Avant même l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, le président Woodrow Wilson confia à son conseiller George Creel le soin de créer un système national de propagande : le Committee on Public Information (CPI), constitué sur le modèle britannique de Wellington House. Ce fut la première agence étatique au monde à recourir au cinéma pour manipuler les masses, un exemple qui devait être bientôt suivi par Joseph Goebbels en Allemagne et Serge Tchakhotine en URSS. En 1915, un Comité de coopération de guerre (War Cooperation Committee) fut constitué pour établir la liaison avec le syndicat patronal de l’industrie cinématographique (Motion Picture Industry of America). Depuis lors, les liens entre Hollywood et l’État fédéral états-unien se sont parfois distendus, mais n’ont jamais été rompus.
Après les attentats du 11 septembre 2001, le Comité de coopération de guerre a été reconstitué par le biais d’un accord entre la Maison-Blanche et Jack Valenti, actuel président de la Motion Picture Association of America, ultérieurement étendu à la Paramount, CBS television, Viacom, Showtime, Dreamwork, HBO et MGM.
Les récents produits hollywoodiens à caractère politique doivent donc être lus au travers de cet accord. S’ils ne sont pas tenus de soutenir l’administration Bush et peuvent amplement critiquer son action, ils doivent participer à l’effort de la « guerre au terrorisme ». Et ces films sont d’autant plus efficaces, en termes de propagande, qu’ils contestent les solutions apportées par le pouvoir pour mieux en valider les problématiques.
Attaché à démasquer les manipulations de l’opinion publique, le Réseau Voltaire publiera une série d’études sur les grands films politiques actuels. Il ne s’agira pas pour nous d’apprécier la valeur artistique de ces œuvres, mais de mettre en lumière les ambiguïtés d’une production qui, sous couvert de contester ce qui n’est aucunement défendable, vise à faire admettre par le spectateur à son insu une vision falsifiée du monde pour le précipiter dans le choc des civilisations.

George Clooney contre les guerres du pétrole

Le 22 février sort en France Syriana, long métrage de Stephen Gaghan produit par George Clooney. Ce thriller haletant et cynique a déjà suscité de vifs débats outre-Atlantique [1] où il est présenté comme hautement polémique. Son sujet : la lutte acharnée des États-Unis pour le contrôle des dernières ressources pétrolières. Peu de fictions états-uniennes ont évoqué la question de manière aussi frontale. Pour ce projet, George Clooney s’est associé à Participant Productions, société créée par Jeff Skoll (le fondateur d’eBay) qui organise, par le biais du cinéma, de grandes campagnes d’action sociale. Chaque film coproduit par Participant tente de populariser un thème précis. Dans le cas de Syriana, la campagne, soutenue par les principales associations écologistes comme le National Resources Defense Council et le Sierra Club, est axée sur l’adoption d’une nouvelle politique énergétique. Leur objectif n’est pas de dénoncer les guerres de ressources, mais de protéger l’environnement en réduisant la dépendance des États-Unis au pétrole, ce qui dispensera de conduire des guerres au Proche-Orient et d’affronter des terroristes. Ce thème est si consensuel aux États-Unis qu’il a été repris par le président George W. Bush dans son discours sur l’état de l’Union du 31 janvier 2006. Rien d’étonnant donc à ce que le scénario de cette œuvre pseudo-contestataire ait été nominé aux Oscars.

