Il est bien difficile de préciser ce qu’est une « nation ». La définition de ce concept polysémique représente pourtant un enjeu politique déterminant.
La nation est avant tout une communauté humaine réunie par un sentiment d’appartenance commun, c’est donc une donnée subjective qui dépend de chaque individu (se sent-il, ou non, membre d’une communauté nationale ?) et du reste de la communauté (reconnaît-elle l’individu comme membre à part entière ?). Malgré la subjectivité de ce concept, la nation est, cependant, souvent présentée par les médias ou les responsables politiques comme une donnée objective fondée, selon les cas, sur la langue, l’histoire, la religion, les valeurs, la domiciliation sur un territoire voire sur des mythes fondateurs ou une origine génétique fantasmée. Il est rare de pouvoir définir ce qui, parmi ces critères, fait précisément partie de l’identité nationale sans créer une polémique chez une partie de la nation ne se reconnaissant pas dans le critère choisi ou le trouvant, au contraire, trop large. Il est bien plus simple de définir ce qui ne fait pas partie de la nation afin d’offrir à la communauté nationale une identité par défaut, bien plus consensuelle. Cette identité en négatif se construit sur des stéréotypes associés aux populations appartenant à d’autres nations ou à des minorités se réclamant de l’appartenance à la nation mais étant rejetée par une partie de la communauté nationale.

A partir du milieu du XXième siècle, la France a connu une immigration importante en provenance de ses colonies, puis ex-colonies. Les individus issus de cette immigration font désormais partie intégrante du pays, dont ils sont citoyens, comme le sont, ou l’étaient, bien souvent leurs parents. Toutefois, une partie de la population française, dite « de souche », refuse encore de les considérer comme faisant partie de la communauté nationale. Longtemps, il a été de bon ton d’affirmer que seules les classes populaires ou moyennes, n’ayant pas digéré le traumatisme de la décolonisation algérienne et, formant massivement la base électorale du Front national, rejetaient cette partie de leurs concitoyens. Mais force est de constater que ce sont les élites politiques, économiques et médiatiques françaises qui sont, aujourd’hui, les principaux obstacles à la reconnaissance des droits des populations françaises d’origine africaine.
Ces populations sont fréquemment stigmatisées au travers d’un discours dominant respectant les canons du politiquement correct mais opposant, plus ou moins explicitement, « nous » (la population française dite « de souche », blanche et d’origine européenne) à « eux » (la population française issue des anciennes colonies françaises, voire la population française d’outre-mer). Ce discours se fonde médiatiquement sur une construction de l’information qui souligne et exacerbe les différences entre la minorité de Français d’origine africaine (maghrébine et noire) et le reste de la nation et, politiquement, sur une lecture communautaire des problèmes politiques ou sociaux.
Mais cette rhétorique intervient également à un moment où les élites françaises se détournent du concept d’identité nationale pour valoriser une identité européenne, voire une identité « occidentale ». Ainsi, le discours politico-médiatique dominant jongle avec les paramètres identitaires selon les besoins, tantôt utilisant une identité française supposée non-compatible avec celle des « immigrés de Nième génération », tantôt soulignant la supposée identité « judéo-chrétienne » de l’Europe [1], tantôt opposant les civilisations « occidentale » et « islamique » sur le modèle du « Choc des civilisations » [2].
Ce faisant, le discours dominant mêle un poncif xénophobe (l’impossible assimilation) et des slogans de la Guerre froide qui changent de sens en changeant d’époque. Ainsi les concepts de judeo-christianisme et d’Occident, qui étaient utilisés en opposition au marxisme athée et à l’Est, s’opposent désormais à l’islam et à l’Orient, sans que personne soit capable de les définir : les géopolitologues classent sans rire le Japon dans le camp de l’Occident judéo-chrétien.

Ces dernières années, les mobilisations nées dans les années 80 se sont intensifiées : les Français noirs et d’origine maghrébine ont réclamé l’égalité des droits avec leurs concitoyens, une égalité reconnue juridiquement mais démentie dans les faits. Ce renouveau revendicatif, dont l’expression médiatique la plus connue s’est incarnée dans l’appel des « Indigènes de la République », s’inscrit dans un contexte international où la stigmatisation d’une identité musulmane, présentée comme unifiée et porteuse de menace, permet de justifier des guerres de ressources ou des re-colonisations.

