Dans le monde entier, les agriculteurs subissent une énorme pression sur les prix de leurs produits. Il en résulte des pertes de revenus considérables et de sombres perspec­tives pour beaucoup de familles d’agriculteurs. Aussi bien dans les pays riches que dans les pays émergents et en voie de développement, les agriculteurs luttent pour leur survie.

La lutte ruineuse pour la vie est le résultat d’une mauvaise politique agricole. Sous la responsabilité des pays industrialisés occidentaux qui donnent le ton, l’OMC dicte à ses pays membres une politique agricole axée sur le marché, qui suit les prix virtuels du marché international et ne devrait avoir qu’un objectif : la compétitivité mondiale.

La compétitivité des produits agricoles sur le « marché mondial » suppose une « maîtrise de la gestion des coûts », ce qui nécessite une augmentation sans scrupules de la productivité (conditions de travail inhumaines, gaspillage des ressources naturelles et industrialisation de l’agriculture). Il n’y a pas de place pour des différenciations climatiques, géographiques, culturelles ou même de poli­tique sociale dans une agro-industrie qui obéit à un marché de masse. Des petites et moy­ennes exploitations doivent céder la place à des « usines agricoles ».

Erosion des sols et pollutions

La standardisation et la limitation à un petit nombre de produits devraient faire baisser les coûts et permettre de réaliser des « économies d’échelle » et d’augmenter considérablement la productivité. Le sol – facteur de production naturel pour les aliments – ne peut pas répondre à cette exigence de croissance sans limites par l’augmentation de la productivité. Sauf si on l’« aide » avec des moyens techniques, chimiques et d’autres manipulations artificielles. Les catastrophes naturelles, le changement climatique, l’érosion des sols, les aliments pollués, les épizooties et beaucoup d’autres « pollutions » peuvent provenir de cette « aide » ou de cette « victoire sur la nature ».
Le coût de l’industrialisation de la production des aliments de base est en tout cas beaucoup trop élevé : la diversité des variétés disparaît. On détruit délibérément une structure de production et d’approvisionnement qui s’est développée pendant des siècles. A cela s’ajoute la perte d’une alimentation saine pour toutes les couches de la population, ce qui a des répercussions négatives sur l’état de santé des personnes concernées.

Le coût d’une mauvaise politique agricole

Le coût de la mauvaise orientation donnée à l’économie agricole sera fatal aux économies nationales. L’augmentation du coût de la santé et des assurances, des pertes de revenus ainsi que les frais occasionnés par la réparation des dommages causés à l’environnement et des dégâts matériels compenseront très rapidement les bénéfices escomptés de l’augmentation de la productivité et d’une meilleure compétitivité. Ou, une fois de plus, les bénéfices seront-ils privatisées et les pertes reportées sur la collectivité ?

Une « analyse complète du coût » de la libéralisation unilatérale et de l’orientation des économies agricoles nationales vers le marché présentera très probablement un bilan négatif. Ne serait-il pas plus sensé de consacrer les moyens financiers – largement en dessous du coût pour l’économie nationale de la libéralisation du marché mondial de l’économie agricole – au maintien d’un approvisionnement autonome de la population en aliments sains et naturels ? 1% à 1,5% du produit intérieur brut suffirait pour cet investissement vital. En ce qui concerne la Suisse, il s’agirait d’un montant de 4,5 à 6,5 milliards de francs.

Nouveaux marchés de produits agricoles

Pour accélérer le processus de mondialisation dans le domaine agricole, les politiciens, les grands groupes agrochimiques et pétroliers préconisent l’utilisation de produits agricoles dans la production de carburants. Avec le détournement d’aliments en faveur de la bioénergie, on pratique une impardonnable tromperie sur la marchandise. On promet aux paysans de nouvelles sources de revenus et on fait miroiter aux consommateurs la protection de l’environnement et du climat. Ce qui est préoccupant, c’est que cette surenchère est soutenue par les plus hauts responsables politiques, voire financée par des subventions et des avantages fiscaux.

Sacrifier l’alimentation à la mobilité est moralement et politiquement inacceptable

Utiliser des aliments pour produire de l’énergie est une humiliation incroyablement brutale de ceux qui souffrent de la faim et n’ont plus les moyens de se procurer les aliments de base dont le prix ne cesse d’augmenter. Sub­ordonner le problème de la faim à celui de l’énergie est absolument inacceptable du point de vue de l’éthique et de la politique sociale.

Mais cette politique doit être sérieusement remise en question également du point de vue économique. Pourquoi les subventions et les avantages fiscaux pour encourager la bioénergie seraient-ils acceptables mais pas la sauvegarde de la souveraineté alimentaire et de l’approvisionnement de la population en aliments sains et naturels ? La mobilité, contrairement à l’alimentation, peut être rangée parmi les besoins secondaires. Il est relativement facile de renoncer à la mobilité quand son prix dépasse le pouvoir d’achat, mais pas à la nourriture. Les investissements de l’Etat dans les « marchés de bioénergie » ne sont pas du tout dans l’intérêt de la population et mettent en danger les nécessaires mesures de soutien des prix en faveur de la production paysanne ou des baisses de prix en faveur des consommateurs. C’est pourquoi les projets d’encouragement de la « bioénergie » menacent sérieusement l’approvisionnement avantageux en aliments sains et naturels.

