L’enjeu des élections partielles qui viennent de se dérouler le 5 août 2007 au Liban dépassait largement la simple désignation de deux députés : elles mettent en cause le fonctionnement des institutions dans cette période trouble, elles déterminent les rapports de force pour l’élection présidentielle à venir dans deux mois, et elles ont donné lieu à une vive poussée raciste anti-arméniens parmi les phalangistes.

Le gouvernement Siniora, qui se maintient au pouvoir en violation de la Constitution, avait illégalement convoqué deux élections législatives partielles pour remplacer les députés Walid Eido et Pierre Gemayel, tous deux assassinés. Logiquement, l’opposition aurait dû boycotter les deux scrutins, mais elle ne boycotta que celui de Beyrouth et décida d’utiliser celui de Metn pour évaluer les rapports de force au sein de la communauté chrétienne dans une circonscription presque uniquement chrétienne. Elle présenta donc un candidat inconnu du grand public, le docteur Camille Khouri, un médecin de campagne, étant entendu qu’il considérait lui-même la convocation électorale illégale et n’entendait pas siéger à l’Assemblée nationale s’il était élu. De son côté, la coalition gouvernementale présenta son meilleur candidat : l’ancien président de la République et président suprême à vie des Phalanges, Amine Gémayel, pour succéder à son fils.

Au-delà des liens claniques qui ont lourdement pesé sur le scrutin, les électeurs devaient choisir entre deux options politiques : d’un côté les Phalanges, favorables à un Liban exclusivement dominé par les chrétiens et allié à Israël contre les musulmans ; de l’autre le Courant patriotique du général Michel Aoun, favorable à un Liban laïque dans lequel tous puissent vivre également en paix sans tenir compte des appartenances communautaires.

C’est en définitive l’outsider Camille Khouri qui l’a emporté d’une courte tête. Cette gifle assénée au président d’honneur des Phalanges dans la circonscription historique de son clan met fin à son espoir d’être une nouvelle fois président du Liban. D’autant qu’Amine Gemayel avait personnalisé au maximum sa campagne accusant ceux qui ne voteraient pas pour lui de faire le jeu des assassins de son fils.

L’analyse sociologique et les celle des résultats électoraux font apparaître des choix différents parmi les chrétiens selon leurs Églises. Les maronites (c’est-à-dire des catholiques de rite oriental), qui représentent la moitié des chrétiens du Liban, auraient voté à 56 % pour le projet des Phalanges et à 44 % pour celui de l’opposition. Les fidèles de diverses autres Églises orientales, représentant un quart des chrétiens du Liban, auraient voté seulement à 42 % pour les Phalanges et à 58 % pour l’opposition. Les Libanais d’origine arménienne de l’Église apostolique orthodoxe, représentant le dernier quart des chrétiens du Liban auraient voté seulement à 20 % pour les Phalanges et à 80 % pour l’opposition.

En d’autres termes, les maronites seraient majoritairement favorables à un Liban où les chrétiens domineraient les musulmans, tandis que les chrétiens des autres Églises orientales seraient inversement favorables à un Liban laïque et républicain. Parmi ceux-ci, les plus attachés à la paix civile sont les citoyens d’origine arménienne, dont les familles sont arrivées au Liban en 1915 pour fuir le génocide.

Encore faut-il nuancer cette présentation des choses en soulignant que le vote arménien n’est pas un vote communautaire puisque cette communauté est divisée en trois partis défendant des idées politiques distinctes. Le Ramgavar (centre droit) apelait à voter Gemayel, tandis que le Henchak (centre gauche) et le puissant Tachnag (gauche libérale) appelaient à voter Khouri.

De son côté, la Phalange (en arabe Kataëb) fut créée en 1936 par Pierre Gémayel (le grand-père) dans l’esprit anti-républicain de la Phalange espagnole de José Antonio Primo de Rivera. Ces deux formations sont les deux derniers partis fascistes historiques toujours en activité, sans interruption depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, car s’ils étaient idéologiquement liés à l’Axe, ils ne participèrent pas à ses combats.

Même s’ils évitent d’en faire la publicité, les phalangistes restent partisans d’un pouvoir autoritaire qui assure la domination d’une élite maronite sur le reste de la population et entretiennent un culte de la violence. Ainsi, encore en janvier 2005, Pierre Gémayel (le petit-fils assassiné) fit l’éloge de la supériorité de la « race maronite » lors d’une réunion des Phalanges [1].

En 1948, lors de l’exode des Palestiniens fuyant les massacres en Israël, les Phalanges développèrent un racisme anti-Palestiniens qui culmina, en 1982, avec le massacre de Sabra et Chatila. Animées par la même logique, les Phalanges ont réagi au scrutin de dimanche par une diatribe anti-Tachnag (le parti arménien d’opposition), qui s’est vite transformée en poussée raciste anti-Arméniens dans laquelle elles ont entraîné leurs alliés.

Le soir même du scrutin, le président suprême à vie des Phalanges Amine Gemayel, accompagné du criminel de guerre Samir Geagea, tenta de rejeter le résultat du scrutin en déclarant qu’il avait été truqué par le parti Tachnag et que ses membres auraient des comptes à leur rendre. Il ne pouvait guère en dire plus, vu que le président exécutif des Phalanges, Karim Pakradouni, est lui-même d’origine arménienne.

Mais le pas fut vite franchi. Le lundi soir, au journal télévisé de la chaîne gouvernementale LBC, le chef du Parti socialiste progressiste et membre de l’Internationale socialiste, Walid Joumblatt [2], déclara que : « Les Arméniens doivent savoir que les Libanais ont droit à l’autodétermination ». Une manière brutale d’exclure les Libanais d’origine arménienne de la communauté nationale, bien que leurs familles soient arrivées au Liban avant que celui-ci ne soit indépendant. Dans la foulée, Nassib Lahoud, candidat à la présidence de la République soutenu par les États-Unis et l’Arabie saoudite, déclara que « Les Arméniens n’auraient pas dû intervenir dans un conflit entre chrétiens », insinuant que les Libanais orthodoxes d’origine arménienne ne seraient ni Libanais, ni chrétiens. Tandis que Gabriel Murr, patron de la chaîne de télévision MTV, déclara brutalement : « Ces Arméniens fraîchement naturalisés ont foutu la merde dans l’équilibre interne de notre pays ».

Les jours qui ont suivi ont été marqués par de nombreuses intervention des républicains en défense de leurs concitoyens d’origine arménienne, notamment celles du général Michel Aoun, de l’ancien député Mikhaël Daher, de l’ancien ministre Michel Murr (frère du précédent), et du prince Talal, président du Parti démocratique druze. Pour calmer le jeu, Amine Gemayel a rendu une visite au catholicos Aram Ier, primat de l’Église apostolique arménienne au Liban. Au Metn, des mesures ont été prises par les milices des partis républicains pour assurer la sécurité des Libanais d’origine arménienne.

[1Voir L’Effroyable imposture 2. Manipulations et désinformations, par Thierry Meyssan, éditions Jean-Paul Bertrand, 2007, p. 282-284.

[2« L’Internationale socialiste apporte son soutien à des leaders fascistes », Réseau Voltaire, 29 décembre 2006.