L’histoire commence dans un émirat non identifié du Golfe Persique, qui suggère l’Arabie saoudite. Le prince Nasir, fils aîné de l’émir et ministre des Affaires étrangères, annule le contrat qui accordait les droits de forage d’un gisement de gaz naturel à l’entreprise Connex, géant états-unien de l’énergie. Il accorde ces droits à la Chine, qui est prête à les payer plus cher. C’est un grave revers pour les intérêts états-uniens dans la région. La Connex licencie brutalement de nombreux ouvriers immigrés, en majorité pakistanais qui, loin de l’opulence de la famille régnante, vivaient déjà dans le plus grand dénuement.
Au même moment Killen, une firme texane plus modeste, obtient les droits de forage d’un gisement de pétrole kazakh très convoité. Lorsque la Connex décide de fusionner avec Killen, le département de la Justice des États-Unis charge le cabinet d’avocat Sloan Whiting de vérifier la légalité de la manœuvre. Son directeur, Dean Whiting, confie l’enquête à un avocat ambitieux, en lui recommandant de ne surtout rien découvrir d’illégal.
Parallèlement à ces intrigues, Bob Barnes, agent de la CIA basé au Proche-Orient (interprété par Georges Clooney), exécute sans états d’âme ses missions - le plus souvent, des assassinats. Barnes est persuadé de servir loyalement son pays. Mais sa perception du monde va bientôt basculer…

L’essentiel des gisements d’hydrocarbures encore productifs va progressivement se concentrer au Proche-Orient. Syriana souligne le tarissement inéluctable et déjà avancé des réserves mondiales exploitables. Un phénomène qui remet en cause le modèle de développement des pays industrialisés – en premier lieu des États-Unis, totalement dépendants de cette source d’énergie – et qui va modifier à terme les rapports de force internationaux [2] Le film stigmatise l’implacable volonté des États-Unis de contrôler les gisements clés. Et cela, quel qu’en soit le prix. A contrario, il cloue le bec à tous ceux qui s’opposent à la guerre en Irak, mais veulent continuer à remplir le réservoir de leur 4x4 sans se poser de questions existentielles.

Un film de gauche inspiré par Robert Baer

George Clonney a souhaité porter à l’écran le livre souvenir de l’ex-agent secret Robert Baer, See No Evil : The True Story of a Ground Soldier in the CIA’s War on Terrorism [3]. En définitive, le scénario a aussi beaucoup emprunté au second livre de Baer, Sleeping with the Devil, How Washington Sold Our Soul for Saudi Crude [4].

Robert Baer lorsqu’il était en poste au Proche-Orient pour la CIA

S’il est difficile de classer Robert Baer sur l’échiquier politique états-unien, il est simple d’identifier le groupe dont il est devenu le porte-parole. Baer, qui a été en poste au Proche-Orient et à Paris, a officiellement quitté l’Agence de Langley en 1997 en dénonçant le manque de volonté dans la lutte contre l’islamisme. Après l’attribution des attentats du 11 septembre 2001 à Al Qaïda, il n’a pas manqué d’apparaître comme un visionnaire que l’on avait eu tort de ne pas écouter. Ses ouvrages sont un long plaidoyer pour le renforcement de la branche action de la CIA, dont il faisait partie, c’est-à-dire pour le développement de l’intervention secrète et des coups tordus. Ses descriptions du péril islamiste relèvent de la fabrication de l’ennemi imaginaire, indispensable à la justification de la guerre au terrorisme. Son second livre surfe sur la vague d’opposition à la guerre en Irak pour mieux conduire le lecteur à approuver la cible suivante : l’Arabie saoudite, selon un raisonnement que l’on a déjà vu à l’œuvre chez Michael Moore dans Fahrenheit 9/11 et qui est directement repris du Conseil de défense du Pentagone.

Le scénario de Syriana imbrique plusieurs récits, impliquant de nombreux personnages entre Orient et Occident, tous liés par ce même enjeu. Une construction complexe, fragmentée, qui déroute le spectateur et le plonge dans une tension palpable. Elle est l’œuvre du réalisateur Stephen Gaghan, qui a déjà obtenu un Oscar pour le scénario de Traffic.

