommer qu’alors Dominique de Villepin à Matignon.

Sur cette base, vécue comme une provocation par de nombreux électeurs, il ne pouvait que former un gouvernement de combat, non pas contre son opposition de gauche, mais contre sa contestation interne. Il a donc nommé Nicolas Sarkozy au prestigieux ministère de l’Économie avec l’idée de le discréditer en lui imputant les catastrophes économiques et sociales à venir. On se souvient que Jacques Chirac s’était ainsi débarrassé d’Alain Madelin en quelques mois, en lui confiant le même ministère. De plus, à défaut de faire éclater le groupe centriste, le président l’a exclu de son gouvernement. Ainsi sur 43 ministres : on compte 1 UDF (Gilles de Robien), 4 UMP dissidents (Nicolas Sarkozy et ses amis Dominique Perben, Patrick Devedjian et Nicolas Forissier) et 38 chiraquiens pur sucre.

Une stratégie risquée

Cette stratégie, plus subie que choisie, a les inconvénients de ses avantages : si elle permet d’épurer la droite, elle isole un peu plus le président, le prive de fusibles crédibles, et l’expose donc en cas de turbulences majeures. Or celles-ci ne manqueront pas d’advenir rapidement. La réforme annoncée de la sécurité sociale prendra la forme d’une privatisation rampante. Elle a d’ailleurs été confiée à un assureur privé, Xavier Bertrand (secrétaire d’État à l’Assurance maladie). Elle ne manquera pas de susciter des manifestations de masse au moins comparables à celles qui bloquèrent le pays en décembre 1995. Le piège devrait alors se refermer sur Nicolas Sarkozy, mais pourrait aussi emporter tout le gouvernement. On imagine la difficulté pour le ministre de l’Économie de paraître neutre, lorsqu’en plein conflit social, il recevra la délégation du patronat vice-présidée par son frère Guillaume.

Dans la foulée de cette épuration. Le président à limogé les deux ministres issus de la très atlantiste Fondation Saint-Simon (Luc Ferry et Francis Mer). Il a au contraire puisé dans le club de La Boussole, un groupe de jeunes députés intégristes, soucieux d’appliquer le programme de l’UMP tant que c’est possible (Xavier Bertrand, Renaud Donnedieu de Vabres, Marc-Philippe Daubresse, Nicolas Forissier, Laurent Hénart, Marie-Anne Montchamp, Catherine Vautrinet Éric Woerth).

En matière de politique étrangère, l’affrontement avec les États-Unis a été suivi de tentatives de rabibochage en Haïti, en Géorgie et dans le Darfour, pour recoller la droite. La nomination de Michel Barnier, lui-même directement impliqué en Haïti aux côtés de la sœur de Dominique de Villepin, devrait accélérer ce rapprochement.

En définitive, une fois de plus Jacques Chirac s’affronte à la « malédiction des deux ans » : il excelle à gagner les campagnes, à s’affirmer en leader, mais se montre incapable de gouverner dans la durée au point de rencontrer un échec majeur deux ans après une éclatante victoire. À moins de trouver une nouvelle cause à défendre, il risque de se laisser déborder par les conflits internes d’une coalition hétéroclite qu’il ne maîtrise pas. D’autant que les Conseils régionaux acquis par la gauche ne manqueront pas de s’opposer au pouvoir parisien et que son vieil ennemi, Valéry Giscard d’Estaing, faisant jouer un privilége des anciens présidents de la République, s’invite au Conseil constitutionnel.