Figure du mouvement anti-impérialiste, Jean Bricmont a ouvert la table ronde sur l’ingérence humanitaire à la conférence Axis for Peace 2005. Dans ce texte extrait de son dernier livre, « Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? », il explique que la paix ne peut s’appuyer que sur le droit international et que le droit d’ingérence, comme l’instrumentalisation des droits de l’homme, ne sont que des masques derrière lesquels se cache le droit du plus fort.
Comme l’explique très bien le juriste canadien Michael Mandel, le droit international contemporain a pour but, pour citer le préambule de la charte des Nations unies, de « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». Et, pour cela, le principe de base est qu’aucun pays n’a le droit d’envoyer ses troupes dans d’autres pays sans le consentement de son gouvernement. Les nazis avaient fait cela de façon répétée et le premier crime pour lequel ils ont été condamnés à Nuremberg est celui d’agression, crime qui « contient et rend possible tous les autres ».
« Gouvernement » ne veut pas dire ici « gouvernement élu » ou « respectueux des droits de l’homme », mais simplement « qui contrôle effectivement les forces armées », parce que c’est ce facteur qui détermine s’il y a guerre ou non lorsque des frontières sont franchies. Il est facile de critiquer ce principe de base, et les défenseurs des droits de l’homme ne se privent évidemment pas de le faire. D’une part, il arrive très souvent que les frontières des États soient arbitraires, car elles résultent de processus anciens qui étaient totalement non démocratiques, et que ces frontières ne satisfassent pas de nombreuses minorités ethniques. Ensuite, rien ne garantit que les gouvernements soient démocratiques ou même minimalement soucieux du bien-être de leur population. Mais le droit international n’a jamais prétendu résoudre tous les problèmes ; comme pratiquement tout le reste du droit, il cherche simplement à être un moindre mal par rapport à l’absence de droit. Et ceux qui critiquent le droit international feraient bien d’expliquer par quels principes ils veulent le remplacer. L’Iran peut-il occuper l’Afghanistan voisin ? Le Brésil, qui est au moins aussi démocratique que les États-Unis, peut-il envahir l’Irak pour y instaurer une démocratie ? Le Congo peut-il attaquer le Rwanda pour s’autodéfendre ? Le Bangladesh peut-il s’ingérer dans les affaires intérieures américaines pour leur imposer une réduction de leurs émissions à effet de serre, de façon à « prévenir » les dégâts liés au réchauffement global que ce pays risque de subir ? Si l’attaque américaine « préventive » en Irak est légitime, pourquoi l’attaque irakienne contre l’Iran, ou celle contre le Koweït, ne l’étaient-elles pas ? Pis, pourquoi l’attaque japonaise contre Pearl Harbour n’était-elle pas une attaque préventive légitime ? Lorsque l’on pose ce genre de questions, on se rend vite compte que la seule alternative réaliste au droit tel qu’il existe, mis à part le chaos généralisé, serait la possibilité pour l’État le plus puissant du monde d’intervenir là où bon lui semble, sauf quand il autorise ses alliés à le faire.
Or, toute la réflexion libérale, élaborée depuis le 17e siècle, se fonde sur l’idée qu’il existe essentiellement trois formes de vie en société :
– la guerre de tous contre tous ;
– un souverain absolu qui impose la paix par la force ;
– troisièmement, un ordre légal démocratique, comme moindre mal.
Les régimes dictatoriaux, que les défenseurs des droits de l’homme dénoncent, ont les avantages d’un souverain absolu : préserver l’ordre et éviter la guerre de tous contre tous, laquelle est illustrée aujourd’hui par la situation des failed states, les « États ayant échoué ». Mais les inconvénients d’un tel souverain sont bien connus : il agit en fonction de ses propres intérêts, son autorité n’est pas acceptée en leur for intérieur par ses sujets, et il provoque un cycle sans fin de révoltes et de répression. Cette observation forme la base même de l’argumentation en faveur de la troisième solution.
Ce qui précède est considéré comme une banalité lorsque l’on discute de l’ordre interne des États démocratiques. Considérons maintenant l’ordre international. Le souverain, si l’on devait abandonner les principes du droit international tel qu’il existe, serait inévitablement les États-Unis. Ceux-ci poursuivent évidemment leurs intérêts. Notons que les partisans de l’ingérence humanitaire ne nient pas toujours cela ; mais ils soutiennent alors, en procédant à une lecture très sélective de l’histoire, que cette poursuite apporte au reste de l’humanité plus de bienfaits que de maux. Je ne partage pas cette conclusion, mais, quoi qu’il en soit, les retours de manivelle liés à l’exercice de ce pouvoir absolu sont exactement ceux auxquels un libéral classique s’attendrait : Ben Laden, par exemple, est issu du soutien apporté aux moudjahiddines en Afghanistan pendant la période soviétique ; par ailleurs, en vendant des armes à l’Irak, l’Occident a fourni involontairement une précieuse aide à la résistance irakienne actuelle.
