Dès 1919, le leader sioniste Méir Dizengoff constatait l’existence de ce qu’il appelait des « sionistes sans sionisme », il décrivait alors les juifs de l’Empire ottoman qui ne songeaient pas à sacrifier leur situation économique en émigrant. On peut constater que ce sont les populations juives pauvres qui ont émigré vers Israël et que l’émigration d’Europe et des États-Unis sera toujours sporadique et numériquement insignifiante. Qu’il y ait eu des émigrations individuelles, par adhésion aux grands principes du sionisme, ne fait pas de doute, mais le grand nombre n’en restait pas moins peu concerné. Aujourd’hui, les juifs de la diaspora sont plus nombreux qu’en Israël, mais cette non-émigration n’a pas empêché le développement d’un lien affectif fort avec un État dont la simple existence est devenue, avec le temps, un marqueur identitaire.
La France n’a connu que 60 à 70 000 départs depuis 1948 et quelques pics dépassant rarement 2 000 par an. En stigmatisant la France comme le pays d’un « antisémitisme déchaîné » et en appelant les juifs français à émigrer en Israël, Ariel Sharon a renoué avec l’un des fondements du sionisme originel : l’affirmation de la centralité d’Israël par rapport à la diaspora, même si cette affirmation devait entrer en conflit avec les intérêts de cette dernière. Le lendemain, le porte-parole du gouvernement israélien déclarait que la place des juifs de France et du monde entier, était en Israël. En cette période de guerre et de crise économique en Israël, souligner le rôle primordial de ce pays, comme puissance tutélaire et lieu d’accueil, visait sans doute à ranimer la flamme d’une idéologie sioniste affaiblie par des décennies de Realpolitik en réaffirmant ce devoir de grand frère qu’Israël s’est assigné lui-même.
Les clivages entre Israël et la diaspora ne datent pas d’hier. Face au juif nouveau en gestation dans le jeune État, puissant et victorieux, le juif de diaspora était décrit comme un être faible, mais aujourd’hui, de nombreux Israéliens recherchent leurs origines diasporiques, gommées par l’idéologie sioniste. En outre, beaucoup d’Israéliens s’inquiètent pour leur avenir et ont profité de l’élargissement de l’Union européenne pour reprendre également la nationalité de pays de l’Est, celle de leurs parents ou grands-parents. Nombreux sont ceux qui vont jusqu’à y investir dans l’immobilier, de crainte de devoir un jour quitter Israël, ou qui gagnent les États-Unis pour y trouver de meilleures perspectives économiques. Le sionisme a échoué à créer un être nouveau. Par ailleurs, nombre d’Israéliens craignent, en cette période de récession, l’arrivée de juifs occidentaux qualifiés ou de devoir cohabiter dans les mêmes quartiers avec les Falachas, ces juifs noirs pauvres venus d’Éthiopie. Ils continuent à se plaindre des immigrés russes et importent de la main-d’œuvre étrangère non juive. Les Israéliens se sont, en un sens, normalisé,s mais pas le sionisme, qui a bien du retard à rattraper sur les mentalités.
La normalisation d’Israël passe aussi par sa démythification comme pays de tous les juifs, et des juifs seulement, et par la reconnaissance de l’expérience diasporique. Ce cheminement intellectuel lui permettrait de revoir ses rapports avec les Palestiniens. Nombreux sont les juifs en France à se définir à la fois comme citoyens et comme sionistes. Ils sont en fait plus « israélophiles », émotionnellement attachés à Israël, que sionistes. Ils vivraient sans doute cette condition de manière moins exacerbée si Israël renonçait à mettre ses diasporas sous pression, à les considérer comme des entités mineures à son service, utilisables jusqu’à la déstabilisation. L’antisémitisme doit être combattu par les citoyens et habitants de la France dans leur ensemble, dans le cadre d’une lutte globale contre le racisme.

Source
Le Monde (France)

« Juifs de France, des sionistes sans sionisme », par Esther Benbassa, Le Monde, 31 août 2004.