Récemment, les médias français ont donc montré un intérêt particulier pour des « questions de société » ou donné une lecture des évènements nationaux et internationaux qui ont permis, par association, de présenter une partie des citoyens français comme étrangers à la communauté nationale, et d’inventer une identité française, non plus républicaine mais « occidentale ». Ce biais induit spontanément une approbation de certaines politiques.

L’islam fantasmé

L’islam est sans doute l’un des sujets qui aura fait couler le plus d’encre en France ces dernières années. La plupart des titres de la presse papier mainstream y ont consacré des dossiers spéciaux. Il faut ajouter à cela une lecture « islamisée » de diverses questions politiques, nationales ou internationales. Les médias audiovisuels n’ont pas été en reste et les émissions de « débats », dont radios et télévisions sont friandes, ont souvent porté sur ce thème.
L’islam y est répétitivement présenté sous l’angle de la menace, du péril ou de la subversion, au minimum de l’altérité ; jamais comme une croyance privée légitime, une liberté garantie par la République laïque. Cette tendance a été particulièrement remarquable lors du débat « à propos » du voile islamique dans les écoles [3], lors des émeutes dans certains centres urbains pauvres en France en novembre 2005 [4] ou lors de l’affaire des caricatures danoises [5]. Mais les médias mainstream n’ont pas eu besoin d’une actualité brûlante pour mettre ainsi en scène l’islam. Pour ne citer qu’eux, les trois principaux hebdomadaires d’information généraliste français, Le Point, L’Express et le Nouvel Observateur, ont réalisé, lors des six derniers mois, des dossiers spéciaux sur l’islam, sans les rattacher à une actualité immédiate et en utilisant toujours une tonalité menaçante.

Le Point publia un dossier intitulé « Les islamistes et nous » [6], dans lequel les mosquées françaises étaient présentées comme un terreau fertile pour l’islamisme, lui-même principal vecteur idéologique du terrorisme [7]. Le dossier aboutissait logiquement à un soutien, plus ou moins affiché, à la politique états-unienne actuelle. L’Express développa une approche très similaire dans son dossier sur « la montée de l’islam en Europe » [8], quelques mois plus tard, et présenta la présence de l’islam dans l’Union européenne, et même la diversité religieuse et culturelle dans son ensemble, comme des dangers pour l’Europe, et par extension pour « l’Occident » [9]. Une semaine plus tard, c’était au tour du Nouvel Observateur, concurrent de centre-gauche des deux hebdomadaires précédemment cités, de rédiger un dossier spécial sur l’islam en France [10]. Bien que se montrant moins virulent dans sa critique que ses confrères, cette religion y était également présentée comme une menace potentielle. Ainsi, les journalistes Marie-France Etchegoin et Serge Raffy ouvraient leur propos sur ces interrogations inquiètes, à peine contrebalancées par une question rhétorique plus positive à la fin : « faut-il redouter une montée de l’intégrisme dans notre pays ? L’islam est-il une menace pour la laïcité, un nouvel opium pour les jeunes des banlieues en mal de repères ? Ou se révélera-t-il, comme jadis le catholicisme, beaucoup plus soluble qu’on ne l’imagine dans la République ? ». Le dossier consacrait également un encart, fort peu critique, aux mesures de contrôle des mentalités des musulmans mises en place dans le Land allemand du Bade-Wurtemberg [11], une innovation politique applaudie par les principaux théoriciens de « l’islamophobie », à l’instar de Daniel Pipes [12]. Ces mesures partent du postulat que les musulmans peuvent être davantage suspectés que les autres d’être des adversaires des valeurs démocratiques.

