Depuis le jeudi 8 juin 2006, le visage d’un cadavre désigné par les forces états-uniennes d’occupation et le gouvernement irakien de collaboration comme étant Abou Moussab al-Zarkaoui s’étale en une des journaux du monde entier. Celui qui fut présenté comme la nouvelle incarnation de l’« hydre Al Qaïda », du grand complot islamique mondial, n’est plus. Il est probable que beaucoup de questions le concernant resteront sans réponse, mais une chose est certaine : en déclarant Abou Moussab al Zarkaoui mort, la Coalition tue moins un adversaire qu’elle ne se prive d’un objet de propagande.
Depuis le jeudi 8 juin 2006, le visage d’un cadavre désigné par les forces états-uniennes d’occupation et le gouvernement irakien de collaboration comme étant Abou Moussab al-Zarkaoui s’étale en une des journaux du monde entier. Celui qui fut présenté comme la nouvelle incarnation de l’« hydre Al Qaïda », du grand complot islamique mondial, n’est plus. Il est probable que beaucoup de questions le concernant resteront sans réponse, mais une chose est certaine : en déclarant Abou Moussab al Zarkaoui mort, la Coalition tue moins un adversaire qu’elle ne se prive d’un objet de propagande.
Observons en premier lieu que le récit officiel de son assassinat pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Avec l’aide des services de renseignements jordaniens, les forces de la Coalition auraient localisé al Zarkaoui. Elles auraient alors décidé de ne pas l’arrêter, mais de l’éliminer en bombardant lourdement son refuge. Elles auraient pulvérisé les bâtiments, mais l’auraient retrouvé vivant sous les décombres. Il n’aurait pas tardé à succomber à ses blessures. Cependant, les services jordaniens ne sont pas certains d’avoir participé à cette opération. Et personne n’a touché la formidable prime promise aux indicateurs. Enfin aucune autorité indépendante n’a été autorisée à vérifier quoi que ce soit sur le terrain et le corps ne sera pas rapatrié en Jordanie empêchant ainsi toute identification indépendante.
Dans ces conditions, il n’est pas illégitime de se demander si tout cela n’est pas une mise en scène, et si ce sont bien les forces de la Coalition qui ont tué al-Zarkaoui. On se souvient en effet que fin mai, dans une cassette audio, al Zarkaoui a tenté d’exporter la guerre civile musulmane vers le Liban en accusant de manière grotesque le Hezbollah de faire le jeu d’Israël. Dès lors, le parti chiite libanais devait à tout prix l’éliminer. Et chacun sait qu’il avait la capacité d’intervenir, au moins indirectement, en Irak.
Peu crédible ? Peut-être. Mais cette hypothèse n’est ni plus ni moins plausible que la version officielle, elle colle cependant beaucoup mieux aux réactions des protagonistes, comme au mythe Zarkaoui.
Rappelons, en effet, que, comme nous l’avons déjà expliqué dans nos colonnes, Zarkaoui est avant tout un mythe utile pour les forces d’occupation, servant à accréditer la thèse bushienne de l’importance de la présence états-unienne en Irak pour lutter contre le terrorisme. Depuis son émergence médiatique lors de l’allocution fantaisiste de l’ex-secrétaire d’État états-unien Colin Powell devant le Conseil de sécurité de l’ONU pour convaincre la communauté internationale de l’existence d’armes de destruction massive irakiennes et de liens entre le régime de Saddam Hussein et les attentats du 11 septembre 2001, les faits et gestes attribués à Zarkaoui ont toujours, sans exception, servi les desseins des néo-conservateurs.
La mémoire médiatique étant courte, on a tendance à oublier aujourd’hui que la notoriété de M. Zarkaoui provient exclusivement de la publicité que les Etats-Unis lui ont faite. Jusqu’à ce discours à l’ONU, ce personnage était inconnu du public, hormis des Jordaniens qui se souvenaient de son arrestation et de sa condamnation pour avoir fomenté un attentat jamais réalisé, puis de sa grâce par le nouveau roi Abdallah II et de sa libération.
