L’« affaire » Redeker est de ces affaires dont on aimerait ne pas avoir à parler. Cette affaire qui a fait, en France, la une de plusieurs quotidiens, qui a déjà été abordée dans des dizaines de textes et qui désormais fait le tour du monde, résonne comme un appel à répondre à une question dont les termes sont, sciemment, mal posés. En effet, si la question était simplement : Est-il admissible qu’un auteur, qui qu’il soit, soit menacé de mort pour ses opinions, quelles qu’elles soient ? La réponse serait simplement et évidemment : Non ! Cette réponse est la même qu’il s’agisse des menaces qu’aurait reçu M. Redeker, de celles qu’a reçu à l’autre bord M. Soral ou de celles qu’a reçu M. Meyssan, pour ne citer qu’eux. Mais dans l’affaire Redeker, telle qu’elle est exposée médiatiquement, la question est malheureusement d’un tout autre style et s’accompagne de commentaires qui sonnent comme une injonction non pas à prendre fait et cause pour la liberté d’expression mais pour un « camp », voire pour la personnalité de Robert Redeker elle-même. C’est pourquoi, c’est autour de l’affaire Redeker que les médias font échos aux menaces de mort contre un individu et pas dans les autres cas… Car quoi qu’on en dise, les menaces de mort contre des journalistes ou écrivains par mail ou lettres anonymes sont fréquents, mais sont, heureusement, rarement suivis d’effets.

Rappelons les faits : Robert Redeker est professeur de philosophie d’un lycée des environs de Toulouse, membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes, écrivain, polémiste, ancien président du Comité de soutien à Jean-Pierre Chevènement en 2002, engagé par le passé dans des combats scolaires et contre le révisionnisme et aujourd’hui chantre de la promotion de la « guerre au terrorisme ». Le 19 septembre 2006, il a écrit dans le quotidien conservateur français Le Figaro une tribune intitulée « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? » [1]. Dans la même édition, l’analyste franco-libanais Antoine Sfeir, publie lui aussi une tribune sur un sujet analogue intitulé « Non à ceux qui règnent par la terreur sur la pensée musulmane ! » [2]. Le jour même, la Tunisie interdit la diffusion du Figaro du 19 septembre 2006 sur son sol en vertu d’une loi permettant la censure administrative si un journal est perçu comme « offensant » pour l’islam. Mais les autorités tunisiennes refusent de se prononcer sur les éléments qui sont précisément mis en cause dans cette édition. Dès le lendemain, l’AFP publiera une dépêche annonçant cette interdiction, l’imputant à la publication du texte de R. Redeker, suivie par Associated Press, puis par Reuters. L’association Reporters sans frontières diffuse immédiatement un communiqué condamnant cette interdiction [3]. Le même jour, le site de l’association Prochoix annonce pour sa part que l’interdiction est due aux textes de Robert Redeker et d’Antoine Sfeir [4] (pourtant au mieux avec le régime tunisien qu’il encense régulièrement dans ses articles et ouvrages, et par ailleurs co-signataire régulier d’articles et de tribunes avec Caroline Fourest de Prochoix) et reproduira et diffusera sur le net les deux tribunes. Toutefois, dans la presse française dominante, seule la tribune de Robert Redeker (beaucoup plus agressive que celle d’Antoine Sfeir) sera perçue comme la cause de l’interdiction. Le 21 septembre, le directeur adjoint de la rédaction du Figaro, Pierre Rousselin, présentera ses excuses sur Al Jazeera, affirmant que cette tribune ne reflète pas la pensée de son journal et que sa publication a été une erreur. Le jour même, l’article incriminé est retiré du site du Figaro.

Le 24 septembre, Reuters puis l’AFP, annoncent que l’Égypte a également interdit la diffusion du Figaro du 19 septembre dont la diffusion doit pourtant être épuisée. Le lendemain, l’association Prochoix affirme que le prédicateur Youssef Al-Qadarawi (une des bêtes noires de l’association) a dénoncé le texte de Robert Redeker dans son émission sur Al Jazeera du 20 septembre. D’autres sources affirment que Youssef Al-Qadarawi n’aurait fait qu’évoquer ce texte, sans citer ni l’auteur, ni le journal, dans une position globale contre les attaques anti-musulmanes [5]. Cette information n’est pas immédiatement reprise dans les autres journaux mais le sera largement une fois l’affaire réellement lancée. Elle deviendra alors une preuve des menaces qui pèsent sur l’enseignant. Le 27 septembre, l’AFP annonce dans une courte dépêche que M. Redeker a reçu des menaces de morts (sans en préciser la nature), qu’il est désormais sous protection policière et qu’il n’assure plus ses cours depuis le 20 septembre. Le 28 septembre, La Dépêche du Midi publiera un article sur le sujet, dont les éléments principaux seront repris par l’AFP. Dans le même temps, sur le web, un mail de R. Redeker, où il se plaint de sa situation et se décrit comme un fuyard, est largement diffusé dans les milieux universitaire et journalistique. La presse traitera de ce mail en le désignant comme un courrier adressé par M. Redeker à « un ami » mais certaine version affirment que le premier destinataire était le philosophe atlantiste André Glucksman.

