Ne sachant trop comment remodeler le Proche-Orient, Washington, après quelques hésitations, a opté pour l’invention du « Grand Moyen-Orient ». Ce concept géographique nouveau désigne les États allant des puits de pétrole du Sahara Occidental aux pipelines du Pakistan, à l’exception des pays de l’« Axe du mal » et d’Israël qui est déjà démocratisé. Cette zone est vouée aux bienfaits de la démocratie de marché grâce à l’intervention de groupes de la société civile séléctionnés par Madeleine Albright et subventionés par le département d’État.
Le 9 mai 2002, le président Bush annonçait incidemment dans un discours à l’université de Caroline du Sud son intention de lancer une initiative de partenariat avec le Proche-Orient (Middle East Partnership Initiative - MEPI). Il se serait agi aussi bien de promouvoir la littérature que la création d’entreprise, mais aussi de soutenir de grands projets comme la création d’une zone régionale de libre-échange et celle d’un forum sur la réforme judiciaire. Ce programme de subventionnement était présenté au contribuable états-unien comme une nécessité de sécurité nationale : le développement du Proche-Orient mettrait fin au terrorisme.
Pour les populations concernées, cette rhétorique, commune chez les Atlantistes, est injurieuse. Elle se fonde sur des présupposés psycho-ethniques : les musulmans vivent dans des pays sous-développés et non-démocratiques où ils accumulent des frustrations ; leur jalousie pour le mode de vie occidental les pousse à commettre des attentats terroristes contre des innocents. Il faut donc résoudre leurs problèmes à leur place.
Le concept, encore imprécis, d’initiative de partenariat avec le Proche-Orient fut âprement discuté à Washington. À l’approche de l’invasion de l’Irak, le département d’État voulait offrir un espoir au monde arabe. Tandis que le Pentagone imaginait la bataille d’Irak comme la première étape du remodelage du Proche-Orient. Le 10 juillet 2002, le Conseil consultatif de la politique de défense, présidé par Richard Perle, écouta un long exposé sur l’infériorité de la culture musulmane et la nécessité d’en détruire le noyau central : la tutelle des Séoud sur La Mecque. En définitive, le 12 décembre 2002, le secrétaire d’État Colin L. Powell annonça devant la très réactionnaire Fondation Héritage qu’il formalisait la MEPI en un simple programme de subventions doté de 90 millions de dollars pour 2003 [1]. Il est subdivisé en quatre piliers :
– Économie : aide à la compétitivité, aide à l’investissement, aide à la création d’entreprises ;
– Politique : renforcement de la société civile, promotion de l’État de droit, renforcement du pluralisme des médias ;
– Éducation : accès de tous à l’école, amélioration des enseignements, promotion des qualifications adaptées au marché du travail ;
– Droit des femmes.
Le tout pour l’ensemble des États allant du Maroc à l’Arabie saoudite, et excluant la Libye, Israël, la Syrie et l’Irak, selon un découpage administratif en cours à Washington, mais sans réalité géopolitique [2]. Ce programme, somme toute très limité, fut confié au secrétaire d’État adjoint Richard Armitage et à la directrice du Bureau des affaires proche-orientales, Elizabeth Cheney (fille du vice-président Dick Cheney notoirement opposé au MEPI). Bref, les grands mots se diluèrent dans la bureaucratie washingtonienne.
La MEPI fut relancée, le 6 novembre 2003, par le président George W. Bush lors de son discours à la Fondation nationale pour la démocratie (NED). Il replace alors l’initiative dans le cadre d’un plan plus général d’ingérence démocratique pour transformer le Proche-Orient. 40 millions de dollars supplémentaires sont débloqués pour financer des associations pro-états-uniennes et des médias de propagande pudiquement qualifiés « d’organes de diplomatie publique » [3]
Dans la pratique, la MEPI restait aussi floue : aucune stratégie lisible, mais une accumulation d’opérations de plus ou moins grande envergure utiles à court terme. Ainsi les deux premiers congrès internationaux organisés par la MEPI, le Forum judiciaire de Manama (15-17 septembre 2003) et le Forum économique arabe de Detroit (28-30 septembre 2003), furent dominés par les questions relatives au bonnes affaires irakiennes et au projet de constitution pour l’Irak. Le troisième congrès, Vers une nouvelle architecture financière du monde arabe, fut en réalité une récupération du symposium annuel de l’Union des banques arabes à Beyrouth (9-10 octobre 2003) pour tenter de leur imposer des normes en matière de lutte contre le financement du terrorisme et pour mettre en place un système bancaire libéral en Irak.
S’appuyant sur le Rapport sur le développement humain arabe, publié par les Nations Unies, l’administration Bush révisa sa copie et imagina une initiative pour le Grand Proche-Orient (Greater Middle East Initiative - GMEI). Ce projet, qui doit être présenté en juin 2004 au sommet du G8 de Sea Island (Géorgie), a fuité dans Al Hayat en février.
Dans un premier temps, il a été présenté par le département d’État comme la réédition dans le monde arabe du processus d’Helsinki qui aurait amené la démocratie dans l’ancien empire soviétique. Cette comparaison suscita immédiatement un rejet par tous les États intéressés. Comme le fit remarquer le prince Saud al-Faisal, « Les résultats sur l’Union soviétique sont bien connus. Elle a été brisée. Elle a souffert de privations économiques. Son peuple a été le plus malheureux pendant deux décennie ». Et le docteur Marwan Muasher, ministre jordanien des Affaires étrangères, de conclure : « Notre objectif est que ce document ne voit jamais le jour ».