C’est le général Powell qui a publicisé la figure d’un Zarkaoui officier de liaison entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden, et d’un spécialiste des poisons en général et de la ricine en particulier. Puis, c’est la CIA qui a révélé divers complots à la ricine ourdis par Zarkaoui, suscitant une série d’interpellations aux États-Unis et en Europe. Toutes affaires qui s’avérèrent par la suite totalement imaginaires. C’est à nouveau la CIA qui vit la main de Zarkaoui derrière les attentats de Madrid et de Londres, avant que ces accusations, elles aussi, ne fassent long feu. En quatre ans, quantité de crimes ont été attribués hors d’Irak à Abou Moussab al Zarkaoui. La justice l’a blanchit de toutes ces accusations.
Reste la figure de Zarkaoui en Irak. Elle avait une double utilité en dehors d’Irak et en Irak. Elle servit à dénigrer la Résistance dans les médias occidentaux en réduisant l’insurgé à l’image d’Épinal du barbu égorgeur. Zarkaoui fut ainsi accusé d’être celui qui décapita Nicholas Berg dans une cassette vidéo qui fit le tour de toutes les télévisions, qui ne s’étonnèrent pas de ce que la grande majorité des victimes de kidnapping étaient des adversaires de la Coalition. En Irak, la figure de Zarkaoui servit aux partisans du démantèlement de l’Irak à dresser les communautés les unes contre les autres. En effet, il ne visait pas les forces d’occupation et ne cherchait pas à libérer l’Irak, mais il signait des attentats contre des civils, sur des marchés ou dans des lieux de culte. Il était devenu le principal ennemi de la Résistance nationale, l’agent le plus visible de la politique impérialiste du « diviser pour régner ».
Comble de cynisme, l’US Army a reconnu avoir volontairement diffusé de fausses « fuites » au New York Times pour développer le mythe Zarkaoui. Selon les documents et interviews rapportés par le Washington Post, du 10 avril dernier, l’essentiel de ce que l’on a dit et écrit sur ce personnage est le fruit de l’imagination d’une unité spéciale de guerre psychologique. Cette opération avait pour objectif de justifier a posteriori l’invasion de l’Irak en renforçant l’accusation de lien entre Saddam Hussein et les attentats du 11 septembre à défaut d’avoir trouvé des armes de destruction massive.
Des révélations qui, au demeurant, avaient pour objectif de « faire la part du feu » : admettre avoir gonflé l’histoire de Zarkaoui pour couper court aux affirmations de sa famille qui le déclarait mort depuis longtemps et avait procédé à une cérémonie funéraire. La thèse de la mort de longue date de Zarkaoui est aussi celle défendue par l’imam chiite irakien Cheikh Jawad Al-Khalessi, ne croyant pas à la culpabilité de ce dernier dans les attentats visant sa communauté
Quoi qu’il en soit, la mort de Zarkaoui devrait soulever des questions. S’il était si dangereux et que Colin Powell disposait de plan satellite de ses bases avant même l’invasion de l’Irak, pourquoi n’a-t-il pas été exécuté à ce moment là par une frappe aérienne ? Et si aujourd’hui, il était à la tête d’un vaste réseau de « jihadistes » et que la Coalition connaissait sa localisation précise, pourquoi le supprimer plutôt que de l’arrêter pour le faire parler et démanteler son réseau ?
Le débat médiatique occulte tout doute sur les faits et toute interrogation sur ces contradictions pour ne se concentrer que sur une illusion de questionnement fruit d’un pluralisme en trompe l’œil : la mort d’Abou Moussab al Zarkaoui aura-t-elle un impact positif sur la situation en Irak ?
Comme à son habitude depuis qu’il a viré de bord politiquement, l’ancien journaliste de la gauche états-unienne devenu éditorialiste à Vanity Fair, Christopher Hitchens, joue les thuriféraires de l’action de l’administration Bush dans la « guerre au terrorisme » et prépare les intoxications à venir. Dans The Australian, il se réjouit de la mort d’Abou Moussab Al Zarkaoui et estime que cela va grandement faire avancer l’action de la Coalition en Irak. Mais il pense qu’il faut désormais tirer les leçons de l’action du « super-terroriste » et conclue bien vite en multipliant les affirmations non-étayées que Zarkaoui a été aidé par Saddam Hussein (ce qui justifie a posteriori l’attaque de l’Irak) puis par l’Iran (ce qui justifie a priori une action militaire contre Téhéran). Il voit également dans cette mort la preuve de la justesse de l’analyse et de l’action du Pentagone et de la Maison-Blanche et de la vacuité des arguments des pacifistes qui souhaitent la fin de l’occupation.
