Pour le président James Madison (1751-1836), l’un des pères fondateurs des États-Unis, « Le système politique États-unien fut basé sur l’inégalité naturelle des hommes ». En effet, la valeur philosophique triomphante étant la richesse et la richesse engendrant le pouvoir, les personnes exerçant le pouvoir -une minorité supérieurement douée et essentiellement composée d’hommes blancs- n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs. La population, quant à elle, doit se contenter de la lutte économique pour répondre à sa quête de sens. On ne s’étonnera donc pas de constater que les législateurs états-uniens se présentent comme les défenseurs de groupements d’intérêts et non de l’intérêt général. Et que, dans la pratique, ils défendent souvent leurs intérêts personnels plutôt que ceux des groupes coalisés qu’ils prétendent représenter. Qu’il s’agisse des contributions de campagne, qu’ils peuvent parfois encaisser à titre personnel, ou du vote des lois, soumis à d’importantes pressions et incitations de la part des lobbies, les élus sont constamment confrontés à des conflits d’intérêts.
Comme dans les États européens, les institutions locales se prêtent beaucoup plus que les autres à des trafics d’influence et à la corruption. D’autant que l’absence de lois d’encadrement et la sous-exposition médiatique, qui sont la règle dans les Parlements des États fédérés, garantissent une quasi-impunité.

« La meilleure Démocratie que votre argent puisse acheter »

Ces questions ont occupé une place centrale dans un projet conduit par le Center for Public Integrity, organisation à but non lucratif, non-partisane, menant des recherches sur les thématiques nationales importantes liées à l’éthique de la fonction publique. En informant le public pour lui donner des armes qui lui permettent de confronter les élus à leur responsabilité, le CPI ne fait que mettre en pratique la thèse pourtant évidente de Thomas Jefferson, autre Père fondateur mais dont l’héritage est moins présent, selon laquelle la Liberté ne peut s’exercer dans l’ignorance, du moins tant que la civilisation règne.

Le Centre for Public Integrity fut officiellement créé en 1990 par le journaliste Charles Lewis, qui avait auparavant réalisé des enquêtes pour la chaîne ABC et l’émission 60 minutes de CBS. Financé à 90 % par des fondations, le centre a d’abord publié une lettre d’information sur support papier, The Public i, avant de s’appuyer sur une large audience en ligne. Après avoir mené des enquêtes sur le gouvernement fédéral, avec la série The buying of the President et The buying of the Congress, le CPI s’est attaqué à l’élaboration du volumineux dossier des conflits d’intérêts au niveau des États fédérés dès le début des années 90, à la demande de la presse qui perdait un temps précieux à rassembler des informations dans les bureaux poussiéreux des Capitoles d’État. En rendant accessibles, par une banque de données informatisée, les enregistrements de milliers de contributions électorales et de déclarations de revenus des élus, il permit aux observatoires et organes de presse de pouvoir tracer des liens entre le lobbying et les lois ou réformes effectivement votées, qui s’éloignent souvent des promesses de campagne.

Les premières expérimentations dans les États de l’Illinois et de l’Indiana révélèrent aussitôt l’utilité de cette initiative en débusquant des élus de tous partis confondus qui proposaient et votaient des lois profitant directement à leur employeur, ou à des donateurs qui en retour finançaient généreusement leur campagne. Les colonnes des journaux locaux se remplissaient d’articles traitant de la corruption ou des conflits d’intérêts à mesure que le Centre publiait le résultat de ses enquêtes.

Fort de ces premières expériences réussies, le Centre décida d’étendre son champ de recherche à l’ensemble des États en 1999, examinant les lois d’éthique, de conflits d’intérêts et de déclaration financière applicables aux 7.400 législateurs d’État d’une côte à l’autre. Le fait que 41 États aient recours à des législateurs à temps partiel les conduisit à examiner de même les déclarations financières des élus, quand toutefois elles étaient obligatoires [1], afin de donner aux électeurs les moyens de contrôler si leurs impôts sont effectivement consacrés à la défense de leurs intérêts.

Le résultat de ce travail de fourmi fut intégralement numérisé et mis à disposition du public sur le site du Center for Public Integrity. Un consortium de 50 organismes de médias s’est appuyé sur ces travaux pour révéler à son public les interactions entre les intérêts financiers privés des élus et leur activité de législateurs.

L’ouvrage intitulé Capitol Offenders [2], publié en 2002, rassemble les résultats et analyses de cinq années de recherches du CPI. Si les conflits d’intérêts au niveau fédéral sont régulièrement dévoilés par l’entremise des médias, explique l’introduction du livre, les États-uniens ne soupçonnent pas à quel point les organes législatifs des États fédérés sont le lieu d’une corruption organisée par les lobbies, cautionnée par les élus et parfois même régie par des lois.

