Avec le « transfert de souveraineté » et la décision de l’OTAN de s’impliquer dans le cauchemar irakien, l’heure est venue pour un état des lieux général. Deux visions radicalement différentes d’une même réalité se dessinent : d’un côté, les théoriciens et exécutants du remodelage du Moyen-Orient, face à eux, la lucidité sans concessions de ceux qui avaient anticipé et dénoncé l’expédition coloniale. L’enjeu est de taille, car si la région est à feu et à sang, loin de là, l’électeur états-unien attend des comptes.
N’en déplaise à Francis Fukuyama, théoricien de la guerre juste et idéologue du clash des civilisations, l’argument trop souvent avancé de l’incompétence et de la rivalité entre les départements de l’exécutif états-unien ne peut excuser une telle catastrophe. Il tente pourtant, dans une tribune du Los Angeles Times, de la justifier en mettant cet échec inévitable sur le compte de la mauvaise gestion du Pentagone qui aurait fait preuve de naïveté. Ce faisant il dédramatise la situation irakienne pour mieux anesthésier la conscience du lecteur confortablement installé à des milliers de kilomètres du carnage. Intellectuellement distant du carnage bien qu’exécutant sur place les directives de Washington, Iyad Allaoui, lui aussi, poursuit ses affaires comme si de rien était. Dans un article publié par The Independant et le Washington Post, le Premier ministre du gouvernement fantoche s’attribue toutes les qualités de la gouvernance démocratique et affiche les meilleures intentions pour conduire son peuple vers une stabilité qui, rappelons-le au passage, n’en demeurerait pas moins coloniale.
Cet « État » que dirige aujourd’hui Allaoui pour le compte de la Coalition, Adam Hochschild le rapproche judicieusement des États de façade instaurés par le régime sud-africain pendant l’apartheid, ces fameux « bantoustans », avant d’ajouter qu’il en allait de même pour certains États satellites de l’Union soviétique. De la souveraineté, ils n’avaient que l’apparence, nous rappelle-t-il dans le Los Angeles Times ; ils s’évanouirent à la fin de l’apartheid pour les premiers et les seconds obtinrent leur indépendance lors du démantèlement de l’URSS. En effet, explique-t-il, il est possible de gouverner un pays par ambassade interposée.
Pour démontrer l’absurdité de cette pseudo-souveraineté, Tariq Ali rappelle justement que l’Irak fut contrôlé dans les années vingt par le Royaume-Uni via son ambassade à Bagdad. Il résume par ailleurs dans une tribune de The Age les mises en garde adressées aux nouveaux croisés par les opposants à la guerre, chaque fois écartées d’un revers de manche même si elles devaient plus tard s’avérer fondées. Il exhorte donc les opinions des États de la Coalition d’intérêts à suivre l’exemple des Espagnols. Car les Irakiens, prévient-il, n’adhèreront jamais à ce simulacre de souveraineté qui cache les véritables objectifs stratégiques de Washington.
Ces objectifs ont été largement atteints, constate Sami Naïr dans une longue tribune du journal Libération, alors que les belles promesses restent lettre morte. L’auteur s’efforce courageusement de dépeindre la réalité du terrain pour contrebalancer le discours soporifique des faucons : la résistance s’accroît, le chaos s’est durablement installé, alors que les États-Unis sont de plus en plus isolés. Il conclut en appelant à un rétablissement de la légalité internationale et à la mise en place d’une vraie souveraineté en Irak, ce qui impliquerait que les Irakiens puissent disposer eux-mêmes de leurs biens. S’il ne se fait aucune illusion sur le traitement de la question irakienne par l’administration Bush, il semble pourtant en nourrir quelques-unes au sujet de John Kerry.
Le candidat républicain aux présidentielles de 1996, Bob Dole, dans un article publié par le Washington Post, s’adonne à un périlleux exercice de rhétorique pour tenter de galvaniser les républicains qui n’ont pas encore basculé dans le cynisme pur et simple. Il affirme que les résultats obtenus en quelques mois en Irak ont mis des années à être atteints en Allemagne et au Japon après la Seconde Guerre mondiale, mettant sur le même plan deux situations absolument différentes. Non sans raisons, il égratigne les démocrates en passant pour leur bilan au Kosovo.
Enfin, le président roumain Ion Iliescu réitère dans le Washington Times sa fidélité à la tradition de Ronald Reagan en pointant les dangers qui menacent de tous bords l’Empire du Bien. Logiquement, pour mener cette croisade contre les forces obscures du « terrorisme », il s’en remet à l’OTAN à qui il demande par ailleurs de protéger les intérêts de la Roumanie dans la région de la Mer noire. Il craint cependant de s’aliéner dans la foulée une partie de l’Europe avec laquelle il prétend vouloir composer, faisant étalage de l’arrivisme qui caractérise les élites des pays faibles instrumentalisés par les faucons pour diviser l’Europe.