D’une manière générale, les médias français dépeignent l’islam comme une menace pour les lois de la République, pour la laïcité, pour la liberté d’expression, pour les droits des femmes et, via le terrorisme qui lui est souvent associé, pour la sécurité du pays ou de « l’Occident » dans son ensemble. Il est souvent associé à l’islamisme, qui est présenté pour sa part, suivant une rhétorique importée des cercles néo-conservateurs aux États-Unis, comme un nouveau totalitarisme, comparable au nazisme ou au stalinisme. Cette analogie s’appuie sur des amalgames boiteux et sur une vision unifiée d’un fondamentalisme musulman et même du monde musulman, qui dénote une méconnaissance totale de l’islam. Ceux qui pratiquent ces associations évitent de justifier le lien entre islamisme et fascisme et préfèrent employer des néologismes à l’impact marketing bien plus fiable qu’une démonstration argumentée. On a ainsi vu l’essayiste médiatique et chroniqueur au Point, Bernard Henri Lévy utiliser le terme « fascislamiste » et l’éditorialiste du Figaro, Yvan Rioufol, parler pour sa part de « nazislamiste ». Ces mots font écho au terme de prédilection du coordinateur des faucons états-uniens, Frank Gaffney, adepte pour sa part de l’épithète « islamofasciste ». Les deux éditorialistes ne sont pas les seuls en France à pratiquer ces jeux de langage.
L’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, désormais en pointe des médias français dans la dénonciation du « péril islamiste » [13] et qui s’était déjà illustré lors de l’affaire des caricatures danoises [14], a publié le 1er mars 2006 un manifeste intitulé « Ensemble contre le nouveau totalitarisme » [15], qui accrédite lui aussi l’amalgame entre islamisme et nazisme.

La plupart des auteurs des articles consacrés à l’islam ou des éditorialistes se focalisant sur ce sujet se défendent de pratiquer un amalgame entre islamisme et islam ou affirment ne pratiquer qu’une critique légitime d’une religion. Notre intention n’est pas de défendre une religion ou de restreindre sa critique, nous observons simplement que nombre d’entre eux instrumentalisent la critique de l’islam pour en faire un moyen déguisé, et légal, d’appeler à la haine et à la discrimination à l’encontre d’une population.
Dans son livre L’islam imaginaire [16], le journaliste Thomas Deltombe a analysé comment la parole médiatique dominante et le discours politique avaient progressivement construit un référentiel musulman pour désigner les populations françaises originaires des anciennes colonies. Commentant son ouvrage pour le site Oumma.com, l’auteur analysait ainsi les débuts du processus : « Au cours des années 1980, avec l’abandon des grilles de lecture marxistes et l’émergence de la « deuxième génération d’immigrés » sur la scène publique, on assiste à une première évolution : le registre « islamique » a tendance à être de plus en plus mobilisé par les médias pour parler d’« immigrés » qui ne sont plus, comme c’était le cas dans la décennie précédente, décrits d’abord comme des « travailleurs étrangers ». Ainsi, au moment où la question de l’« intégration » est placée au centre des débats, le recours à une grille de lecture « islamique » permet de perpétuer symboliquement la mise à distance d’un segment de la population dont chacun convient qu’il n’est plus « étranger ».  » [17]. Progressivement, selon l’auteur, on va voir se construire l’image manichéenne et sans nuance d’un islam bipolaire opposant « les musulmans intégrés » ou « modernes », présentés comme majoritaires mais sous-représentés quand il est question de l’islam dans les médias, opposés à « l’islamisme », présenté comme minoritaire mais sur lequel va se focaliser l’attention. Et la figure du terroriste va s’associer à celle de l’islamiste.

L’islam est donc le prisme au travers duquel les populations issues des anciennes colonies françaises sont présentées et au travers duquel il est possible de les stigmatiser en tant que groupe. Rappelons que cette association est devenue si naturelle aux yeux de certains hommes politique que lorsque le ministre français de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, développa ses idées en faveur de « l’intégration » des populations issues de l’immigration maghrébine dans l’émission 100 minutes pour convaincre de la chaîne de télévision d’État, France 2, le 9 décembre 2002, il se déclara favorable, entre autres mesures, à la nomination d’« un préfet musulman ».
Notons que cette association entre les populations originaires du Maghreb et le terme « musulman » n’est pas nouvelle et renvoie à l’histoire coloniale. Il s’agissait en effet du nom générique pour désigner les populations indigènes dans les départements français d’Algérie, dénomination associée à un statut de citoyen de seconde catégorie [18].

Histoire « communautaire » ou Histoire universelle ?

