Les observateurs ne s’accordent pas sur ce qui s’est passé à Beslan et n’ont pas entendu les mêmes déclarations officielles. Alors que les commentateurs occidentaux s’affrontent sur la question de la cruauté russe ou de son entrée dans la guerre au terrorisme, les autorités russes fournissent un discours défensif aux étrangers, mais dénoncent la main de Washington et de Londres dans le Caucase quand elles s’adressent à leur population.
Le drame de Beslan, au cours duquel les autorités russes ont peu communiqué, suscite de nombreuses descriptions et analyses contradictoires. Les observateurs ne s’accordent pas sur les faits et n’ont pas entendu les mêmes déclarations officielles.
Pour le médecin tchétchène Khassan Baiev, cette horreur est condamnable, mais compréhensible. Les Russes ont massacré 42 000 enfants et récoltent aujourd’hui la violence qu’ils ont semée, écrit-il dans le Boston Globe et l’International Herald Tribune.
L’essayiste français Bernard-Henri Lévy va plus loin encore dans le Los Angeles Times. Il accuse Vladimir Poutine d’avoir commencé la boucherie et d’être le vrai responsable politique du drame, dans la mesure où en éliminant les Tchètchénes modérés, il a ouvert la voie aux islamistes.
Michael McFaul de la NED/CIA indique dans le Washington Post qu’il ne faut pas s’étonner de l’impuissance de Poutine à résoudre cette crise car il consacre toute son énergie à établir un État autoritaire et ignore ce qu’est une négociation.
Sur la base de ce genre d’analyses, l’écrivaine canadienne Naomi Klein interprète les déclarations du président russe comme un alignement sur les positions du Likoud, déjà adoptées par les États-Unis : tous pensent que l’on ne peut pas négocier avec les terroristes, mais uniquement les tuer, poursuit-elle dans le Globe & Mail et le Guardian.
Tous ces points de vue ont en commun de partir du présupposé selon lequel la Tchétchénie est un État occupé par la Russie et luttant pour sa libération. Or, cet axiome n’est jamais démontré et semble contredit par l’Histoire, dans la mesure où la revendication d’indépendance était inconnue dans les années 60 à 80. D’autre part, les différents partis indépendantistes tchétchènes, en refusant le statut autonome qui leur était proposé, ont montré qu’ils poursuivaient un autre but que celui dont ils se réclament.
Certains commentateurs s’élèvent contre le mythe de la barbarie russe. Ainsi Fiona Hill, de la Brookings Institution, souligne dans le New York Times la volonté de transparence du Kremlin. Vladimir Poutine a accordé une longue conférence de presse aux journalistes étrangers. Il a reconnu les fautes historiques du stalinisme en Tchétchénie pour mieux rappeler que cette province est aujourd’hui pleinement russe. Surtout, il a martelé que l’affaire de Beslan n’a rien à voir avec la crise tchétchène, mais avec la stabilité du Caucase.
Dans la même veine, l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse s’insurge dans Le Figaro de la russophobie de la presse occidentale. Elle souligne que la Russie de Poutine n’est pas une dictature, mais un État trop jeune pour être déjà pleinement démocratique. Spécialiste des nationalités, elle revient à la thèse qu’elle a toujours défendue du risque d’éclatement régional. Si Poutine cède sur la question tchétchène, rien ne sera réglé, mais le conflit s’étendra à tout le Caucase. Observons que si Mme d’Encausse s’est trompée en prédisant trop tôt que la question des nationalités provoquerait la fin de l’URSS, elle pourrait avoir raison à propos d’un éventuel éclatement de la Fédération de Russie.
Après un long silence, les autorités russes tentent de faire entendre leur point de vue. Mais en s’adressant différemment selon les auditoires, ils favorisent le filtrage de leurs déclarations par la presse occidentale.
L’ambassadeur de Russie à Washington, Yuri Ushakov, s’applique à justifier la manière forte utilisée par son pays. Dans le Washington Times, il établit un parallèle entre le 11 septembre et Beslan, ce qui impliquerait sans le dire un parallèle entre la guerre russe au terrorisme en Tchétchénie et la guerre états-unienne au terrorisme en Afghanistan.
Le vice-représentant de Russie à Taipei, George Zinoviev, reprend les mêmes thèmes dans le Taipei Times en se permettant d’aller plus loin : on ne peut critiquer l’usage russe de la force, sans critiquer l’usage états-unien et l’on doit être reconnaissant aux Russes de maintenir la paix dans le Caucase. Étrangement, sans avoir précisé la menace, il conclue sa tribune en claironnant que les Russes ne se rendront pas.
Tranchant avec ces positions défensives, la très longue interview au Vremya Novostyey du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï V. Lavrov, fait apparaître le vrai point de vue du Kremlin. Le propos ne s’adresse plus ici aux occidentaux, mais aux Russes, et il est beaucoup plus direct. Le terrorisme tchétchène est dirigé depuis les États-Unis et le Royaume-Uni par des personnalités qui y jouissent de l’asile politique. Il est encouragé par des dirigeants qui n’ont pas tourné la page de la Guerre froide et ont, au contraire, pris la responsabilité de relancer les hostilités. Ces dirigeants états-uniens et britanniques cherchent, en fait, à s’emparer des ressources énergétiques du Caucase et souhaitent embraser cette région pour écraser la Russie, conclue-t-il.
Les déclarations du ministre confirment en tous points celles du président Poutine. Elles ont été suivies d’une déclaration de l’état-major indiquant qu’il avait reçu pour mission de frapper les terroristes et leurs commanditaires là où ils se trouvent, sans bien-sûr recourir à l’arme nucléaire. La Russie, ayant largement repris le contrôle de son pétrole et étant devenue le premier producteur mondial, bénéficie de nouveaux moyens grâce à la hausse des cours. Elle a donc décidé de répondre aux États-Unis et au Royaume-Uni en intervenant dans leurs zones d’influence. La rivalité Washington-Moscou que l’on croyait définitivement dépassée est de retour. Elle est susceptible de déclencher bien des conflits périphériques comme lors de la Guerre froide.
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