Le 3 mai 2006, lors de la conférence de Vilnius réunissant les dirigeants des pays de la mer Baltique et de la mer Noire, le vice-président états-unien, Dick Cheney a déclaré : « Les adversaires de la réforme cherchent à revenir sur les conquêtes de la dernière décennie. Dans de nombreux secteurs de la société civile - allant de la religion et des médias aux associations et aux partis politiques - le gouvernement a injustement restreint les droits de son peuple. D’autres actions du gouvernement russe ont été contre-productives et risquent d’affecter ses relations avec d’autres pays. Il n’y a pas de cause légitime qui puisse justifier l’utilisation du gaz et du pétrole comme instruments de manipulation et de chantage, que ce soit par la manipulation de l’approvisionnement ou par des tentatives de monopoliser le transport. Et personne ne peut justifier les actions qui ébranlent l’intégrité territoriale d’un voisin ou entravent les mouvements démocratiques. La Russie doit faire un choix. ».
Le président Poutine a vivement réagi à cette phrase, dénonçant l’appétit du « camarade loup » en quête de proies. Elle a aussi été copieusement commentée par les médias occidentaux qui y ont vu un retour aux accents de la Guerre froide.
Cette rhétorique reprend les grandes lignes de la propagande atlantiste contre la Russie qui présente l’action de Vladimir Poutine comme une tentative de « re-soviétiser » un pays que la politique de Boris Eltsine aurait « démocratisé », un argumentaire oubliant un peu vite le pillage de l’économie russe orchestré dans les années 90 et l’assaut mené contre la Douma par des militaires agissant sur ordre de l’ancien président.

Cette déclaration du vice-président états-unien n’est pas isolée au sein de l’administration Bush. Donald Rumsfeld a ainsi déclaré dans une tribune consacrée aux alliances militaires diffusée largement par Project Syndicate et le Council on Foreign Relations : « Aujourd’hui, notre attention se porte sur l’Irak et l’Afghanistan. Mais dans les années à venir, nos priorités changeront. Et ce que nous serons peut-être amené à faire à l’avenir sera probablement déterminé par les choix que feront d’autres entités. Prenons l’exemple de la Russie […]. La Russie est le partenaire des États-unis en matière de sécurité et nos relations, dans l’ensemble, sont bien meilleures qu’elles ne l’ont été depuis des décennies. Mais par certains côtés, la Russie s’est montrée peu coopérante et a utilisé ses ressources énergétiques comme une arme politique, par exemple, et a résisté aux changements politiques positifs se produisant chez ses voisins. ». Bien que son propos ait fait beaucoup moins de bruit que celui de Dick Cheney, le texte de M. Rumsfeld est une menace tout aussi claire adressée au Kremlin.

Cette violence des déclarations des principaux responsables de l’administration Bush dénote un changement dans l’attitude de Washington. Autrefois, il était d’usage de présenter des démocrates états-uniens très inquiets du redressement de la puissance russe et des républicains considérant cette évolution comme moins importante. La presse dominante avait ainsi l’habitude de s’inquiéter des « compromis » que George W. Bush était prêt à faire à la Russie au nom de la guerre au terrorisme, et parlait parfois, abusivement d’ « amitié » entre les présidents états-unien et russe.
Les dernières déclarations de MM. Cheney et Rumsfeld montrent que désormais le redressement russe est perçu comme une menace urgente.

Ces propos interviennent alors que le sommet du G8 de Saint Petersbourg, présidé par la Russie, se rapproche. Bien qu’il ne commencera que le 3 juillet, la campagne de décrédibilisation contre la Russie a déjà commencé, manifestant l’inquiétude que la politique d’indépendance russe suscite.

L’analyste du Washington Post, Jim Hoagland, affiche ouvertement ses craintes. Il constate que la Russie est en train de se tirer du bourbier tchétchène, pèse de tout son poids dans les négociations avec l’Iran et utilise ses ressources énergétiques pour empêcher l’OTAN de prendre pied en Ukraine et en Géorgie. Revenant sur les déclarations de Dick Cheney à Vilnius, il estime qu’il s’agit d’un avertissement de la Maison-Blanche. Washington comprend que Moscou est actuellement en position de force alors qu’il est sur la défensive. L’administration Bush prévient le président Poutine : il ne devrait pas pousser trop loin son avantage sous peine de se voir opposer une riposte.

Rares sont les analystes qui, comme M. Hoagland, posent ainsi le problème. La presse occidentale dominante préfère s’attaquer à l’image de la Russie et de son président en publiant des tribunes remettant en cause sa participation au G8.
On assiste pour ce faire au développement parallèle de deux argumentaires. Comme le G8 s’affiche comme le rassemblement des huit démocraties les plus développées économiquement, la critique consiste soit à dénier à la Russie le statut de démocratie, soit à la présenter comme un petit pays pauvre et non comme une puissance en train de retrouver son rang.

