Conçu pendant la Guerre froide par Willy Brandt pour arrimer l’Europe aux Etats-Unis, le German Marshall Fund fut une pépinière de journalistes, d’universitaires et d’hommes politiques dévoués à l’atlantisme. Débarrassé de son aspect idéologique à la chute de l’URSS, le Fonds continue pourtant à intéresser les services secrets états-uniens qui restent bien représentés dans son Conseil d’administration.
C’est à l’occasion du 25ème anniversaire du Plan Marshall, le 5 juin 1972, que le chancelier fédéral allemand et prix Nobel de la paix Willy Brandt annonça, dans un discours à Harvard, la restitution aux États-Unis du reliquat du Fonds Marshall et la création d’une institution visant à promouvoir la recherche et les projets atlantistes, le German Marshall Fund of the United States.
Pendant trente ans, cette association de droit états-unien a développé deux types principaux d’activité :
– Des voyages très organisés d’un mois, offerts à des jeunes relais d’opinion européens et états-uniens, pour découvrir les réalités sociales, culturelles et politiques de l’autre rive de l’Atlantique, de manière à casser les préjugés et à renforcer l’amitié réciproque ;
– Des bourses de recherche, offertes surtout à des universitaires, pour étudier les comportements des populations des deux rives.
Bien évidemment, en 1972, un tel effort n’était pas désintéressé. L’Allemagne, qui était toujours astreinte à un rôle politique secondaire en Europe, entendait rééquilibrer cette situation en cultivant sa vassalité pour compenser en termes humains ce qu’elle ne pouvait espérer sur le plan politique. Les dangers supposés de l’Ostpolitik devaient aussi être compensés par un fort arrimage sous le « parapluie américain ».
Les États-Unis, quant à eux, voulaient resserrer leur étreinte en Europe occidentale en tissant des liens avec une nouvelle génération des élites qui n’était pas issue de la Libération. C’était l’époque de la révolte de la jeunesse européenne contre la guerre au Vietnam. La Fraction armée rouge venait d’attaquer le QG US à Heidelberg pour détruire l’ordinateur stratégique gérant les bombardements en Asie du Sud-Est. C’était aussi l’époque de la stratégie de la tension : les services secrets de l’OTAN manipulaient des groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche pour susciter un réflexe d’ordre chez les électeurs.
Le German Marshall Fund apparaissait comme une sorte de Programme Fullbright, mais pensé de manière bi-partite. Les réactions des jeunes « fellows », observées avec soin, devaient permettre d’identifier et de recruter de nouveaux « messagers de l’atlantisme ». Le financement de chercheurs devait à la fois garantir la production d’argumentaires atlantistes et orienter les travaux ultérieurs des boursiers, tout au long de leur future carrière.
Jusqu’à l’effondrement de l’URSS, le German Marshall Fund fut une pépinière de journalistes, d’universitaires et d’hommes politiques entièrement dévoués à la cause atlantique. Mais une fois le péril dissipé, le Fonds perdit de son utilité idéologique. Si l’on en croit certains de ses employés actuels, il aurait même commencé à ramer à contre-courant, tentant de maintenir une compréhension réciproque dont les deux rives de l’Atlantique ne se souciaient plus.
Avec le réarmement des États-Unis, en 1998, les néo-conservateurs ont commencé à réactiver les réseaux atlantistes, non plus pour défendre l’atlantisme puisque l’URSS avait disparu, mais pour servir leur projet impérial. Ils se sont donc, entre autres, intéressés au Fonds.
Depuis trois ans, le German Marshall Fund et la Compagnia di San Paulo financent une étude transatlantique annuelle sur les perceptions politiques en Europe et aux États-Unis.
Avec la Fondation Bertelsmann, le Fonds organise aussi des rencontres de jeunes leaders à l’hôtel Tremezzo (Italie) et un Forum transatlantique des journalistes à Bruxelles (Belgique). Les participants ont le plaisir de pouvoir y débattre avec quelques stars des think tanks US.
En février 2003, le Fonds a créé un Forum sur le commerce et la pauvreté. Il a rassemblé non seulement des personnalités européennes et états-uniennes, mais aussi brésiliennes, indiennes, japonaises et sud-africaines. Les débats étaient présidés par un comité de six membres comprenant Robert Rubin (USA) et Dominique Strauss-Khan (France). Étrangement, Rubin fut nommé en 1993 par Bill Clinton comme premier patron du National Economic Council, l’agence chargée de déterminer les cibles de renseignement économique pour la CIA (alors dirigée par James Woolsey). Tandis que Dominique Strauss-Kahn avait exercé, quelques années plus tard, une tutelle active sur le CCSE, le comité chargé de l’espionnage économique au Secrétariat général de la défense nationale.