Le 29 septembre, la presse dominante s’empare de la question et les communiqués émanant des différents groupes politiques ou syndicaux pleuvent. L’affaire est lancée. Associant l’affaire Redeker à l’annulation d’un opéra en Allemagne ou au souvenir des remous autour des caricatures de Mahomet, le quotidien Libération s’interroge en Une le 30 septembre : « Peut-on encore critiquer l’islam ? ». Le soir même, le quotidien Le Monde (daté du 1er octobre) publie un éditorial non-signé engageant toute la rédaction intitulé « Pour Robert Redeker » [6]. Dans son édition suivante, Le Monde publie « Un appel en faveur de Robert Redeker » signé par un collectif de personnalités connues pour leur engagement americaniste [7]. À la suite de la presse écrite française, les émissions de télévision et la presse étrangère vont s’emparer de cette question et donner de M. Redeker la figure d’un « nouveau Salman Rushdie »… ou plutôt d’un nouveau « nouveau Salman Rushdie » tant cette image est galvaudée.

Si on se penche sur les faits et rien que sur les faits, on constate qu’aujourd’hui, la presse française donne un écho considérable à un auteur qui a reçu d’après l’islamologue Olivier Roy « quelques dizaines de menaces, notamment sur Internet » [8] et non une « avalanche de menaces de mort proférées par des groupes islamistes » [9] et ne doit pas faire face à « une vague moyenâgeuse d’intolérance » [10] comme la presse française s’est plue à le présenter. Et rappelons le, même si cela est regrettable, les menaces de morts contre un journaliste ou un écrivain sur des forum internet sont fréquents. Et on ne compte pas beaucoup de victimes de ces appels au crime, fort heureusement. Nous ne n’écartons pas qu’il est possible que quelqu’un réponde à ces appels et décide de s’en prendre à Robert Redeker (surtout maintenant qu’il est présenté comme un symbole) mais comparer cette affaire à celle de Rushdie, comme beaucoup l’ont fait, est totalement abusif. Le livre de Salman Rushdie avait été accueilli par de grandes manifestations hostiles et un chef d’État et leader religieux d’importance, l’imam Khomeyni, avait condamné à mort l’écrivain. Où sont les manifestations et les appels au crime par des autorités politiques et religieuses dans l’affaire Redeker ? Cela n’empêche pas Caroline Fourest de déclarer « Nous sommes passés d’une affaire Rushdie tous les dix ans à une affaire Rushdie tous les ans, voire maintenant quasiment tous les mois. » [11]. Le comportement de la police et des autorités françaises, tant décriées par les partisans de Robert Redeker, laisse lui aussi supposer que la menace n’était pas tant prise au sérieux que ça avant l’écho donné à cette affaire. Paradoxalement, il semble logique de penser que M. Redeker est bien davantage en danger aujourd’hui qu’au lendemain de sa tribune, tant il est devenu une cible alléchante, du fait même de sa médiatisation, pour ceux qui rêvent de voir se développer le choc des civilisations.

Pourtant, c’est bien le supposé danger initial qu’encourait Robert Redeker qui a poussé un grand nombre de dirigeants politiques, syndicaux et de figures médiatiques à soutenir le publiciste. Et c’est cette menace, alors très virtuelle, qui a fait de Robert Redeker la nouvelle incarnation médiatique de la « liberté d’expression menacée », voire de la « laïcité », élément particulièrement déplacé à la lecture du texte de M. Redeker. Au mieux, les commentateurs posent une distance entre eux et M. Redeker et le défendent par principe, au pire, ils le parent de toutes les vertus et se prononcent en la faveur de l’individu et de ses écrits plutôt qu’en faveur de la liberté d’expression.
Ainsi Le Monde titre son éditorial, « Pour Robert Redeker » [12], sortant de la défense d’un principe pour soutenir la personne. D’ailleurs, pour mieux pouvoir justifier ce soutien, le quotidien du soir minimise les propos de l’auteur, les faisant passer pour un mélange de provocations et de figures de style : « Le philosophe qu’est Robert Redeker fait certainement la distinction entre l’islam, la religion, et l’islamisme, une idéologie. Mais ce n’est pas le registre qu’il a choisi. Libre à lui ». Dans l’appel publié le lendemain en faveur de R. Redeker [13], dans le même journal, les signataires, procédant par amalgames, concluaient implicitement qu’il fallait, pour qu’ils prouvent leur attachement aux principes démocratiques, que les musulmans protègent R. Redeker. Ils prétendaient même que ne pas soutenir inconditionnellement le professeur serait faire preuve de « lâcheté ». De son côté, le principal syndicat enseignant français, la FSU, dans un communiqué ambiguë, laissait même entendre que le soutien à l’enseignant toulousain participait au combat pour que « l’Ecole reste un lieu de formation de l’esprit critique, de respect des autres et de tolérance ».