La représentation des populations françaises originaires du Maghreb, d’Afrique noire et même parfois des DOM-TOM, reste fondamentalement marquée par les représentations coloniales.
Pendant plus d’un siècle, les Français ont subi une propagande étatique légitimant la colonisation au travers d’un discours essentialiste, raciste et paternaliste qui a profondément marqué les esprits. Outre l’image des populations colonisées (et de leurs descendants) qui en a découlé, la période coloniale garde dans l’historiographie française une dimension ambiguë. Sans être niés (même si cela peut arriver), les crimes commis durant la période coloniale sont minimisés ou associés aux constructions d’infrastructures réalisées par l’occupant dans les pays conquis. Difficile de parler de la colonisation sans entendre parler des grandes réalisations de la France coloniale. Cet argument est profondément lié à l’idéologie coloniale puisqu’il occulte le fait que les infrastructures construites l’ont été au bénéfice du colonisateur et de l’exploitation des richesses locales à son profit et non dans une volonté d’aménager le territoire en vue du développement local. L’image de propagande d’un colonisateur bienfaiteur apportant la civilisation reste donc présente.
En outre, cet argument se fonde sur le postulat que les peuples colonisés n’auraient pas pu parvenir à développer ces infrastructures en utilisant leurs propres ressources, sans une main extérieure capable de les construire à leur place. La logique paternaliste demeure.
Elle reste d’ailleurs présente dès lors qu’il est question des anciennes colonies dans les médias : les problèmes des pays africains ou du Proche-Orient sont rarement associés aux conséquences de la colonisation ou d’un système post-colonial faisant encore, bien souvent, la part belle aux intérêts des anciennes métropoles. Dans une grande majorité des cas, les discours médiatique et politique dominants concernant ces pays attribuent les problèmes qu’ils connaissent à des causes internes, les pays « Occidentaux » étant les porteurs de solutions.

Il est enfin bien difficile pour la France, d’accepter que nombre de crimes coloniaux ont été commis sur ordre de dirigeants politiques qui restent des figures tutélaires révérées en raison de leur action en métropole. Nombre d’entre eux continuent d’occuper les Hit-parades des personnalités historiques préférées des Français. Leurs crimes sont mal connus dans la population, les programmes scolaires s’étendant rarement sur le sujet.

Or, l’affirmation politique des minorités ethniques en France passe par une remise en cause des préjugés coloniaux et même par une volonté de déconstruire l’imagerie, globalement positive, liée à cette période. On a assisté ces dernières années au développement d’un mouvement d’opinion cherchant une reconnaissance des crimes commis par les dirigeants français successifs dans les colonies. Une revendication particulièrement mal perçue par une majorité des élites politiques et médiatiques.

En 1998, la député radicale de gauche de Guyane, Christiane Taubira, a proposé une loi à l’Assemblée nationale visant à faire reconnaître la traite et l’esclavage comme un crime contre l’Humanité. Cette loi fut adoptée en mai 2001. Le débat ouvert à cette occasion n’est cependant pas clos dans l’arène médiatique et il a retrouvé en 2005 une vigueur qu’il n’avait pas connue auparavant.

Le 23 février 2005, un collectif de député de la majorité parlementaire fit adopter un amendement louant « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » [19]. Cette loi provoqua d’abord une réaction indignée de l’Algérie puis la colère des organisations militant pour l’égalité de tous les citoyens français. À cette querelle est venue se mêler la relance de la demande de reconnaissance de l’esclavage comme d’un crime contre l’Humanité, soutenue, voire initiée, par l’action médiatique de l’humoriste Dieudonné. Enfin, la sortie, à l’approche des commémorations du bicentenaire de la victoire napoléonienne d’Austerlitz, du livre de l’historien et philosophe Claude Ribbe, Le crime de Napoléon [20], sur le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802 et les massacres commis par les forces françaises contre les Noirs révoltés, a provoqué un embrasement médiatique sur la question de l’histoire de France.

La dénonciation des crimes coloniaux et de l’esclavage a été globalement critiquée dans les médias mainstream qui la présentent comme une expression politique communautariste, voire comme une marque d’hostilité contre « les Français ». Ce faisant, ceux qui manient cet argumentation excluent les populations noires ou arabes de la communauté nationale. En outre, ils disqualifient une revendication républicaine d’égalité en la qualifiant de « communautariste », alors que leur déni de l’Histoire manifeste un communautarisme blanc.
Des historiens comme Max Gallo ou Olivier Pétré-Grenouilleau, remettant en cause la présentation de l’esclavage comme un crime contre l’Humanité, ont été conviés sur de nombreux plateaux de télévision ou ont été largement interviewés dans la presse papier. M. Petré Grenouilleau a même reçu le Prix du Sénat du Livre d’Histoire 2005 pour son travail comparant l’esclavage des noirs pratiqués par les Arabes et les déportations de masse d’esclaves organisées par les puissances européennes.
Ces historiens, appuyés pour l’occasion par les milieux sionistes, reprochèrent aux mobilisations en faveur de la reconnaissance du crime esclavagiste de vouloir mettre sur le même plan la déportation et l’esclavage des Africains et la Shoah. L’argument glissa vite à une accusation d’un antisémitisme rampant de ces mouvements qui souhaiteraient, d’après leur détracteur, moins voir le crime de l’esclavage enfin reconnu que minimiser la monstruosité du génocide juif [21].