Toutefois, l’éditorialiste de Vanity Fair est isolé dans son jusqu’au-boutisme et sa liesse.
En effet, la presse dominante célèbre la mort du « super-terroriste » mais modère son enthousiasme en affirmant que cela n’empêchera pas vraiment les violences de continuer en Irak.
Ancien collaborateur de Paul Bremer et ancien directeur des politiques de sécurité de l’Autorité provisoire de la Coalition en Irak, David W. Brannan illustre, dans un texte publié par le Los Angeles Times, la position la plus consensuelle dans la presse : la mort de Zarkaoui est une bonne chose, un succès pour la Coalition, mais cela ne la tire pas d’affaire pour autant. Elle est comparable à l’arrestation de Saddam Hussein, une preuve de l’efficacité du travail des forces armées états-uniennes mais elle n’enlève rien aux difficultés actuelles en Irak.
On retrouve, avec des nuances, cette opinion dans de très nombreux médias. Le journaliste indépendant britannique Gwynne Dyer affirme ainsi dans The Age que la résistance irakienne ne se résumait pas à Zarkaoui et qu’il n’y était pas populaire en raison de son acharnement anti-chiite. Malheureusement, selon lui, il a ouvert la boîte de Pandore des violences ethnico-religieuses et celles-ci vont continuer.
On retrouve ce point de vue dans le New York Times, sous la plume des démocrates Daniel Benjamin, du Center For Strategic & International Studies, et Steven Simon, de la Rand Corporation. Les deux hommes affirment que la mort de Zarkaoui est une grande nouvelle pour la Coalition et qu’il s’agit de la plus grande victoire depuis qu’Al Qaïda a perdu son refuge en Afghanistan. Toutefois, ils prédisent que le « jihadisme » poursuivra son œuvre en Irak et la lutte devra donc continuer.
Plus optimiste, Ahmed Hashim, vétéran de la Guerre d’Irak et professeur à l’US Naval War College, estime, lui aussi que la mort de Zarkaoui ne résout rien aux violences, mais voit quand même une lueur d’espoir. Dans le Boston Globe, il prédit un déclin du « jihadisme » et un renforcement de la résistance nationaliste. Or, il affirme que cette dernière peut être intégrée au « processus politique », c’est à dire convaincue des vertus de la collaboration.
Ce type d’analyse est une preuve supplémentaire de l’étrangeté que représente la médiatisation de Zarkaoui pour l’observateur critique. Si la plupart des analystes, experts médiatiques et éditorialistes sont aujourd’hui convaincus que la mort de Zarkaoui ne changera pas fondamentalement la situation en Irak, pourquoi, « de son vivant », lui ont-il consacré une telle importance dans leurs écrits ? Pourquoi sa figure a-t-elle occulté la Résistance ?
Dans El Periodico, la tribune publiée par Murad al Shishani, de la Jamestown Foundation, et Mohamed Abú Rummán, du quotidien jordanien Al Ghad, illustre par l’absurde la difficulté que représente désormais pour les experts médiatiques la publication de commentaires sur Al Qaïda et Zarkaoui collant avec les versions officielles des évènements. Ainsi, les auteurs voient dans sa disparition un événement qui va précipiter une réorganisation d’Al Qaïda, mais qui n’affectera pourtant pas les violences puisque ce groupe est avant tout une nébuleuse guidée par une idéologie. Mais en quoi une idéologie a besoin de se réorganiser ? Ils affirment que si la direction d’Al Qaïda reprend les choses en main, les actions contre les chiites vont diminuer, mais que si le mouvement local garde son autonomie, les actions continueront comme par le passé.
Bref, la mort de Zarkaoui va entraîner soit un changement, soit une poursuite à l’identique, et Al Qaïda est une idéologie qui n’est pas affectée par la disparition de ses chefs mais des modifications de sa direction peuvent entraîner des réorientations fortes… ce qui laisse entendre qu’il s’agit d’un groupe structuré.
Cette tribune est un bon exemple des affres des « experts » atlantistes pour expliquer l’inexplicable : Al Qaïda existe non parce qu’on en a des preuves matérielles, mais parce qu’on nous en parle ; ce n’est pas un groupe organisé, mais on en connaît l’organigramme etc…
Dans la presse arabe, les réactions à la mort de Zarkaoui sont évidemment bien différentes.
