Certains d’entre vous se souviennent peut-être que je suis venu à Davos il y a neuf ans en tant que tout nouveau Secrétaire général.

Depuis, j’ai assisté à toutes vos réunions annuelles, sauf trois, y compris la réunion mémorable que vous avez tenue à New York en 2002 pour montrer votre confiance en la ville après l’attentat contre le World Trade Center.

Je n’ai donc pas hésité une minute à accepter votre aimable invitation, Klaus, à venir ici une fois encore, alors que j’entame la dernière année de mon mandat. Et j’ai été également très heureux du titre que vous avez suggéré pour cette séance : « Une nouvelle mentalité pour l’ONU ».

Pourquoi ? Parce que ce titre exprime quelque chose que je m’efforce de concrétiser depuis neuf ans et auquel le forum de Davos a lui-même contribué.

En 1999, lorsque je suis venu ici demander que soit conclu un « pacte mondial » entre l’ONU et le secteur privé, nombre de mes collègues au Secrétariat
–et bien des représentants d’États Membres– ont été à peine moins choqués que si j’avais proposé un pacte avec le Diable.

C’est cette mentalité que j’ai essayé de changer pendant toute la durée de mon mandat –en luttant contre l’idée que les relations internationales ne sont rien d’autre que des relations entre États et que l’ONU n’est guère plus qu’un syndicat pour gouvernements.

Mon objectif a été de persuader aussi bien les États Membres que mes collègues au Secrétariat que l’ONU doit traiter non seulement avec des gouvernements mais avec des personnes. C’est à cette seule condition, de mon point de vue, qu’elle peut accomplir sa vocation et être utile à l’humanité au XXIe siècle.

C’est pourquoi, en l’an 2000, j’ai choisi les premiers mots de la Charte des Nations Unies « Nous, peuples des Nations Unies » comme titre du rapport dans lequel je présentais l’ordre du jour du Sommet du Millénaire. Ce Sommet a réuni les dirigeants politiques du monde entier pour évaluer les défis du siècle nouveau et adopter une réponse collective, connue sous le nom de « Déclaration du Millénaire ».

Et c’est pourquoi l’an passé, dans mon rapport intitulé « Dans une liberté plus grande », j’ai demandé instamment aux gouvernements de reconnaître que sécurité et développement sont interdépendants et ne peuvent se soutenir ni l’un ni l’autre sur le long terme si les droits de l’homme et l’état de droit ne sont pas respectés.

Dans mon esprit, ce rapport devait constituer un schéma directeur, non seulement pour une vaste réforme de l’Organisation elle-même mais aussi pour une série de décisions qui permettraient à l’humanité d’atteindre les objectifs de la Déclaration du Millénaire, compte tenu en particulier des nouveaux défis apparus depuis son adoption.

Il reste à voir jusqu’à quel point ce schéma deviendra réalité. Mais en attendant, l’ONU n’est pas restée inactive. Loin de là ! Ces dix dernières années ont été le théâtre de changements rapides. Permettez-moi de vous en citer quelques-uns.

Quand je suis entré en fonctions, les opérations de maintien de la paix de l’ONU étaient largement considérées comme des expériences ratées en raison des événements tragiques qui s’étaient déroulés en Bosnie, en Somalie et au Rwanda ; on estimait que, de ce fait, le maintien de la paix devrait être confié aux organisations régionales.

Les soldats de la paix, surtout dans les pays où les conflits font toujours rage –où il n’y a littéralement pas de paix à maintenir– continuent de faire face à d’innombrables problèmes. Et pourtant, aujourd’hui, 85 000 personnes sont affectées à des opérations de maintien de la paix de l’ONU sur quatre continents. Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas pour elles d’observer passivement une trêve mais de participer activement à la mise en œuvre d’accords de paix, en aidant les peuples de pays déchirés par les conflits à opérer la transition de la guerre à la paix.

Bien sûr, dans de nombreuses régions du monde, les organisations régionales jouent un rôle important et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais la plupart du temps, elles le font dans le cadre d’un partenariat avec l’ONU. L’ONU est devenue en effet le véhicule indispensable de l’aide offerte par la communauté internationale aux pays qui sortent d’un conflit – et les États Membres l’ont reconnu en décidant de créer, au sein de l’Organisation, une Commission de consolidation de la paix chargée de gérer ce processus extrêmement complexe.

La dernière décennie a également vu s’intensifier le recours aux sanctions économiques de l’ONU. Ces sanctions sont maintenant utilisées pour influencer ou restreindre l’activité non seulement d’États récalcitrants mais également d’acteurs non étatiques, tels des mouvements rebelles ou des groupes terroristes. Parallèlement, le Conseil de sécurité les a rendues plus subtiles et plus humaines, en visant des particuliers plutôt que des sociétés entières –par exemple, en recourant aux interdictions de voyager et au gel de comptes en banque.