Dans le même temps, la rhétorique selon laquelle « l’Occident » devait cesser de s’excuser pour son passé colonial, thèse traditionnelle de l’extrême droite revendiquée, retrouva un nouveau souffle. Certains penseurs sionistes ou atlantistes ont rallié cette dénonciation du « complexe colonial » après les attentats du 11 septembre 2001. Ils déploraient un manque de mobilisation de l’Europe contre le « péril islamiste » et l’attribuaient au souvenir honteux du passé colonial. L’essayiste Pascal Bruckner fut, en France, l’un des principaux chantres de la dénonciation du complexe de culpabilité européenne, jugeant que ce traumatisme devait être évacué par « l’Occident » qui devait s’unifier contre « l’islamisme ». Il accusait le « complexe colonial » de pousser des mouvements de gauche français à se montrer trop conciliants avec « les islamistes ». Il déclarait même à propos du Réseau Voltaire qu’en contestant la version bushienne du 11 septembre, nous émasculions nos lecteurs et ouvrions la porte aux hordes islamistes pour qu’elle commettent un nouveau génocide. Le rejet du « complexe colonial » fut largement repris par les auteurs français qui, durant l’année 2005, publièrent plusieurs ouvrages dénonçant la complaisance d’une partie de la gauche française à l’égard des « islamistes » et la naissance d’un courant qualifié d’« islamogauchiste » [22].

La présentation d’un islam militant, adversaire de la démocratie, et voulant imposer ses valeurs à « l’Occident » et la dénonciation de la mobilisation en faveur de la reconnaissance des crimes coloniaux ont fini par former un agrégat argumentatif : les populations issues de l’immigration africaine souhaitent imposer leurs valeurs (« islamistes ») et leur lecture (« communautariste ») de l’Histoire à la communauté nationale française.
C’est l’approche que le journaliste du Nouvel Observateur Claude Askolovitch, par ailleurs pourfendeur régulier des liens entre mouvements altermondialistes et organisations musulmanes [23], développa dans le mensuel L’Histoire en septembre 2005 [24]. Dans un long article consacré aux difficultés de l’enseignement de l’Histoire dans les collèges et lycées français, le journaliste consacra l’essentiel de sa réflexion au poids que constituait la présence des jeunes musulmans dans les cours, les accusant de refuser les enseignements sur la Shoah, les approches historiques concernant Mahomet et de commettre des violences antisémites.

« L’insécurité » : pourquoi nous haïssent-ils ?

En plus de l’Histoire et des valeurs françaises, les populations françaises issues de l’immigration africaine sont présentées comme une menace pour la sécurité des autres Français.

Souvent, les médias français ont communautarisé les faits divers. Préciser l’origine, même lointaine, de l’auteur d’un acte délictueux, quand il est d’origine africaine, est une pratique journalistique malheureusement fréquente. Cette notification démontre que pour un grand nombre de journalistes, ou au moins de rédacteurs en chef, la précision de l’origine d’un délinquant ou d’un criminel est une information ou un élément d’appréciation pertinent permettant au public de mieux appréhender l’événement. Toutefois, cette pratique était rarement commentée et s’accompagnait rarement d’une théorisation permettant de la justifier. Il s’agissait pourtant de la mise en parallèle d’un acte délictueux et d’une origine, donc d’une tentative d’explication de l’acte antisocial par l’ethnie. Or, pendant longtemps, seule l’extrême droite assumée osait affirmer clairement ce supposé lien.
Aujourd’hui, cette association est affichée et légitimée dans certains titres de la presse mainstream.

Pierre Tévanian a analysé dans son livre Le ministère de la peur [25] comment les entrepreneurs en sécurité publique, les hommes politiques et les médias avaient progressivement dissocié la délinquance des questions sociales pour petit à petit l’ethniciser en multipliant les références lexicales empruntées au vocabulaire colonial. Aujourd’hui, nous sommes arrivés au terme de ce processus et le lien raciste entre violence et origines ethniques est désormais assumé.
Ainsi, les violences en banlieues en France en novembre 2005 ont été l’occasion de présenter une violence d’origine ethnique. Pèle-mêle des éditorialistes ont accusé des groupes islamistes, des bandes criminelles composées sur des bases ethniques, voire la supposée incapacité des populations musulmanes à « s’intégrer », d’être responsables du désordre [26]. Quelques mois plus tard, soutenus par une campagne de presse fort opportune [27], le ministre français de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, se déclarait favorable à la création d’un fichier national révélant les origines ethniques des délinquants, pourtant contraire aux principes constitutionnels.