En outre, le Fonds a étendu ses activités en Europe de l’Est en créant avec l’USAID un programme à 25 millions de dollars, le Balkan Trust for Democracy.
Aujourd’hui, l’association vit avec un budget annuel de fonctionnement d’environ 20 millions de dollars et un confortable capital de 200 millions de dollars. Elle est dirigée par Craig Kennedy, ancien gestionnaire des fondations libérales d’un milliardaire de Chicago [1], qui avait été remarqué par l’OCDE (autre institution issue du Plan Marshall) pour laquelle il avait travaillé en tant que conseil.
Le conseil d’administration du Fonds est composé d’une vingtaine de personnalités états-uniennes ayant exercé des fonctions en Allemagne, cooptées dans le respect de l’équilibre bipartisan.
Il est coprésidé par Guido Goldman et Marc Leland. Le premier, qui est le fils de l’ancien président de l’Organisation sioniste mondiale Nahum Goldman, est professeur d’études germaniques à Harvard et ancien responsable de l’Atlantik Brücke pendant la Guerre froide. Leland est un ancien assistant du secrétaire au Trésor, passionné d’art contemporain. Il dirige un cabinet d’investissement à Arlington et une société de services pétroliers dans le Texas. Il est aussi l’ancien responsable de l’Atlantic Institute à Paris pendant la Guerre froide.
La brochure distribuée par le German Marshall Fund indique les vagues responsabilités professionnelles de ses administrateurs bénévoles. Avec beaucoup de modestie, J. Thomas Presby apparaît comme retraité, quand il est administrateur du joaillier Tiffany & Co ; Richard T. Roberts est introduit comme directeur d’un fonds de placement, en oubliant qu’il fut l’assistant de Rudolph Giuliani à New York ; ou encore Robert M. Solow est présenté comme professeur au MIT, sans indiquer qu’il a reçu le Prix Nobel d’économie.
Mais évidemment cette discrétion vise surtout à occulter les responsabilités de la majorité des administrateurs au Pentagone et à la CIA. Lee Hamilton est vice-président de la Commission présidentielle sur le 11 septembre et membre du Conseil consultatif de sécurité de la patrie, médaillé de la CIA et de la DIA. Ex-parlementaire, Hamilton présidait l’une des commissions d’enquête sur l’affaire Iran-Contra où il étudia le rôle d’un autre administrateur du Fonds, Robert M. Kimmitt, alors directeur exécutif du Conseil de sécurité nationale et mouillé jusqu’au cou dans le scandale. Depuis, M. Kimmitt a été placé par son ami, le général Colin Powell, à la vice-présidence d’AOL-Time-Warner.
La journaliste Mara Liasson indique travailler pour la National Public Radio, mais omet de préciser qu’elle présente une émission dominicale sur Fox News où elle se montre hystérique dans la dénonciation des parlementaires un-americans. Jenonne Walters n’est pas présentée du tout, alors que cette ancienne ambassadrice a fait toute sa carrière à la CIA et au NSC. J. Robin West, est désigné comme patron d’une société pétrolière en omettant d’indiquer que cet ancien du Pentagone préside aujourd’hui l’Institut des États-Unis pour la paix. Etc.
Mais le plus surprenant reste pour la fin. Barbara Shailor, qui s’est présentée comme la grande nettoyeuse du département international de l’AFL/CIO, a été accusée par des délégués d’Amérique latine à l’organisation internationale du Travail à Genève d’être en réalité la responsable de la CIA pour les milieux syndicaux internationaux. Quant à Suzanne Woolsey, directrice de la communication de l’Académie nationale des sciences, c’est l’épouse de R. James Woolsey, ex-directeur de la CIA et tireur de ficelles du Congrès national irakien. Elle déplace avec elle un parfum de scandale depuis qu’on a appris qu’elle siégeait au conseil d’administration de l’Institute for Defense Analysis et surtout de Fluor, qui ont engrangé des contrats publics mirifiques en Irak.
Le German Marshall Fund est, nous assure-t-on, devenue une pure association philanthropique. Peut-être. Mais son conseil d’administration reste majoritairement composé de personnalités impliquées dans l’action secrète des États-Unis.
[1] Le terme « libéral » doit être compris ici au sens états-unien. M. Craig a aussi bien défendu le rôle du marché dans la protection de l’environnement que la libéralisation des drogues.
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