Célèbre libéral, dans le sens anglo-saxon du terme, (il s’était fermement opposé à l’agression des États-Unis contre l’Irak), George Clooney mène depuis quelques années une triple carrière d’acteur, de réalisateur et de producteur. Il y a cinq ans, il a fondé avec le cinéaste Steven Soderbergh Section Eight, société de production au nom prometteur (« Section Eight » est un terme militaire états-unien qui signifie une mise à pied pour inaptitude physique ou mentale). Clooney et Soderbergh financent des projets originaux et ambitieux, tel Far from Heaven (Loin du Paradis) (2003), hommage flamboyant de Todd Haynes aux mélodrames sociaux de Douglas Sirk. L’année 2005 représente une étape de plus pour Section Eight, qui vient de sortir aux États-Unis deux films ouvertement politiques : Good Night, and Good Luck, portrait réalisé par Clooney d’Edward R. Murrow, journaliste qui contribua à décrédibiliser McCarthy, et Syriana.

On peut s’étonner, pour ce dernier film, du choix d’adapter Robert Baer, faucon particulièrement extrémiste qui accrédite dans ses livres la fameuse thèse de l’affaiblissement et de la désorganisation de la CIA. Une CIA prétendument sacrifiée par le gouvernement pendant des années, et donc incapable de prévoir et de contrer les actes terroristes. Le fil conducteur des différentes intrigues de Syriana est pourtant bien le personnage de Bob Barnes, agent de la CIA calqué sur Baer. Néanmoins, See no Evil n’est qu’un point de départ pour le scénario de Stephen Gaghan, même si le vrai Robert Baer joue un petit rôle dans le film – celui d’un officier de l’Agence… De fait, l’image de la CIA est peu flatteuse : c’est une organisation criminelle, opaque, tentaculaire, qui pratique la manipulation et l’assassinat à grande échelle. En outre, le film fait clairement allusion à la guerre en Irak, cette trop réelle guerre du pétrole. Dans les locaux de la CIA à Washington, Bob Barnes assiste à une réunion du « Committee to Liberate Iran », une organisation regroupant responsables politiques, hommes d’affaires et agents de renseignement. Référence directe au Committee for the Liberation of Iraq (CLI) [5] et à la toujours active Coalition for Democracy in Iran [6], fondée par plusieurs néo-conservateurs du CLI. Il semble donc s’agir d’une prise de position contre l’une des prochaines guerres états-uniennes – l’attaque annoncée de l’Iran.
Une partie du récit de Syriana ressemble ainsi à un véritable réquisitoire contre la CIA et les méthodes de pouvoir à Washington. L’une des dernières images du film montre la « frappe chirurgicale » lancée par la CIA pour se débarrasser de l’« anti-Américain » Nasir. Bob Barnes, lâché par l’Agence et comprenant qu’il a été manipulé toute sa vie, tente d’avertir le prince. Il disparaît avec lui, pulvérisé par un missile.

Cependant, George Clooney nie la sincérité de ce message en affirmant dans les notes de production : « L’un des aspects de l’histoire de Bob [Barnes] est le démantèlement systématique de la CIA et ses conséquences. Le résultat, c’est qu’au Moyen-Orient il reste peu d’agents parlant arabe, ce qui est dangereux. Le concept était le suivant : la Guerre froide étant terminée, nous n’avons plus besoin de réseaux de surveillance, d’agents de terrain. Ainsi, Bob se retrouve pris dans une véritable opération de dégraissage. » [7].
Premier paradoxe troublant, alors que le film brosse un tableau extrêmement sombre de la société états-unienne.

Les gigantesques profits engrangés par les compagnies pétrolières entraînent logiquement corruption et intrigues de pouvoir. Mais c’est le système économique et politique dans son ensemble qui est gangrené, le contrôle de l’or noir justifiant de subtiles relations incestueuses entre État, services secrets, secteur juridique et multinationales. Un businessman du pétrole déclame d’ailleurs, dans une scène mémorable, un éloge cynique de la corruption. Quant aux enjeux financiers de l’industrie pétrolière états-unienne, on peut les illustrer par les résultats du numéro un mondial Exxon-Mobil pour 2005 : plus de 36 milliards de dollars de bénéfices, soit un montant supérieur au PIB de 125 des 184 pays classés par la Banque Mondiale.
George Clooney enfonce le clou dans une interview récente : « Ce n’est pas une attaque contre l’administration Bush, c’est une attaque contre le système qui est en place depuis 60 ou 70 ans, et au centre duquel s’est toujours trouvé le pétrole ». Une analyse contredite par ses précédentes déclarations sur la CIA, qu’il s’agirait selon lui de renforcer ! En lisant entre les lignes, on pourrait lui attribuer une simple volonté d’alternance – le retour au pouvoir des démocrates comme gage d’assainissement du système ?