Le même principe, qui consiste à punir des particuliers plutôt que des collectivités, a guidé les activités des tribunaux pénaux des Nations Unies pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie – dont l’un a été le premier tribunal international à prononcer des condamnations pour génocide (y compris à l’encontre d’un ancien Premier Ministre) et pour viol en tant que crime de guerre, et l’autre à mettre en accusation et à juger un ancien chef d’État.

Cette évolution a conduit à son tour à d’autres innovations, notamment au tribunal « mixte » en Sierra Leone et, bien sûr, à la Cour pénale internationale. Bien que celle-ci ne soit pas un organe de l’ONU, l’Organisation a convoqué la conférence qui en a adopté le statut en 1998 et en a assuré le service.

Plus d’une centaine d’États ont maintenant ratifié le Statut –ce qui signifie que bien plus de la moitié des États Membres de l’ONU reconnaissent actuellement la juridiction de la Cour.

Un autre aspect de l’évolution de l’ONU est l’importance de plus en plus grande qu’elle attache aux droits de l’homme – comme en témoigne la décision prise récemment par les États Membres de renforcer le Haut Commissariat aux droits de l’homme. Celui-ci est maintenant une entité opérationnelle dynamique qui déploie et appuie des centaines de spécialistes des droits de l’homme à travers le monde. Et j’espère que, d’ici une semaine ou deux, un accord se fera sur un changement correspondant au niveau intergouvernemental, avec la création d’un conseil des droits de l’homme jouissant d’une plus grande autorité que la Commission qu’il remplacerait, maintenant largement discréditée.

Autre exemple d’évolution : l’ONU a su faire face à la prolifération du terrorisme international. Même avant les événements du 11 septembre, le Conseil de sécurité avait imposé des sanctions à Al-Qaida et mis sur pied un comité spécial chargé de suivre ses activités. Immédiatement après l’attentat, il est allé beaucoup plus loin en adoptant l’historique résolution 1373, laquelle a imposé des obligations rigoureuses à tous les pays, dressé une liste des organisations terroristes et des individus impliqués dans l’exécution d’actes terroristes et créé le Comité contre le terrorisme pour s’assurer que les États Membres s’acquittaient de leurs obligations et les aider à améliorer leur capacité d’adopter et appliquer une législation antiterroriste.

En bref, je pense que l’ONU a montré qu’elle était un instrument de plus en plus souple, dont les États Membres attendent des prestations de plus en plus diverses.

Au cours des cinq dernières années, ils se sont ainsi tournés vers elle pour lui demander :

• D’aider l’Afghanistan à passer du désert anarchique des Taliban et des seigneurs de guerre à la démocratie naissante –encore balbutiante mais porteuse d’espoir– qu’il est aujourd’hui ;

• De contribuer à la mise en place du Gouvernement intérimaire iraquien et à l’organisation d’un référendum et d’élections dans le pays — et nous avons appuyé l’élaboration de la Constitution — et nous avons appuyé l’organisation d’élections démocratiques dans quelque 120 pays depuis 12 ans ;

• De vérifier le retrait des troupes syriennes du Liban et de mener, pour la première fois, une enquête criminelle exhaustive sur l’assassinat d’un ancien Premier Ministre ;

• De coordonner les opérations de secours au niveau mondial après le tsunami, et à nouveau après le tremblement de terre qui s’est produit au Cachemire ;

• D’orchestrer la campagne d’information et la collecte de fonds entreprises au niveau mondial pour protéger les peuples du monde contre la grippe aviaire.

Toutes ces tâches ont pour dénominateur commun le fait qu’elles ne mettent pas simplement l’ONU en contact avec ses États Membres, mais qu’elles la font intervenir dans la vie de leurs peuples. Pour nous en acquitter, nous devons interagir non seulement avec des gouvernements mais également avec tous les acteurs nouveaux présents sur la scène internationale.

Je veux parler du secteur privé, mais aussi des parlementaires, des organisations bénévoles à but non lucratif, des fondations philanthropiques, des médias internationaux, des célébrités du monde du sport et des loisirs et, dans certains cas, des syndicats, des maires et des administrateurs locaux. Je veux parler également d’acteurs moins anodins comme les terroristes, les seigneurs de guerre et ceux qui se livrent au trafic de la drogue ou des armes illicites ou –pire que tout– à celui de la vie ou du corps d’êtres humains.

C’est pourquoi j’ai maintes fois demandé instamment à tous les organes de l’ONU de s’ouvrir davantage à la société civile, de sorte que leurs décisions puissent refléter pleinement la contribution de groupes et de particuliers qui se consacrent à l’étude de problèmes spécifiques ou qui travaillent dans des domaines particuliers.

