En annonçant son ralliement à Nicolas Sarkozy, André Glucksmann a eu le mérite de recentrer le débat électoral sur le cœur de la fonction présidentielle. Dans la Ve République, le président est compétent en matière de politique internationale, de défense, et d’institutions. Sur le reste, il peut influencer son gouvernement lorsque celui-ci lui est favorable ou se morfondre en silence, en période de cohabitation.

M. Glucksmann justifie son choix en dénonçant la Realpolitik qui fait commercer avec les tyrans et en glorifiant le vent révolutionnaire qui apportera la liberté à tous les peuples. Des commentateurs s’étonnent de ce virage à droite au nom de principes de gauche. Il n’y a pourtant là rien de très nouveau, qu’un tardif alignement sur la scène intellectuelle états-unienne. Ceux que l’on nomme aujourd’hui les néo-conservateurs, issus de la revue Commentary, se sont constitués en groupe politique après la chute de Saïgon. Refusant la défaite, ils remirent en cause la Realpolitk d’Henry Kissinger et constituèrent un « parti de la guerre » qui a occupé le pouvoir à Washington de 1975 à aujourd’hui, sans interruption, excepté sous Jimmy Carter. C’est à tort que l’on assimile ce courant à l’administration Bush fils, oubliant que les néo-conservateurs n’ont cessé de faire le va et vient entre l’extrême gauche du Parti démocrate et l’extrême droite du Parti républicain, faisant successivement campagne pour Ford, Dole, Reagan, Bush père, Clinton et Bush fils.

Quel est donc cet idéal de liberté sans frontières que chantent André Glucksmann et ses amis ? Certainement pas celui des Lumières qui, de Pascal Paoli à Toussaint Louverture, de Thomas Paine à Francisco de Miranda a émancipé les hommes. Non, les néoconservateurs états-uniens débutèrent leur carrière dans la mouvance trotskiste de Max Shachtman, tandis que M. Glucksmann se revendiquait du maoïsme. Tous ont conservé ce culte de la violence qui les fait espérer et applaudir chaque bombardement ou presque qui ensanglante la planète depuis trente ans. Leur dogme est connu, c’est un sophisme : démocratiser le monde par la force. Leur liberté, c’est celle qu’ils ont donné aux Irakiens qu’ils ont débarrassés d’un despote pour les plonger dans le chaos.

Oui, la campagne présidentielle est le moment de débattre de notre conception de la liberté, et du monde dont nous rêvons. Faut-il enfoncer les portes ouvertes en rappellant que les premiers combats pour l’émancipation son ceux de l’alimentation, de l’éducation, de la santé et de la paix ? Faut-il expliciter que ces combats se heurtent partout — et jusqu’en Europe — au fantasme de puissance des néoconservateurs et au comportement prédateur des États-Unis ? Autant de réalités qui dépassent le clivage droite/gauche.

Oui, nous devons choisir entre d’une part, nous satisfaire d’un monde unipolaire dans lequel une puissance dominante peut piller les faibles ou d’autre part, construire un monde multipolaire dans lequel la paix est garantie par un équilibre des puissances et le progrès humain par la propagation des idées.

André Glucksmann stigmatise « le fétichisme conservateur [qui] cultive le primat des États ». Il rejette les bases du droit international qu’imaginèrent les Prix Nobel de la Paix français Leon Bourgeois et Aristide Briand : la souveraineté des États au service de celle des peuples. Il préfère le « droit d’ingérence » que les Anglo-Saxons s’arrogèrent pour étendre leur Empire au détriment de celui des Ottomans et que Bernard Kouchner remit à la mode pour servir les mêmes intérêts impériaux, au détriment cette fois de ceux des Soviètiques : la souveraineté des minorités instrumentée par les puissances expansionnistes.

Les États sont des Léviathans toujours prêts à dévorer notre liberté. Mais ce sont aussi les seuls cadres connus dans lesquels la liberté et la démocratie peuvent s’épanouir. C’est pourquoi détruire les États permet de dominer les peuples, tandis qu’émanciper les hommes exige que l’on mettre les États au service des peuples.

Il existe certainement de bonnes raisons de soutenir Nicolas Sarkozy, mais en justifiant son choix avec les arguments des néoconservateurs, André Glucksmann ne s’honore pas.