Sur le tournage du film à Casablanca (Maroc)

Syriana tente malgré tout de faire exister à l’écran des personnages et des pays généralement absents des produits hollywoodiens, sinon à des fins de basse propagande. Clooney et son réalisateur Stephen Gaghan affirment vouloir faire découvrir au public états-unien des problématiques qui lui sont totalement étrangères. Le respect des différentes langues, chose très rare à Hollywood, est à souligner ; au Liban, on parle arabe, à Téhéran, farsi ; les immigrés pakistanais de l’émirat conversent en ourdou. De même, les images sont captées le plus souvent possible sur les lieux de l’action ; les scènes situées dans le Golfe Persique ont ainsi été filmées dans la métropole ultra-moderne de Dubaï et ses environs. C’est la première fois qu’une production états-unienne tourne officiellement dans cet émirat. Les décors censés représenter Beyrouth et Téhéran ont en revanche été reconstitués à Casablanca, officiellement pour raisons de sécurité.
La représentation des Arabes et des Orientaux cherche, sans toujours y parvenir, à éviter la caricature. Le prince Nasir, l’un des seuls personnages positifs du film, incarne par exemple la raison et le progrès. Il veut rompre avec les États-Unis, anticipe l’épuisement des gisements pétroliers et souhaite démocratiser les institutions. « C’est le nouveau Mossadegh ! » s’exclame avec admiration un jeune conseiller états-unien converti à ses vues. La référence est savoureuse, et anticipe le dénouement du film…

Une attention particulière est apportée à la description des conditions de vie des ouvriers immigrés qui travaillent dans les installations pétrolières de l’émirat. Logés dans des baraquements sordides, ils triment pour un salaire de misère, sans le moindre droit. Le récit s’attache à un groupe de Pakistanais. Lorsque la Connex licencie massivement, le jeune Wasim et son père perdent à la fois leur travail et leur permis de séjour. La vie quotidienne du jeune homme, entre les baraquements surchauffés et l’errance dans le désert environnant, prend des aspects presque documentaires. Voici une réalité méconnue de la guerre du pétrole. Un prolétariat déraciné et soumis à une forme moderne d’esclavage. Le personnage de Wasim est assez finement observé ; c’est un adolescent sensible et doux, très émouvant.
Mais… il est musulman.

Là commencent les limites du respect et de la représentation prétendument objective. Ayant perdu depuis son licenciement tout droit de séjour dans l’émirat, brutalisé par les services de police, Wasim n’a aucune perspective. Poussé par la faim et le désespoir, il se met à fréquenter, avec un ami, une école coranique, dans laquelle il peut manger gratuitement. L’enseignement y semble d’abord modéré. Mais soudain apparaît un religieux plus jeune et nettement moins sympathique. On l’identifie immédiatement comme nuisible, pour l’avoir vu précédemment voler un missile Stinger. Son apparence est frappante : c’est un Arabe au regard bleu et sournois. Il n’a qu’un but : endoctriner les jeunes recrues pour leur faire commettre des attentats suicides. L’histoire de Wasim est dès lors une accumulation de clichés improbables. L’adolescent songeur et si peu religieux se transforme en un temps record en fanatique, qui précipitera une barque bourrée d’explosifs contre le flanc d’un tanker états-unien. On aura reconnu au passage une allusion à l’attentat commis en 2000 contre le navire militaire USS Cole. Clooney et Gaghan ont maintes fois exposé un autre de leurs desseins : expliquer les actes terroristes par la misère, l’humiliation et la révolte, et montrer les êtres simplement humains sacrifiés dans ces attaques. Mais la spectaculaire transformation de Wasim n’est jamais crédible. Cette grossière ficelle de scénario réduit à néant l’objectif affiché. Il s’agit plutôt ici de conforter les fantasmes d’opinions publiques à qui on a inculqué l’équation terroriste = musulman. Ce qui n’a pas empêché le metteur en scène et son producteur d’être vilipendés aux États-Unis par une partie de la presse pour avoir rendu sympathique un misérable terroriste.

