Le 12 juillet 2007, cinq recrues et un sergent en formation au Centre de compétence du service alpin de l’Armée ont fait une chute mortelle à la Jungfrau. Six autres recrues et deux guides de montagne ont survécu au drame. Depuis, plus de trois mois se sont écoulés et les spéculations concernant les causes de cet accident ont été nombreuses. Le jeudi 4 octobre a eu lieu, d’abord pour les proches des victimes puis pour la presse, une première présentation des conclusions de l’enquête préliminaire et de l’expertise de l’Institut fédéral pour l’étude de la neige et des avalanches (ENA). Y participaient notamment, outre le juge ­d’instruction militaire Christoph Huber, Jakob Rhyner, chef de l’unité de recherche « Alerte et prévention » de l’ENA. Cela a un peu éclairci la situation.

thk. Le 17 juillet, suite à la cérémonie officielle à la mémoire des victimes qui s’est déroulée à Andermatt, le Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a organisé une conférence de presse. A cette occasion, on a donné la parole à la recrue X. qui a survécu à ­l’accident et dont les déclarations ont laissé penser que ce n’était pas une avalanche qui avait provoqué la chute des recrues mais qu’il devait y avoir d’autres raisons, par exemple un faux-pas d’une des recrues qui aurait entraîné les autres dans leur chute mortelle. Bien qu’il fût évident qu’une plaque de neige s’était détachée du flanc de la Jungfrau, le DDPS n’a pas démenti ces propos en expliquant qu’il ne voulait pas s’immiscer dans une procédure en cours.
Le porte-parole de la justice militaire, Martin Immenhauser, a, en se basant sur des dépositions de témoins, jeté de l’huile sur le feu en disant qu’un membre des deux cordées avait glissé et entraîné les autres. Or à ce moment-là déjà des experts, tels que le guide de montagne autrichien Patrick Gufler qui se trouvait dans la région et qui, le lendemain, a inspecté minutieusement le lieu de l’accident, ont déclaré que l’avalanche devait être la cause de la chute des soldats. De même, Werner ­Munter, un autre guide expérimenté, a déclaré peu de temps après l’événement que seule une avalanche pouvait être la cause de l’accident.
Pendant trois mois, les proches sont restés dans l’incertitude sur ce qui s’était réellement passé à la Jungfrau et, selon les parents des recrues, ce fut « insupportable ».

Risque d’avalanche « marqué »

L’expertise de l’ENA est arrivée à une conclusion sans équivoque qui réfute toutes les spéculations insensées. Une plaque de neige a bien été la cause du drame : elle a emporté les six soldats dans une chute de 1000 mètres. Les deux cordées de trois hommes étaient à ce moment précis au milieu de la pente et n’avaient aucune chance d’échapper à cette coulée de neige. L’ENA s’est aussi prononcé sur le risque d’avalanche ce 12 juillet et l’a qualifié de « marqué », car il y avait eu de fortes chutes de neige le jour précédent et des vents allant jusqu’à 50 km/h avaient formé des congères. Aux dires des survivants, les recrues marchaient en partie dans une épaisseur de neige qui leur allait jusqu’à la taille. Aussi avançaient-ils très difficilement et devaient changer de cordée de tête toutes les dix minutes. Cela fut probablement une des raisons pour lesquelles ils ne sont arrivés qu’à 10 heures à cet endroit si exposé.

Une pente jugée « extrême »

Outre le grand risque d’avalanche, la pente au-dessus du Rottalsattel est, selon l’expertise de l’ENA et les dires de Jakob Rhyner, « extrême, exposée et propice aux chutes ». Elle n’aurait jamais dû être gravie vu les autres facteurs de risques. En même temps, les quatre cordées et les deux guides ont dû faire une traversée en dessous du flanc nord du Rottalhorn qui présente une inclinaison de 70 à 80 degrés et est aussi exposé à un grand risque d’avalanches. Selon l’ENA, l’équipement des recrues était suffisant, bien qu’ils n’aient emporté ni ARVA (appareil de recherche de victimes en avalanche), ni pelle, ni sonde. Néanmoins, on peut se demander si ce passage au-dessous du Rottalhorn n’aurait pas exigé cet équipement supplémentaire.