Dans un éditorial non signé, engageant toute la rédaction, le journal en ligne Alarabonline estime, lui aussi, que la fin de Zarkaoui n’aura aucun impact sur la situation en Irak. Mais contrairement à la presse occidentale dominante, le journal arrive à cette conclusion car il ne croit pas à l’importance de cet homme et de son mouvement. Alarabonline estime que les conditions de la guerre civile et les crimes commis contre les Irakiens sont le fait des occupants et non d’un jihadiste jordanien dont l’occupant a mythifié l’action pour dénigrer la Résistance et faire croire à la large présence d’étrangers fanatiques en Irak. Dans ces conditions, Zarkaoui est peut-être mort, mais pas les problèmes des forces de la Coalition.
Le journaliste irakien, Abdelhamid Al-Kateb, estime lui aussi, dans Alquds al-Arabi, que Zarkaoui était utilisé par l’occupant pour masquer ses propres crimes. Toutefois, partant du principe que Zarkaoui était un résistant réel que les États-Unis ont sali pour leur besoin de propagande, l’Irakien tente de renverser la figure stigmatisée de « super-terroriste » pour en faire une icône positive. Il conclut ainsi sa tribune sur l’inspiration que le « martyr » de Zarkaoui peut fournir aux résistants irakiens, ou aux volontaires musulmans, qui souhaiteraient combattre sincèrement les États-Unis pour mettre fin à l’occupation. Ce texte démontre que désormais la haine de l’occupant est si forte chez les Irakiens qu’ils se raccrochent parfois à des figures aussi douteuses que Zarkaoui, dans la mesure où celui-ci apparaît comme un adversaire de l’occupant.
Compte tenu de l’intérêt que la Coalition tirait de l’image de Zarkaoui, il est difficile d’analyser l’annonce de sa mort sans s’interroger sur les difficultés rencontrées par l’administration Bush qu’elle pourrait masquer. Après tout, à cinq mois des élections de mi-mandat, la côté de popularité de l’équipe dirigeante états-unienne est au plus bas et les difficultés sur la scène internationale se multiplient.
Dans le Boston Globe, l’ancien colonel et professeur de relations internationales à l’université de Boston, Andrew J. Bacevich, fait le décompte des difficultés de l’administration Bush. Il estime que la mort de Zarkaoui peine à cacher les errements de la Maison-Blanche qui a bien du mal à sortir du bourbier irakien, est confrontée aux pires difficultés en Afghanistan, est en passe de voir ses adversaires l’emporter en Somalie et ne semble plus parvenir à se montrer dur face à l’Iran. Bref, si la mort de Zarkaoui arrive à point nommé pour soulager l’image publique de l’administration Bush, les problèmes continuent de s’accumuler. L’auteur espère toutefois que ces difficultés permettront à l’administration Bush de cesser de prendre ses désirs pour des réalités et qu’elle reviendra à plus de réalisme.
Par un heureux hasard comme les aiment les cabinets de communication, la mort de Zarkaoui a été rendue publique le jour où Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien, annonçait enfin la formation définitive de son « gouvernement d’union nationale ». Le lendemain, il se félicitait dans le Washington Post des derniers développements dans son pays et assurait que son gouvernement travaillerait à la sécurisation de l’Irak, à la réconciliation nationale, au développement des forces armées et à la réforme de l’économie. Toutefois, cette confiance affichée sonne bien faux quand on se souvient qu’avant lui Iyad Allaoui, Ibrahim Al-Jaafari ou Jalal Talabani ont écrit des engagements en tous points semblables à ce pompeux satisfecit institutionnel, exercice obligé de tous les « dirigeants démocratiques irakiens » louant dans la presse occidentale sa collaboration avec l’occupant.
Ainsi pour la rhétorique dominante la boucle est provisoirement bouclée : la concomitance entre la mort du super-terroriste et la formation du nouveau gouvernement d’union nationale permet de tourner la page. Le temps du désordre est fini, celui de la reconstruction commence.
Dans la vraie vie, il en est autrement : l’Irak est occupé par des armées étrangères qui n’ont aucun espoir de venir à bout de la Résistance. Comme au Vietnam durant plusieurs décennies, la violence y est générale et permanente. Elle ne peut prendre fin qu’avec le départ de la Coalition.
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