De même, l’émirat fictif est une transposition à peine voilée de l’Arabie saoudite. Les similitudes abondent : le vieil émir malade évoque le roi Fahd à la fin de sa vie, sa grandiose résidence de Marbella est une réplique de celle que la famille Al-Saoud possède précisément à Marbella, etc. Revoici le thème du « pacte avec le Diable », des liens mortifères tissés par les États-Unis avec un royaume soutenant le terrorisme, dans le seul but d’exploiter ses gisements de pétrole. Robert Baer avait consacré un second livre à cet inépuisable sujet, Sleeping With the Devil : How Washington Sold Our Soul for Saudi Crude, auquel le film emprunte beaucoup plus qu’à See no Evil. On peut de surcroît se demander comment la question du conflit israélo-palestinien peut être entièrement passée sous silence dans un film examinant les enjeux géopolitiques du Moyen-Orient.

Mais il y a pire : l’épisode situé au Liban.
On y voit Bob Barnes-Clooney, qui a pour mission de « neutraliser » le prince Nasir, solliciter la protection du Hezbollah. A son arrivée à Beyrouth, on le jette les yeux bandés dans une voiture qui doit le conduire au quartier général secret du Hezbollah. La caméra suit le véhicule dans les rues d’un quartier pauvre ; on observe de nombreux hommes en armes postés sur les toits. Un sous-titre indique : « Banlieue de Beyrouth contrôlée par le Hezbollah ». Dans un immeuble neutre, Barnes est reçu par un religieux âgé et respectable, qui lui accorde sa protection. Puis il contacte un personnage douteux nommé Moussawi, qu’il veut charger du meurtre de Nasir. Mais Moussawi est un traître - un agent iranien, et il soumet Barnes à la torture. Alors qu’il est sur le point de le tuer, le religieux âgé du Hezbollah entre dans la pièce et lui ordonne de cesser. Barnes s’évanouit ; à son réveil, il trouve à ses côtés une photo du vieil imam portant ces mots : « Pensez à faire un don avant de quitter Beyrouth. » Quelle est la signification de tout ce passage, rarement relevé dans les comptes-rendus du film ? L’assimilation du Hezbollah à une organisation terroriste sanguinaire ? Le tortionnaire n’est jamais clairement présenté comme un membre du Hezbollah, mais son nom est Moussawi, tout comme le véritable responsable des affaires internationales de ce parti, Nawaf El Moussawi. L’un des guides religieux du Hezbollah intervient calmement en plein « interrogatoire » ; il semble venir tout droit de la pièce voisine. Il y a ici ambiguïté dans la narration, et donc dans les intentions de l’auteur ; la scène peut être interprétée de différentes façons. D’ailleurs, Philippe Garnier écrit dans l’édition du 22 février du quotidien Libération : « Le seul qui nous importe est cet échappé du roman d’espionnage d’antan, qui venait du froid et ici se fait chauffer par le Hezbollah, l’agent joué par Clooney (...) ». Et cette interminable scène de torture, au cours de laquelle Moussawi arrache les ongles de Barnes avec une tenaille, est particulièrement atroce, presque insoutenable pour le spectateur. Pour compliquer les choses, Stephen Gaghan a longuement détaillé à la presse sa démarche en tant que scénariste et réalisateur de Syriana. Il se présente comme un États-unien moyen, mais passionné de politique internationale. Quand Stephen Soderbergh et George Clooney lui ont confié l’adaptation de See no Evil, il s’est, dit-il, soigneusement documenté sur le sujet. Il affirme avoir trouvé le terme « Syriana » dans le vocabulaire de certains think-tanks de Washington, pour désigner le remodelage du Moyen-Orient qu’ils souhaitent imposer. Or, c’est totalement faux. Le mot n’apparaît dans aucun document publié par les groupes de réflexion proches du pouvoir. Max Boot, farouche journaliste néo-conservateur, confirme le fait dans un article pour le Los Angeles Times hostile au film (jugé favorable au terrorisme !) : « Je travaille dans un think-tank qui possède un vaste bureau à Washington, et je n’ai jamais entendu ce terme. » [8]. « Syriana » est en fait le nom historique du projet de Grande Syrie, qui regroupe autour de ce pays le Liban, la Palestine et la Transjordanie.