Le confort a un prix

Outre cette utilisation détournée d’aliments, les changements dans les comportements d’achat et de consommation entraînent des dépenses plus élevées pour les aliments. Ces changements, qui ont de multiples causes, entraînent de nouvelles valeurs et styles de vie qui augmentent, également dans le secteur alimentaire, la demande de confort et de « plus-value » (plats tout préparés et fingerfood). A titre d’exemple, voici le slogan publicitaire d’un grand distributeur « Davantage de temps pour vivre ». La publicité pour les plats cuisinés suggère que cuisiner est une perte de temps qui nuit à la qualité de vie (des femmes).

Les plats cuisinés font monter les prix

Avec cette conception tout à fait erronée, on peut gagner beaucoup d’argent. Les plats cuisinés sont au goût du jour. L’industrie alimentaire et la distribution ont procédé à un déplacement de la création de valeur dans l’économie de l’alimentation à leur avantage. Entre le produit brut des agriculteurs et le produit final se situent des processus de travail et de distribution qui laissent une place considérable à la réalisation de bénéfices au dessus de la moyenne. Les matières premières sont devenues interchangeables et la préparation des repas a été reprise par la production industrielle. Cette redistribution procure aux grands groupes alimentaires et au commerce de détail, suivant le volume d’achat et le chiffre d’affaires, un pouvoir sur le marché qui leur permet d’imposer aux paysans une baisse de prix et d’offrir aux consommateurs des produits à des prix nettement plus élevés. Pour un kilo de carottes le producteur reçoit à peu près 70 centimes. Dans le commerce, ces carottes coûtent à peu près 2 francs 30. Pour des carottes crues râpées et emballées, le prix est déjà de 12 francs et une salade de carottes toute préparée ne coûte pas moins de 15 à 18 francs le kilo.

La sécurité alimentaire est subordonnée au marché

Le processus de concentration dans la pro­duction alimentaire conduit à une monopolisation de l’économie alimentaire. Des dépen­dances se créent au mépris des intérêts des peuples en matière de sécurité, de santé et de politique alimentaire. L’approvisionnement et la sécurité alimentaire sont subordonnés aux diktats du marché. C’est l’attractivité du marché et le potentiel de bénéfices qui décident de l’offre. C’est pourquoi les entreprises mettront sur le marché les produits qui leur procurent les plus-values les plus importantes. Les produits bruts, non élaborés n’intéressent donc pas l’industrie alimentaire et sont de plus en plus écartés. A moins que les consommateurs refusent les offres de l’industrie alimentaire et achètent délibérément des aliments de base non élaborés.

S’opposer à la monopolisation de la production alimentaire

De leur propre initiative, les consommateurs pourraient reconquérir leur place dans la chaîne de plus-values de la production et de la distribution alimentaire. Au lieu de recourir aux plats tout préparés, chacun doit revenir à l’art de cuisiner en mettant en jeu sa créativité. Si elle s’accompagne de nouveaux comportements alimentaires et de consommation, une alliance puissante contre les monopoles alimentaires d’un petit nombre de multinationales agro-alimentaires pourrait naître. Si les consommateurs raccourcissaient la distance entre le produit et sa consommation par l’achat direct de produits de proximité saisonniers et préparaient chez eux des repas bons et sains, ils réduiraient considérablement le coût de leur nourriture et allégeraient ainsi leur budget.

L’économie de marché néolibérale augmente la pauvreté

En moyenne, les ménages suisses dépensent environ 8000 francs par an pour leur nourriture. Pour un revenu annuel de 42 000 francs, cela représente 19%, le double du pourcentage moyen des ménages, qui est de 8,4%. Dans la recherche du « prix juste et socialement acceptable » pour le producteur et le consommateur, les valeurs moyennes ne ­peuvent constituer des directives. Il faut plutôt développer des solutions adaptées aux problèmes. Les solutions proposées jusqu’à présent par l’économie de marché ont, dans le monde entier, privé l’agriculture paysanne de moyens d’existence et réduit à la pauvreté un nombre croissant de groupes de population.

Des prix équitables pour tous

A la question « Quel peut être le prix des aliments ? », il n’y a qu’une réponse : ils doivent assurer aux agriculteurs des moyens d’existence décents aujourd’hui et demain, sans les pousser vers des marchés de niche par une politique de prix élevés. Ils doivent cependant permettre à tout le monde de se procurer une alimentation saine.

La question nécessite des interventions de l’Etat et de l’initiative chez les consommateurs. Puisque l’on distribue déjà des « bons » aux familles pour la fréquentation des crèches pour que les mères puissent être intégrées dans le processus économique, pourquoi l’Etat ne veillerait-il pas à assurer des prix équitables pour le producteur et tolérables pour les familles grâce à des mesures politiques et de soutien financier ?

Source
Horizons et débats (Suisse)