Lors des émeutes de novembre 2005, un certain nombre d’éditorialistes, de commentateurs ou d’experts médiatiques ont également avancé l’idée que, non seulement, les violences avaient des mobiles ethniques ou religieux mais qu’elles exprimaient une haine de la République française en tant qu’institution, voire un rejet de « l’Occident ». Philippe Val présenta les émeutiers comme des hordes antisémites [28]. Alain Finkielkraut, dans une désormais célèbre interview à Ha’aretz [29] », dénonça également l’antisémitisme des émeutiers et affirma que c’était l’identité judéo-chrétienne de la France qui était visée par les violences. L’essayiste médiatique avait consacré une partie de ses nombreuses interventions dans la presse mainstream les mois précédents, à dénoncer le développement d’un « racisme anti-blanc » chez les jeunes noirs et arabes français suite à des agressions survenues au cours des manifestations lycéennes de février et mars 2005 [30].
On retrouva ces argumentations sur la violence raciste, et surtout antisémite, à l’occasion des commentaires médiatiques entourant le décès d’Ilan Halimi, jeune français juif, tué après avoir été séquestré lors d’un rapt crapuleux [31].
Conscients que la presse était allée trop vite et trop loin dans cette affaire, des intervenants conviés à une émission phare de la chaîne d’État France 5 consacrée à la déontologie des journalistes, rappelèrent que l’antisémitisme des criminels, s’il était avéré, n’impliquait pas que leur crime soit antisémite. Cependant, ils admettaient comme allant de soi que la foi musulmane des criminels était une preuve de leurs préjugés antisémites [32] .

Non seulement les violences en France sont présentées comme étant majoritairement le fait de groupes classés ethniquement, mais elles peuvent également être présentées comme l’expression d’une haine raciste. Bref, elles sont analysées selon une grille de lecture similaire à celle qui a prévalu après les attentats du 11 septembre 2001 : il s’agit d’une déclaration de guerre du monde musulman à un « Occident » judéo-chrétien et démocratique haï.
En outre, comme les Français issus de l’immigration sont assimilés à l’islam, lui même assimilé au terrorisme, ils peuvent représenter une menace en devenant les vecteurs du terrorisme en France.

Une définition en négatif qui mène vers quoi ?

Comme on peut le voir, les populations françaises originaires des anciennes colonies sont publiquement affublées d’une série de défauts qui les éloignent symboliquement du reste de la communauté nationale : tentées par l’islamisme, développant des systèmes de valeurs incompatibles avec les valeurs républicaines, ils sont incapables de s’intégrer à une communauté française « de souche » et souhaitent donc la transformer à leur image par l’influence ou la violence. Bref, ils veulent créer une « Eurabie » en France et en Europe. Certes, les médias dominants livrent rarement un portrait aussi cru et ils donnent régulièrement la parole à des Français noirs ou d’origine arabe présentés comme des modèles. Mais le fait même de les présenter comme des modèles les place en position d’exception. Même si les Français arabes ou noirs ne sont pas toujours dépeints expressément selon un portrait raciste, que reste-t-il chez les lecteurs des analyses successives associant ces Français à des « immigrés », forcément « musulmans », par conséquent tentés par « l’islamisme » et donc hostiles ? Et surtout, que faut-il penser des représentations intellectuelles de ceux qui dressent ce portrait par petites touches au travers de leurs articles ?

Ce portrait permet de construire une image inversée de l’identité française selon les médias dominants. C’est l’image d’une France appartenant avant tout à « l’Occident », ensemble culturel judéo-chrétien et démocratique dont l’action est globalement bénéfique pour le monde. Comme les populations originaires d’Afrique ne parviennent pas à « s’intégrer » en France, il faut conclure que les différences culturelles entre le monde « musulman » et le monde « occidental » sont très importantes et surtout que les civilisations sont globalement imperméables. La France est aussi menacée parce qu’occidentale.
Un tel portrait de la France l’éloigne de son idéal républicain et en fait un allié « naturel » d’Israël et des États-Unis dans la « guerre » qu’ils livrent au « terrorisme islamiste ».