Comme souvent lorsqu’il s’agit de dénigrer la Russie, le cabinet de diffusion de tribunes Project Syndicate est particulièrement actif. Il diffuse notamment dans le Japan Timesle texte de l’ancien Premier ministre russe Yegor Gaidar. Cet ancien collaborateur de Boris Eltsine à Moscou, puis de John Negroponte à Bagdad, assure que Vladimir Poutine est en train d’anéantir les contre-pouvoirs démocratiques et se maintient au Kremlin en assurant abusivement qu’il est la seule alternative au fascisme dans le pays. Il ne s’agit que d’un mensonge car le vrai ennemi du fascisme est la mobilisation citoyenne qui dépend d’une presse libre et d’un parlement exerçant son rôle de contre-pouvoir, or c’est précisément ce à quoi le Kremlin s’attaquerait selon l’auteur. Cette accusation de la « dérive autoritaire » de la Russie est classique depuis la publication de l’appel des 115 atlantistes contre Vladimir Poutine. Elle est également au cœur du texte du commentateur polonais Konstanty Gebert qui assure, dans le Daily Star, le Daily Times, le Jordan Times et sans doute bientôt dans d’autres publications, que la nature non-démocratique du régime russe le rend indigne d’accueillir une réunion du G8. Cette tribune est elle aussi publiée par Project Syndicate.
Le cabinet lié à George Soros n’est toutefois pas seul en campagne. Ainsi, Rachel Ehrenfeld et Alyssa A. Lappen, de l’American Center for Democracy commentent dans le Washington Times l’action en justice de Norex Petroleum contre l’entreprise pétrolière russe Alfa Group. Condamnant déjà l’entreprise accusée, elles affirment que ses méthodes illustrent la corruption du système économique russe, accusé à la fois de servir les intérêts de quelques oligarques de façon malhonnête mais, plus grave, de servir la stratégie politique du Kremlin visant à prendre plus d’influence sur les marchés pétroliers internationaux. En guise de conclusion, les deux auteures énoncent ce qui semble le plus grave à leurs yeux : Alfa Group faisait des affaires avec l’Irak de Saddam Hussein et en poursuit aujourd’hui avec Cuba.

À côté de ces mises en accusation sur la nature du régime russe, on trouve des attaques portant sur la faiblesse économique du pays.
Toujours diffusée par Project Syndicate, le professeur d’économie d’Harvard et ancien expert du FMI Kenneth Rogoff, assure avec une ironie mordante que la Russie n’est qu’un pays pauvre qui n’a rien à faire au sein du G8. Dans le Korea Herald et le Daily Star, il rappelle qu’elle n’a qu’un PIB équivalent à celui de Los Angeles et ses environs, que ses habitants ont connu un affaissement considérable de leur espérance de vie. Et l’auteur prétend que Poutine a sacrifié les retraités sur l’autel de l’excédent budgétaire. Bref, la Russie est un petit pays, peu puissant et ne devant sa position qu’au prix des matières premières malgré l’incompétence de ses dirigeants.
L’analyste de la Chatham House, David Wall, estime dans le Japan Times que compte tenu de sa mortalité infantile, de sa dégénérescence démographique et des problèmes de santé qui touchent sa population masculine, la Russie peut être considérée comme un État en déliquescence.

Ces deux présentations semblent davantage ressortir de la méthode Coué que de l’analyse pointue. En se basant sur des éléments présentés hors contexte, les deux auteurs dressent en effet un bilan de la Russie à partir de données actuelles sans prendre en considération son évolution depuis 1998. Il est vrai que la Russie connaît un grave problème démographique mais Vladimir Poutine en a fait une priorité politique en renforçant les allocations familiales. En outre, la Russie n’a pas un des PIB les plus élevés du monde, mais sa croissance économique est forte et elle se fonde sur des secteurs vitaux pour l’économie mondiale. Et la comparaison avec la Californie est trompeuse car les méthodes de mesure statistique différent, les États-Uniens comptabilisant leur bulle financière. Par conséquent, Moscou n’a rien du tigre de papier sur lequel ironise MM. Rogoff et Wall. D’ailleurs aucun de ces experts n’est convaincu par les arguments qu’il avance puisqu’ils soutiennent tous par ailleurs les critiques de M. Cheney à propos de la puissance énergétique russe et de l’usage qui en serait fait.

Au contraire, pour l’analyste syrien Taha Abdelouahed, dans le journal communiste damascène, An-nour, les tensions actuelles entre la Russie et les États-Unis démontrent qu’au moins une partie de l’administration Bush souhaite faire plier le Kremlin car elle s’inquiète de l’influence qu’il regagne grâce à sa puissance énergétique. Mais Moscou ne semble en avoir cure et continue de se développer malgré l’annonce d’un prochain retrait de l’Ukraine et de la Géorgie de la CEI. Aujourd’hui, Washington ne semble avoir aucun moyen de pression contre Moscou, commente l’analyste avec une joie contenue.
En effet, contrairement à la presse occidentale, la Russie jouit d’une bonne image dans la presse arabe où elle est présentée comme la seule alternative à l’hyperpuissance états-unienne. Ainsi, dans le journal officiel égyptien Al Ahram, l’éditorialiste Ayman El-Amir, rejoint l’analyse de Taha Abdelouahed et conclut que le monde a tout à gagner de la renaissance russe.