L’un des facteurs favorisant la banalisation des conflits d’intérêts est le manque d’intérêt du grand public pour les Parlements d’État [3], contrairement au Parlements fédéral qui est en permanence sous les projecteurs de la presse nationale et donc soumis à la vigilance publique. De même, les revenus extérieurs des législateurs d’État ne sont pas limités, contrairement à ceux des membres du Congrès fédéral. Les premiers doivent fréquemment avoir un emploi extérieur car leurs revenus parlementaires ne sont pas suffisants, alors que les seconds touchent un salaire conséquent. La disparité des lois selon les États semble par ailleurs décourager tout travail d’observation et d’analyse globale du fonctionnement des chambres d’élus.

Au-delà du pouvoir décisionnel sur l’exercice de leur propre mandat, comme sa durée, le financement des campagnes ou le redécoupage des circonscriptions, le CPI note que la plupart du temps ce sont les législateurs des États eux-mêmes qui sont chargés de définir les limites de l’action des lobbies ainsi que leur propre encadrement juridique. C’est le schéma classique de la démocratie à l’anglo-saxonne ; élite économique et élite politique se confondent, le tout fonctionnant en vase clos. On vend alors aux électeurs des programmes déconnectés de la réalité pendant que les lobbies organisent le pillage des fonds publics au profit des quelques entreprises qui ont leurs entrées au Parlement. La méthode est simple, mais elle fonctionne toujours étonnamment bien.

Capitol Offenders rappelle à plusieurs reprises des faits essentiels : en 1999, 36.959 entreprises, entités commerciales ou groupements d’intérêts étaient répertoriés comme faisant du lobbying auprès des législateurs des États fédérés, ce qui équivaut à 6 groupes de lobbying pour chaque élu ! Par ailleurs, 18 % des parlementaires d’État ont des liens financiers avec des entités commerciales ou organisations faisant du lobbying auprès des gouvernements fédérés. Au cours des périodes électorales de l’année 1998, individus et organisations ont versé plus de 1,1 milliard de dollars aux candidats, ce qui revient à une effarante moyenne de plus de 150.000 dollars de contribution pour chaque élu en fonction. Enfin, entre 1998 et 2002, plus de 100.000 lois ont été adoptées par les États fédérés, affectant la vie de chaque citoyen états-unien.

La dérégulation énergétique : un pillage organisé s’appuyant sur les lobbies

Capitole de l’État du Texas, à Austin. Le plus grand en superficie,
il est aussi celui où siège le plus grand nombre de parlementaires
ayant des intérêts dans l’industrie de l’énergie (30 sur 181).

Prenons l’exemple du secteur énergétique [4]. Les parlementaires de Californie l’ont dérégulé en 1996, puis 24 autres États ont suivi leur exemple. Cette nouvelle législation a permis à des géants du courtage, comme Enron, de réaliser des profits maximaux, mais à provoqué l’effondrement de l’offre jusqu’aux mégas pannes d’électricité. Or, le CPI a mis en évidence qu’en 1998, 22 % des élus de la Chambre des représentants de Californie étaient extérieurement liés à l’industrie énergétique. Des parlementaires ont reçu des millions de dollars de pots-de-vins de la part de firmes du secteur énergétique, sous forme de contribution à leur campagne de réélection ; inévitablement ils finirent par voter une loi qui renvoyait franchement l’ascenseur à ces généreux donateurs. Pendant le débat sur les lois de dérégulation, quelques parlementaires influents furent régalés à hauteur de 9000 dollars par tête en repas, boissons et voyages à l’étranger [5]. À cette époque, les élus se livraient aussi à un jeu de chaises musicales en alternant mandats législatifs et emplois dans l’industrie énergétique, ce qui leur assurait une bonne maîtrise de la situation.
L’argument principal de ces avocats de la dérégulation était celui de la concurrence qui tire les prix vers le bas. En réalité, certains Californiens connurent une augmentation de leur facture d’électricité allant jusqu’à 300 %, et durent renoncer à toute stabilité des prix. Ainsi, des sommes considérables passèrent de la poche des contribuables directement aux caisses des fournisseurs privés d’électricité, qui n’hésitaient pas à faire du chantage à l’approvisionnement pour demander que les plafonds de prix de vente aux consommateurs soient relevés ou tout simplement supprimés. Une autre conséquence de la dérégulation était le fait que lorsque la demande est élevée, les plus gros fournisseurs peuvent limiter la production et attendre que les prix augmentent pour vendre l’électricité. En raison de la concurrence accrue et du resserrement des coûts qui en résulte, la capacité de production électrique était étirée au point où en 2000 des coupures alternées (rolling blackouts) furent mises en place afin de prévenir une catastrophe en chaîne.

Le scandale des comptes de la société de courtage en énergie Enron, et par extension celui de la dérégulation du secteur de l’énergie, ont réveillé une partie de l’opinion publique états-unienne qui croyait toujours aux miracles de la politique du laisser-faire. Malheureusement il était déjà trop tard ; la Californie dès 2000, puis le Nord-Ouest en 2003, connurent une des plus sombres périodes de leur histoire, en tous cas sans éclairage.