[1« L’adhésion de la Turquie à l’UE », par Cédric Housez, Voltaire, 15 décembre 2004.

[2« La « Guerre des civilisations » », par Thierry Meyssan, Voltaire, 4 juin 2004.

[3« Nicolas Sarkozy agite le voile islamique », Voltaire, 19 janvier 2004.

[4Voir « Quiconque n’est pas comme nous, est contre nous », Voltaire, 14 novembre 2005, et « En France, on peut le dire ! », Voltaire, 1er décembre 2005.

[5« Caricatures danoises et hystérie en trompe l’œil », Voltaire, 17 février 2006.

[6« Les islamistes et nous », Le Point, 20 octobre 2005.

[7« « Le Point » et l’islam, par Ossama Lotfy, Voltaire, 2 novembre 2005.

[8« Enquête sur la montée de l’islam en Europe », L’Express, 26 janvier 2006.

[9« Pour « L’Express », la diversité religieuse est un appauvrissement », par Ossama Lotfy, Voltaire, 1er février 2006.

[10« La vérité sur l’islam en France », Nouvel Observateur, 2 février 2006.

[11« Citoyenneté : l’examen de mentalité », Nouvel Observateur, 2 février 2006.

[12« Deux Allemands contre l’islamisme », par Daniel Pipes, 3 janvier 2006. Texte traité dans « Le retour du débat médiatique sur l’islam », Voltaire, 11 janvier 2006.

[13« Vendre le « choc des civilisations » à la gauche », par Cédric Housez, Voltaire, 30 août 2005.

[15Ce texte, disponible sur le site de Prochoix a été signé par Ayaan Hirsi Ali, Irshad Manji, Salman Rushdie, Chahla Chafiq, Mehdi Mozaffari, Antoine Sfeir, Caroline Fourest, Maryam Namazie, Philippe Val, Bernard-Henri Lévy, Taslima Nasreen et Ibn Warraq. La journaliste Mona Chollet, ancienne collaboratrice de Charlie Hebdo, avant son changement d’orientation, a analysé ce texte et les positions passées de ses signataires : « L’obscurantisme beauf : Le tête-à-queue idéologique de Charlie Hebdo », Périphéries, 4 mars 2006.

[16L’islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Éd. La Découverte, 2005.

[17« L’islam imaginaire », interview de Thomas Deltombe, Oumma.com, 13 octobre 2005.

[18Voir à ce sujet « Vous avez dit "Français musulmans" ? », Sylvie Thémault, L’Histoire, janvier 2005.

[19« La France malade de son passé algérien », par Thierry Meyssan, Voltaire, 13 juin 2005.

[20Le Crime de Napoléon, Éd. Privé, 2005.

[21Une thèse que développa notamment Philippe Val dans son éditorial « Jours pas tranquilles à Clichy », (Charlie Hebdo, 9 novembre 2005), associant ce qu’il qualifie comme une forme de négationnisme aux violences dans les banlieues françaises en novembre 2005. Nous y reviendrons

[22« « Division » de la gauche : le « double langage » de Caroline Fourest », par Cédric Housez, Voltaire, 25 novembre 2005.

[24« Ya-t-il des sujets tabous à l’école ? », par Claude Askolovitch, L’Histoire, septembre 2005.

[25Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, Pierre Tévanian, L’esprit frappeur, 2004. L’auteur a résumé les grandes lignes de la thèse de son ouvrage dans un article : « La construction des classes dangereuses sur le site Les Mots sont importants

[28« Jours pas tranquilles à Clichy », art. cité.

[29« Les barbares à nos portes », Ha’aretz, 18 novembre 2005.

[30Alain Finkielkraut avec d’autres personnalités françaises comme Jacques Julliard ou Bernard Kouchner avait dénoncé les « ratonnades anti-blancs » dans un texte publié le 25 mars 2005 à l’initiative du mouvement sioniste Hachomer Hatzaïr et de Radio Shalom. M. Finkielkraut fut également l’invité de l’émission Culture et Dépendances de la chaîne de télévision France 3, du 5 mai 2005, intitulé « Y a –t-il un racisme anti-Blanc ? ».

[32Arrêts sur image, « Affaire Halimi, encore trop vite ? », France 5, 5 mars 2006.