Le débat qui s’engage au sein du Parti socialiste sur la ratification du traité constitutionnel est crucial. À l’exception des Verts, qui comme nous s’interrogent encore, les autres partis français ont déjà pris position et notre décision aura des conséquences considérables pour la position de la France, pour l’avenir de l’Europe, pour le mouvement socialiste.
Le Parti socialiste a toujours été européen et l’idée européenne est essentielle à l’identité du socialisme. L’écart entre ce que nous attendions et la réalité de l’Europe nous a parfois porté à nous interroger, mais pas à lui dire non. J’ai toujours soutenu, aux côtés de François Mitterrand puis comme Premier ministre, la construction européenne. À la tête du gouvernement, j’ai pu toucher la complexité d’une construction européenne à 15. Par ailleurs mon gouvernement a pu, en trouvant des alliés, en faisant des proposition et grâce à sa conviction, faire évoluer les préoccupations de l’Union européenne vers l’emploi, la politique sociale, la coordination des politiques économiques, la régulation de la mondialisation, la sécurité maritime et même la moralisation du sport. L’Europe n’est pas vraiment libérale, sinon elle ne se distinguerait pas du modèle américain et, en tout cas, je l’ai laissée moins libérale que je ne l’avais trouvée.
Il faut dire oui au traité constitutionnel pour trois raisons. :
 le traité constitutionnel est un compromis acceptable qui n’incarne certes pas l’idéal socialiste et qui aurait pu être meilleur si la diplomatie française avait été plus convaincue, plus convaincante et moins isolée, mais qui reprend les grands principes des grandes démocraties. Il crée une meilleure architecture institutionnelle et n’entraîne aucune régression par rapport à ce qui existe. Le texte fait même des avancées significatives. Ce texte n’est d’ailleurs pas une Constitution, sans quoi l’Union européenne serait un seul État. Il est le " règlement intérieur nécessaire de l’Union élargie ", comme l’a dit justement Hubert Védrine. Il laisse chaque pays mener sa politique de droite ou de gauche et l’orientation de l’Union européenne, elle sera ce que nous en ferons.
 La thèse d’une crise européenne salutaire est chimérique ; ceux qui désirent cette crise ne désirent tout simplement pas l’Europe. C’est le cas des souverainistes et de la droite extrême qui ne veulent qu’une vague coopération entre État alors que la France sera à coup sûr affaiblie sans l’Europe. Certains Européens sincères pensent que l’Europe a besoin d’un électrochoc, mais l’image est trompeuse car d’une telle situation ne naîtrait pas un meilleur traité comme par miracle. La première conséquence d’un blocage européen serait de laisser le champ libre aux États-Unis. Débarrassée de l’URSS et trop indulgente avec une Russie qui durcit dangereusement son régime, non encore dégrisée, malgré ses déboires en Irak, de ses rêves de puissance absolue et de l’illusion unilatéraliste, l’Amérique préfère aujourd’hui une Europe entravée à une Europe active. La deuxième conséquence négative sera pour la France. Si, comme pays fondateur, elle prend la responsabilité de déclencher la crise, elle connaîtra un surcroît d’isolement. Après avoir pris une position juste sur l’Irak, nos autorités ont multiplié les erreurs en Europe par arrogance et sacrifié un commissaire européen reconnu (Pascal Lamy avait seulement le défaut d’être socialiste) pour n’obtenir finalement qu’un humiliant strapontin dans le nouvel exécutif européen. De même, si les socialistes français faisaient le choix du non, il serait isolé. Notre place naturelle est avec la Confédération européenne des Syndicats et les autres partis socialistes d’Europe qui appellent à voter oui.
 Le non au traité n’est pas la meilleure façon de dire non à Jacques Chirac et au gouvernement. On affirme que beaucoup de nos concitoyens et de socialistes ont gardé un mauvais souvenir de leur vote de 2002 pour Jacques Chirac et qu’ils sont peu enclins à recommencer à l’occasion d’un référendum. On admettra que je suis bien placé pour les comprendre. Mais dire oui à l’Europe n’est pas dire oui à Jacques Chirac. S’il y a un référendum, il ne s’agira pas de voter pour ou contre Jacques Chirac, mais d’approuver ou non un traité adopté par vingt-cinq gouvernements. C’est à nos partenaires que nous adresserons une réponse et à personne d’autre. Si cette réponse était négative, le choc sera à Bruxelles et non pas à Paris, car le président n’en tirerait aucune conséquence pour sa fonction. Dire non à l’Europe pour des motifs de politique intérieure serait un contresens. Si nous faisons de la politique intérieure, faisons-le sur les problèmes nationaux. Ils sont nombreux et ils sont lourds.
La vision politique doit inscrire l’action présente dans un temps plus long. Les choix que vont faire les socialistes aujourd’hui devront être assumés demain s’ils se trouvent à nouveau au pouvoir. Le choix du oui peut ouvrir le chemin de la relance de l’Europe.

Source
Nouvel Observateur (France)
Hebdomadaire de gauche, diffusé à 550 000 exemplaires.

« Pour moi, c’est oui », par Lionel Jospin, Nouvel Observateur, 23 septembre 2004.