Toujours à des fins documentaires, Gaghan a voyagé plusieurs mois en Europe et au Moyen-Orient en compagnie de Robert Baer. Baer est censé l’avoir mis en relation avec un certain nombre de personnes et d’organisations qui faisaient partie de son réseau de contacts pour la CIA. Le cinéaste insiste sur la grande variété de points de vue qu’il a recueilli. Interrogé sur le Hezbollah, il se déclare assez impressionné par son expérience, sans exprimer d’accord ou de désaccord avec la doctrine du parti libanais. Mais le récit de son entrevue avec un dirigeant officiel est rocambolesque. Il affirme avoir reçu un appel téléphonique sur son portable, dès son arrivée à Beyrouth. Un contact de Robert Baer lui donne rendez-vous quelques minutes plus tard. Là, on l’installe dans une voiture, puis on lui bande les yeux tout en lui parlant en arabe, langue qu’il ne comprend pas. Pris de panique, il se demande si on ne va pas l’exécuter sommairement. Mais après un trajet secret, on l’introduit dans un immeuble décrépi, où le reçoit un vieil homme de 80 ans. C’est Mohammed Hussein Fadlallah, le guide spirituel du Hezbollah. Courtois et charismatique, Fadlallah lui parle des actions sociales de son parti, notamment de la création d’orphelinats. Le cinéaste n’explicite jamais la séquence libanaise de Syriana, ni sa signification profonde. Mais il répète à plusieurs reprises l’histoire de son « enlèvement », aventure reproduite pratiquement à l’identique dans le film.

Nous avons interrogé des responsables du Hezbollah sur les circonstances de la rencontre entre le réalisateur Stephen Gaghan et un membre de cette organisation. Les faits réels se révèlent totalement différents. Le voyage secret, bandeau sur les yeux, n’est que pure invention. Le Hezbollah est au Liban un parti politique officiel, qui siège au Parlement depuis plusieurs années et n’a nul besoin de mise en scène théâtrale pour recevoir des visiteurs étrangers. De plus, Gaghan, qui était accompagné de deux personnes, n’a jamais rencontré Mohammed Hussein Fadlallah, mais seulement un secrétaire du Bureau Politique et un cadre chargé des Affaires étrangères du Hezbollah. Il a également été reçu dans les locaux d’Al-Manar, la télévision créée par le parti. Par extension, la séquence de la « banlieue de Beyrouth contrôlée par le Hezbollah » dans le film – des rues aux toits envahis par des hommes armés – est totalement mensongère. Les rues des faubourgs de Beyrouth ont aujourd’hui une apparence bien ordinaire, sans déploiement de force. Quelle idéologie de telles images véhiculent-elles ?

Que restera-t-il chez les spectateurs ?