Rares sont ceux, dans ce contexte manichéen, qui osaient présenter le texte de R. Redeker pour ce qu’il est : un texte raciste, tout entier acquis à la doxa du « Choc des civilisations ». Dans sa tribune, l’auteur se livre en effet à un exercice de théologie comparé qui pare le christianisme de toutes les vertus et l’islam de tous les défauts. Essentialisant les concepts qu’il manie avec lourdeur, il oppose un « Occident » né de la tradition chrétienne et de la douceur des Évangiles, à un « islam » barbare : « Dans l’ouverture à autrui, propre à l’Occident, se manifeste une sécularisation du christianisme, dont le fond se résume ainsi : l’autre doit toujours passer avant moi. L’Occidental, héritier du christianisme, est l’être qui met son âme à découvert. Il prend le risque de passer pour faible. À l’identique de feu le communisme, l’islam tient la générosité, l’ouverture d’esprit, la tolérance, la douceur, la liberté de la femme et des mœurs, les valeurs démocratiques, pour des marques de décadence. ». Au contraire de « l’Occidental », le Coran est un livre barbare mais plus inquiétant, il est « le livre dans lequel tout musulman est éduqué ». Bref, « le musulman » n’a aucune valeur commune avec « l’Occidental ». M. Redeker n’en était pas à son coup d’essai puisque dans une tribune publiée par Le Monde, le 22 novembre 2001, il faisait de tout musulman un Taliban en puissance : « Les Twin Towers étaient de véritables tours de Babel : l’altérité y foisonnait, s’y mélangeant avec la prospérité et la beauté, des humains de toutes les cultures et de tous les niveaux socio-culturels y travaillaient et s’y rencontraient. C’est ce symbole du métissage des altérités, l’inacceptable différence de ces nouvelles tours de Babel qu’il a fallu, pour les islamistes, mettre à bas ! (…) La symbolique des Twin Towers est préférable aux discours proférés dans les mosquées. » [14]. Qu’on ne vienne pas nous dire que proférer de telles énormités ne vient pas d’une volonté de provocation. Quand bien même M. Redeker croirait vraiment aux aberration qu’il professe, quel est l’objectif de ceux qui le publient ?

Aujourd’hui, sous couvert de défense de la liberté d’expression menacée, on nous demande non seulement de défendre le droit d’expression de M. Redeker, ce qui est juste, mais aussi d’oublier ce qu’il a écrit et le fond de son propos, pour le défendre lui, ce qui est révoltant.
Nous ne serons pas dupes devant ceux qui rêvent de fabriquer des « affaires Rushdie » à la chaîne et qui veulent faire de cette affaire un pseudo-exemple de l’inconciliabilité de « L’Occident » et de « l’Islam », présentés comme deux entités imperméables l’une à l’autre.

[1« Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », par Robert Redeker, Le Figaro, 19 septembre 2006. Le Figaro ayant retiré ce texte de son site, nous renvoyons vers sa reproduction sur le site de l’association Prochoix.

[2« Non à ceux qui règnent par la terreur sur la pensée musulmane ! », par Antoine Sfeir, Le Figaro, 19 septembre 2006.

[3« L’édition du 19 septembre 2006 du journal Le Figaro interdite en Tunisie », Reporter sans frontières, 20 septembre 2006

[5Nous n’avons pas été en mesure de vérifier par nous même la teneur des propos prononcé dans cette émission

[6« Pour Robert Redeker », Le Monde, 1er cotobre 2006.

[7« Un appel en faveur de Robert Redeker », par Alexandre Adler, Laure Adler, Elisabeth Badinter, Pascal Bruckner, Michel Deguy, Raphaël Draï, Roger-Pol Droit, Elisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut, François George, André Glucksmann, Romain Goupil, André Grjebine, Claude Lanzmann et le comité de rédaction de la revue Les Temps modernes, Corinne Lepage, Bernard-Henri Lévy, Olivier Rolin, Elisabeth Roudinesco, Guy Sorman, Pierre-André Taguieff, Michel Taubmann et la rédaction de la revue Le Meilleur des mondes, Philippe Val et Marc Weitzmann, Le Monde, 2 octobre 2006

[8« Certains s’amusent à chatouiller la fatwa », par Olivier Roy, Libération, 30 septembre 2006.

[9« Robert Redeker, un électron libre entravé », par Alain Abellard, Le Monde, 4 octobre 2006.

[10« Pour Robert Redeker », art. cité.

[11« La paranoïa est entretenue », par Caroline Fourest, Libération, 30 septembre 2006.

[12art. cité

[13« Un appel en faveur de Robert Redeker », art. cité.

[14« Le discours de la cécité volontaire », par Robert Redeker, Le Monde, 22 novembre 2001.