Asphyxie des instances de contrôle

Seuls 23 États ont une commission indépendante d’éthique régulant la conduite de leurs parlementaires, les 27 restants laissant la surveillance à des comités déontologiques, ce qui veut dire que les élus se surveillent eux-mêmes [6]. Quatre États parmi ces derniers n’ont pratiquement aucun texte pour régir les pratiques de leurs élus : le Michigan, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud et le Vermont. Neuf autres ont créé des agences indépendantes chargées d’appliquer les lois sur les déclarations de revenus et d’activité. Ils se contentent généralement de collecter les déclarations. D’autres se sont simplement contentés de confier ces questions aux secrétaires d’État ou procureurs généraux.

Dans bien des cas, les législateurs ont trouvé des failles qui leur permettent d’affaiblir les comités et agences d’éthique législative. La plus facile à exploiter est le financement de ces organismes, sur lequel les élus ont souvent leur mot à dire. Quand ils n’utilisent pas simplement leur vote pour contrer la création de telles commissions, les élus les étouffent en limitant leur budget. Malgré cela les initiatives citoyennes, qui permettent de faire voter les lois directement par les électeurs, ainsi que les référendums populaires, qui permettent aux électeurs d’approuver ou de rejeter une loi, connaissent un succès croissant. Ainsi, dans 22 États, des initiatives citoyennes ont abouti à la limitation du nombre de mandats consécutifs autorisés pour les législateurs.

L’enquête du CPI a révélé que, depuis 1990, au moins 78 parlementaires en activité ou ayant quitté leur mandat ont plaidé coupable, n’ont pas fait appel ou ont été condamnés pour divers crimes et délits. Certains ont continué d’occuper leur siège malgré leur condamnation.

Les cabinets d’avocats tombent sous le coup de règlements les empêchant de représenter les deux parties d’un même procès. L’Association Médicale Américaine préconise aux généralistes de ne pas toucher de commission lorsqu’ils aiguillent leurs patients vers des spécialistes. Les groupes de presse interdisent aux journalistes financiers d’investir dans les entreprises sur lesquelles ils écrivent et les joueurs de baseball ne sont pas autorisés à faire des paris sur les matchs de baseball. Il devrait en être de même pour les législateurs des États fédérés, pour qui il existe beaucoup moins de garde-fous que pour les membres du Congrès fédéral. Occupés par leur gagne-pain en dehors du Parlement, les élus locaux n’ont souvent pas le temps d’étudier les lois qu’ils votent. Par défaut, ils s’appuient donc sur les conseils avisés des lobbyistes pour prendre leurs décisions. Enfin, malgré l’imposant travail effectué par le CPI, beaucoup d’éléments d’information permettant d’identifier les intérêts privés défendus par les législateurs restent hors de portée de la vigilance publique, simplement parce que les législateurs définissent eux-mêmes ce qui est du domaine de leur intérêt privé ou pas.

La morale puritaine, dont se prévaut la classe dirigeante aux États-Unis, condamne sévèrement non seulement la corruption active, mais aussi l’acceptation de situations où l’on est susceptible de céder à un conflit d’intérêt. Le département d’État conduit des campagnes au sein des institutions internationales, comme l’OCDE ou l’ONU, pour sanctionner des comportements qui portent atteinte à la libre-concurrence. La NED/CIA, via l’association Transparency International, dénonce les États qui tolèrent les bakchichs.
Cependant, la même morale puritaine s’accommode sans difficulté des mêmes pratiques lorsqu’elles sont légalisées. Elle ne s’indigne pas des flots d’argent versés par de grandes entreprises sur les élus locaux états-uniens pour acheter leurs votes dès lors que les lobbyistes sont dûment répertoriés et les sommes déclarées.
Dans la pratique, les lois d’encadrement éthique aux États-Unis n’ont pas pour finalité d’interdire la corruption, mais de la légaliser et de la rendre transparente. Le marché des élus est érigé en libre-marché et les élus eux-mêmes se vendent en respectant des règles de libre-concurrence.
Dans les États du tiers-monde, on encaisse discrètement des dessous-de-table. Aux États-Unis on déclare des pots-de-vins sous le nom politiquement correct de « contributions ». Dans les États du tiers-monde, on peut acheter des dérogations aux lois. Aux États-Unis, on peut acheter les lois.

[1Les États de l’Idaho, du Michigan et du Vermont n’obligeant pas leurs élus à communiquer le montant et la provenance de leurs revenus, le centre a dû renoncer à enquêter sur ce volet dans les États concernés.

[2Capitol Offenders par Diane Renzulli et le Center for Public Integrity, Pi Books, 2002. Le titre fait référence à l’« offense capitale », ou crime passible de la peine de mort, et au Capitole qui est le bâtiment du Parlement de chaque capitale d’État.

[3ndr. Dans cet article, le qualificatif « d’État » correspond au niveau de l’État fédéré, par opposition à « fédéral » qui correspond au niveau national, c’est-à-dire Washington.

[4Ibid. p. 109

[5Ibid. p. 126

[6Ibid. p 246