C’est pourquoi également je me suis attaché à multiplier les contacts personnels avec des chercheurs, des parlementaires, des praticiens de toutes sortes et avec les jeunes –pour bénéficier de leur opinion et aussi pour les encourager, quel que soit leur secteur d’activité, à utiliser leurs talents pour le bien commun et ne pas perdre de vue l’horizon mondial.

C’est une des raisons pour laquelle je me suis employé sans relâche à rendre notre Organisation plus transparente et plus facile à comprendre pour le public, et donc davantage comptable de ses actes.

Et c’est aussi pourquoi, bien sûr, j’ai lancé le Pacte mondial que les milieux d’affaires internationaux –notamment certains d’entre vous ici présents– ont accueilli avec un tel enthousiasme qu’il représente maintenant l’initiative d’entreprise la plus importante au niveau mondial, puisqu’il intéresse plus de 2 000 sociétés dans près de 90 pays.

Cette nouvelle mentalité doit également s’appliquer au domaine de la paix et de la sécurité internationales –de façon que la sécurité soit conçue non seulement dans le cadre conventionnel de la prévention des conflits entre États mais aussi comme recouvrant la protection des peuples du monde contre des menaces qui, à leurs yeux, semblent souvent plus immédiates et plus réelles.

L’une de ces menaces est celle du génocide et d’autres crimes contre l’humanité. J’ai appelé l’attention de l’Assemblée générale sur la question en 1999, l’avertissant que ces atrocités à grande échelle ne peuvent jamais être considérées comme des affaires purement nationales, qu’il ne faut jamais permettre que les gouvernements ne s’abritent derrière la souveraineté pour brutaliser leur population. Proprement dénommées crimes contre l’humanité, elles appellent une réponse collective de l’humanité, qu’il appartient à l’ONU d’organiser et de légitimer.

Plus récemment, le Groupe de haut niveau que j’ai constitué en 2003 a recensé nombre de menaces diverses, parmi lesquelles :

• La pauvreté, les maladies infectieuses et la dégradation de l’environnement ;

• Les guerres civiles et les conflits entre États ;

• La prolifération des armes nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques ;

• Le terrorisme ;

• La criminalité transnationale.

Dans mon rapport « Pour une liberté plus grande », j’ai développé cette nouvelle définition de la sécurité mondiale, en la rattachant aux recommandations détaillées du Projet du Millénaire qui visent à atteindre les Objectifs de développement pour le Millénaire d’ici à 2015 – ce qui, en soi, permettrait à des millions et des millions de personnes d’échapper aux menaces de la pauvreté et de la maladie.

Mais mon rapport avait également une troisième dimension : les droits de l’homme et l’état de droit. Une société qui ne respecterait pas les droits de l’homme ou l’état de droit, quelle qu’elle soit et si bien armée soit-elle, restera vulnérable, et son développement, pour dynamique qu’il soit, demeurera précaire.

Certains États Membres ont pris mon rapport comme point de départ de la négociation du document final du sommet mondial de septembre dernier. Je ne dirais pas que ce document a comblé tous mes vœux. Mais il contient nombre de décisions importantes – de la création d’une commission de consolidation de la paix et d’un conseil des droits de l’homme à la reconnaissance par tous les États, à titre individuel et collectif, qu’ils ont la responsabilité de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, en passant par les engagements qui ont été pris en vue de la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement.

L’ONU ne peut rester figée car les menaces contre l’humanité ne sont pas figées. Chaque jour, le monde fait face à de nouveaux défis, que les fondateurs de l’Organisation ne pouvaient jamais envisager il y a 60 ans. Qu’il s’agisse d’une crise imminente au sujet de l’Iran et de son respect du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, des atrocités qui se poursuivent au Darfour ou de la menace d’une épidémie de grippe aviaire, les populations du monde entier attendent de l’ONU qu’elle joue un rôle en matière de maintien de la paix, de protection des civils, d’amélioration des conditions de vie, de promotion des droits de l’homme et d’application du droit international. J’ai œuvré de longue date et sans relâche à la transformation de l’ONU afin que, lorsque nous sommes sollicités, comme c’est le cas chaque jour, nous rendions les services voulus – avec efficacité, efficience et équité. C’est le véritable objectif des changements que je me suis attaché à apporter, et c’est à cette aune que sera jugé mon succès ou mon échec.

Et mon successeur –j’ai cru comprendre que nombre d’entre vous sont intéressés par mon poste– n’a aucun souci à se faire. Changer la mentalité de l’ONU, de façon qu’elle puisse à la fois refléter et influencer l’esprit de son temps, est une tâche sans fin. Il restera beaucoup à faire dans les années et les décennies à venir.

Réf : SG/SM/10325