Le Grand Proche-Orient est un concept bureaucratique surprenant. Il comprend les États de la MEPI, plus l’Afghanistan, le Pakistan, l’Irak et la Turquie (éventuellement la Libye, ce n’est pas tout à fait clair). La zone concernée correspond en fait aux critères de la guerre au terrorisme, ce qui en dit long sur les objectifs réels du plan. Plusieurs auteurs ont relevé une similitude avec un ancien plan du Likoud de remodelage de la région qui permettrait le développement territorial d’Israël et l’affaiblissement des autres États de la région.
Aussi, dans un second temps, l’administration Bush a évacué la comparaison au processus d’Helsinki. D’autant que les accords d’Helsinki comprenaient trois « corbeilles », la première pour la sécurité, la seconde pour l’économie et la troisième pour les Droits de l’homme. Or, dans le cas du GMEI, Washington n’a absolument pas l’intention d’évoquer les problèmes régionaux de sécurité qui impliquerait le règlement de la question palestinienne et l’évacuation de l’Irak.
On peut mesurer l’évolution des intentions états-uniennes au regard de deux événements. Le GMEI a provoqué une rupture au sein de la Ligue arabe entre les États dont les gouvernements se mettent à la remorque de Washington et les autres. En définitive, le président tunisien, Ben Ali, a annulé le sommet la veille de sa tenue pour couper court au débat. Simultanément, la Fondation nationale pour la démocratie (NED/CIA) accélère son ingérence. Elle a ainsi organisé un Congrès des démocrates du monde islamique à Istanbul (12-15 avril 2004).
Pendant trois jours, 190 délégués ont débattu pour ratifier une charte pré-écrite, la Plate-forme pour la gouvernance démocratique dans le monde musulman. On a donc vu l’Institut démocratique national pour les Affaires internationales (NDI) de Madeleine Albright donner des cours de bonne conduite à des leaders musulmans. Ainsi, un État dont le président n’a pas été élu, mais désigné par fraude, qui a suspendu une partie des libertés fondamentales (USA Patriot Act), qui a construit un camp de concentration (Guantanamo), qui assassine les journalistes de télévision arabe, qui organise des coups d’État (Venezuela, Géorgie), qui attaque et occupe d’autres États (Afghanistan, Irak), qui enlève un président élu (Haïti), qui approuve des exécutions extra-judicaires et des annexions territoriales (Palestine) etc. se pose en modèle de démocratie. Le paradoxe est que le niveau d’exigence des participants musulmans étant plus élevé que celui des organisateurs états-uniens, certains d’entre eux ont utilisé la tribune qui leur était offerte pour stigmatiser la politique de Washington et ont observé que bien des points de la charte ne sont pas remplis par les États-Unis.
Sans peur du ridicule, les orateurs états-uniens ont félicité la Turquie, pays hôte, pour son évolution démocratique, alors qu’elle est aujourd’hui dirigée par un parti politique qu’ils firent interdire et qu’ils condamnèrent la décision du Parlement turc de ne pas participer à l’invasion de l’Irak. Et avec la condescendance propre aux empires, les mêmes orateurs ont disserté sur la compatibilité de l’islam et de la démocratie, au moment même où leur président recevait Ariel Sharon à la Maison-Blanche et en souscrivant à la notion d’« État juif » rejetait les droits inaliénables des Palestiniens.
Le 19 février, Dominique de Villepin, en expliquant la position française au Figaro, condamnait sans appel la démarche de Washington : « Il faut partir des besoins et des attentes des pays du Moyen-Orient et ne pas chercher à leur dicter des solutions. Il est donc important de les associer le plus en amont possible à notre réflexion, dans la logique d’un véritable partenariat. Il faut aussi éviter une approche trop uniforme : on ne peut traiter de la même façon le Maghreb, le Proche-Orient et les pays du Golfe. On ne doit pas davantage tout centrer sur les questions de sécurité. Pour réussir, notre démarche doit être globale et prendre en compte toutes les dimensions, politique, économique, sociale, culturelle, éducative. Sinon, notre initiative risque d’apparaître comme étant motivée par nos seuls intérêts de sécurité plutôt que par le souci du développement de la région. Enfin, si nous voulons être crédibles, nous ne pouvons pas ignorer le conflit israélo-palestinien. Recréer une dynamique de paix est une condition indispensable à toute initiative dans la région. (...) Nous sommes opposés à des stratégies qui seraient celles d’un Occident inquiet cherchant à imposer de l’extérieur des solutions toutes faites. »
[1] Les chiffres annoncés ne correspondent pas aux sommes effectivement dépensées. Le budget réel de la MEPI était de 29 millions de dollars pour la fin 2002, 90 millions pour 2003, et devrait être de 89 millions pour 2004.
[2] L’Iran, qui était initialement exclu du programme devrait faire l’objet de 1,5 millions de dollars de subventions en 2004. Elles seront destinées aux associations anti-gouvernementales.
[3] Le président Bush annonce une enveloppe de 80 millions de dollars, mais seuls 40 sont destinés aux États de la MEPI.
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