En 1954, les États-Unis renversèrent Arbenz au Guatemala. Sans effort et, apparemment, sans risque pour eux. Néanmoins, ce faisant, ils ont aussi contribué à la formation politique d’un jeune médecin argentin, qui se trouvait là et dont le portrait orne aujourd’hui des T-shirts dans le monde entier : Che Guevara.
Lors de la Conférence de Versailles, après la Première Guerre mondiale, un jeune nationaliste vietnamien vint plaider la cause de l’autodétermination de son peuple auprès de Robert Lansing, secrétaire d’État de celui qui se présentait comme le champion de l’autodétermination, le président américain Wilson. Il fut écarté : en effet, quel danger pouvait-il bien représenter ? Il partit ensuite à Moscou parfaire son éducation politique et devint célèbre : il s’appelait Ho Chi Minh.
Qui sait ce que la haine produite aujourd’hui par les politiques américaine et israélienne engendrera dans l’avenir ?
Dans l’ordre international, la troisième solution, la solution libérale, consisterait à apporter plus de démocratie au niveau mondial, à travers les Nations unies. Bertrand Russell disait que parler des responsabilités de la Première Guerre mondiale revenait à discuter des responsabilités d’un accident de voiture dans un pays dépourvu de code de la route. La prise de conscience de l’idée que le droit international doit être respecté et que les conflits entre États doivent pouvoir être contrôlés par une instance internationale est en soi un progrès majeur dans l’histoire humaine, comparable à l’abolition du pouvoir de la monarchie et de l’aristocratie, l’abolition de l’esclavage, le développement de la liberté d’expression, la reconnaissance des droits syndicaux et de celui des femmes, ou encore l’idée de sécurité sociale.
C’est évidemment au renforcement de cet ordre international que s’opposent les États-Unis ainsi que ceux qui soutiennent leurs actions au nom des droits de l’homme. Et il y a fort à craindre que les réformes de l’ONU qui sont envisagées actuellement n’amènent une plus grande légitimation des actions unilatérales. L’argument le plus souvent avancé est qu’il est scandaleux de mettre sur le même pied, à l’ONU et particulièrement en sa commission des droits de l’homme, les pays démocratiques et ceux qui ne le sont pas. C’est oublier qu’à chaque réunion des pays non alignés, et à chaque sommet du Sud, qui représentent plus de 70 % du genre humain, toutes les formes d’ingérence unilatérale, qu’il s’agisse d’embargos, de sanctions ou de guerres, sont condamnées et pas seulement par les « dictatures ». La même chose se passe lors de votes à l’assemblée générale de l’ONU, concernant l’embargo des États-Unis contre Cuba par exemple. L’argument de la démocratie, si l’on veut bien entendre par là le fait de tenir compte de l’opinion publique mondiale, joue massivement contre le droit d’ingérence unilatérale. En fin de compte, les impérialistes libéraux, c’est-à-dire le gros des démocrates américains et une bonne partie de la social-démocratie et des Verts européens – qui défendent la démocratie sur le plan interne mais qui prônent l’ingérence, c’est-à-dire la dictature d’un seul pays ou d’un petit groupe de pays, sur le plan international – sont parfaitement incohérents.
Finalement, lorsque l’on se plaint, comme c’est souvent le cas, de l’inefficacité de l’ONU, il faut penser à tous les traités et à tous les accords de désarmement ou d’interdiction d’armes de destruction massive auxquels s’opposent principalement les États-Unis . Ce sont les grandes puissances qui sont les plus hostiles à l’idée que leur carte ultime, le recours à la force, puisse être contrée par le droit. Mais de même que, sur le plan interne, personne ne suggère que l’hostilité de la mafia vis-à-vis de la loi soit un argument en faveur de l’abolition de celle-ci, on ne peut pas utiliser le sabotage de l’ONU par les États-Unis comme argument pour discréditer cette institution.
Mais il y a un dernier argument en faveur du droit international, peut-être plus important encore que les autres : il est le bouclier de papier que le Tiers-Monde a cru pouvoir brandir face à l’Occident lors de la décolonisation. Les gens qui utilisent les droits de l’homme pour saper le droit international au nom du « droit d’ingérence » oublient que, pendant toute la période coloniale, aucune frontière ni aucun dictateur n’empêchaient l’Occident de faire régner les droits de l’homme dans les pays qui lui étaient soumis. Si c’était son intention, le moins que l’on puisse dire, c’est que les peuples colonisés ne l’ont pas remarqué. C’est d’ailleurs probablement une des principales raisons pour lesquelles le droit d’ingérence est si fortement condamné par les pays du Sud.
Ce texte est extrait de Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?, Jean Bricmont (préface de François Houtart), octobre 2005, 256 pages, format 14 cm x 20 cm, ISBN 2930402148 - 18 euros.
Pour toute information : éditions Aden.
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