Syriana est une œuvre ambiguë, tissée de contradictions. La mise en cause du système politique des États-Unis et de ses guerres du pétrole est certes positive pour un public états-unien désinformé et nourri aux slogans sur le « mode de vie non négociable » du pays. George Clooney se réfère nommément à la période contestataire des années 70, au cours de laquelle Hollywood a produit de grands films accusateurs : All the President’s Men (1976) (Les Hommes du président en français), brillante reconstitution du scandale du Watergate, et The Parallax View (1974) (A cause d’un assassinat en français), qui met en scène un hallucinant complot politique, tous deux réalisés par Alan Pakula ; Three Days of the Condor de Sydney Pollack (1975) (Les Trois jours du Condor en français), célèbre dénonciation des crimes de la CIA…
Rappelons cependant qu’après le 11 septembre, le silence était assourdissant dans la sphère médiatique et culturelle des États-Unis, à de rares exceptions près. Quand l’ampleur du désastre en Irak et les effets des lois totalitaires de l’administration Bush eurent peu à peu ébranlé le conditionnement des citoyens, le besoin de défoulement face à ce mauvais rêve devint vital. Aujourd’hui, la majorité de la population états-unienne se prononce contre la poursuite de la guerre en Irak et Bush est discrédité. Il est donc beaucoup plus facile de tourner des films quelque peu contestataires. En outre, le succès inattendu du Farenheit 9/11 de Michael Moore en 2004 a donné des idées aux majors. Des films critiquant la politique du pays peuvent potentiellement rapporter beaucoup d’argent. Pourquoi s’en priver ? Section Eight, la société de Clooney et Soderbergh, est en contrat avec Warner Bros. La Warner espérait réaliser de bonnes affaires avec Syriana, qui est après tout un thriller virtuose interprété par de nombreuses stars (George Clooney, Matt Damon, William Hurt, Jeffrey Wright, Christopher Plummer…). Les résultats au box-office (plus de 45 millions de dollars de recettes pendant les deux premiers mois d’exploitation sur le seul territoire des États-Unis, pour un coût de production de 50 millions) sont d’ailleurs très appréciables pour un film labellisé « suspense géopolitique ».

Mais que vont aller voir les spectateurs ? Un suspense exotique ou une œuvre politique ? Que vont-ils retenir du récit ? Certains seront incapables de faire la part des choses. La stigmatisation des musulmans comme terroristes potentiels n’est-elle pas bien plus angoissante pour un public conditionné à la peur de l’autre que la dénonciation des exactions états-uniennes dans le monde ? Quant à la corruption du système politique des États-Unis, il est notoire, et passe souvent pour une fatalité. Enfin, que faut-il penser de la présentation ambiguë du Hezbollah, mouvement de résistance né pendant la guerre du Liban et aujourd’hui parti politique intégré au système politique libanais ? Au mieux, on peut le voir dans le film comme une milice tenant des pans entiers de Beyrouth par les armes, au pire comme une organisation de tortionnaires ennemis de l’« Amérique ».

Le message cinématographique de Stephen Gaghan et George Clooney est un message pervers. Il s’agit de ne pas en être dupe.

[1« Après tout, ce n’est qu’un film… », Voltaire, 13 janvier 2006.

[2« Le déplacement du pouvoir pétrolier » par Arthur Lepic et Jack Naffair, Voltaire, 10 mai 2004.

[3See No Evil : The True Story of a Ground Soldier in the CIA’s War on Terrorism par Robert Baer, Three Rivers Press, 2002. Version française : La chute de la CIA, Les mémoires d’un guerrier de l’ombre sur le front de l’islamisme, Lattès éd, 2002.

[4Sleeping with the Devil, How Washington Sold Our Soul for Saudi Crude par Robert Baer, Three Rivers Press, 2004. Version française Or noir et Maison-Blanche, Comment l’Amérique a vendu son âme pour acheter le pétrole saoudien, Gallimard éd., 2004.

[5« Une guerre juteuse pour Lockheed Martin », Voltaire, 7 février 2003.

[6« Les bonnes raisons d’intervenir en Iran », Voltaire, 12 février 2004.

[7« Final Production Notes », Site de George Clooney.

[8« Hollywood’s bad guy problem », par Max Boot, Los Angeles Times, 28 décembre 2005.