Enquête pénale pour « homicide par négligence »

Sur la base de tous ces indices, le juge d’instruction militaire Christoph Huber a annoncé l’ouverture d’une enquête pénale pour « multiples homicides par négligence » contre les deux guides de montagne qui accompagnaient les victimes. Avant de conclure, il a encore rappelé que « l’ouverture d’une enquête ordinaire n’est pas un verdict de culpabilité » et il n’a pas exclu que l’enquête soit encore étendue à d’autres personnes, notamment au commandant d’école Franz Nager.

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Le juge d’instruction Christoph Huber semble être l’homme de la situation. Malgré toutes les tentatives d’étouffement de Samuel Schmid et de son entourage, notamment Christophe Keckeis, le chef de l’Armée (qui va prochainement quitter ses fonctions) qui a déclaré le jour de l’accident qu’il était « à 100% certain que les professionnels ont fait leur travail de manière parfaite » et qu’il ne voyait aucune raison de changer quoi que ce soit à la procédure. D’autres officiers supérieurs se sont aussi empêtrés dans des argumentations absurdes au lieu de faire ce qui s’imposait, c’est-à-dire assumer la responsabilité de cette terrible chute. Or ils ont tenté subtilement de rejeter la faute sur les victimes. Même le commandant adjoint des forces terrestres, Alfred Heer, a fait chorus en déclarant que les soldats « n’avaient pas fait un boulot risqué ». Pour lui, cet accident ne semble pas être extraordinaire, car cela « aurait aussi pu se passer au civil ». Jusqu’à ce jour, ces messieurs n’ont pas daigné s’excuser ni démentir officiellement leurs déclarations.
Il est tout à fait judicieux que le juge d’instruction ne limite pas l’enquête aux guides, comme il l’a déclaré le 4 octobre, lors de l’émission d’information « 10 vor 10 » de la chaîne alémanique DRS, car de nombreuses questions restent sans réponse. Selon le programme de formation de l’école de recrues des troupes de montagne d’Andermatt, l’ascension de la Jungfrau était prévue pour la 16e semaine et était un élément fixe de la formation. Selon le lieutenant-colonel Ivo Burgener, la question de savoir quel groupe irait sur le Mönch et quel groupe sur la Jungfrau « avait été décidée à l’avance et n’a pas eu lieu à la suite d’une recommandation du guide ». (cf. « Blick » du 18/7/07) Si ce n’est pas le guide, qui a pris alors la décision ? Qui assurait le commandement pendant cette journée ? Qui dirigeait cette patrouille ? Quel grade possédait le guide de montagne de l’Armée ? S’est-il entretenu avec son supérieur lorsque la décision a été prise malgré les conditions défavorables ? Quel a été le rôle du commandant d’école de recrues de montagne Franz Nager ? S’est-il déchargé de sa responsabilité sur autrui ? Autant de questions qui doivent être examinées minutieusement, en tenant compte des familles des victimes et également de l’opinion publique suisse afin que l’on puisse demander des comptes aux responsables.
D’ici là, tous les parents se demanderont sous la protection de qui leurs filles et leurs fils accompliront leur service au sein de l’Armée. •

Source
Horizons et débats (Suisse)

« Dans ce genre de troupe, il est important qu’ordres et missions soient clairs »

Horizons et débats : Quelle était autrefois la structure de commandement lors des marches en haute montagne ?

Albert Vincenz : Il y a une hiérarchie précise : tout d’abord le commandant de cours ou commandant de troupe ou d’école, c’est-à-dire celui auquel la troupe est « subordonnée ». Ensuite son subordonné, qui dirige l’opération dont il a reçu la mission, ensuite les spécialistes, qui le conseillent et les exécutants, qui travaillent en équipe. Prenons l’exemple d’un char d’assaut avec ses soldats. Qui dit où doit se diriger le blindé ? Qui dit ce que doit faire le blindé ? Qui est responsable de l’opération ? Qui la commande ? Qui commande la guerre des blindés ? Et finalement qui est le principal responsable ? Peut-être qu’aujourd’hui, on connaît mieux ce schéma au DDPS.

Quel était le rôle des guides de montagne ?

A mon avis, c’était celui de conseillers techniques (spécialistes) à moins que l’un des deux, mais pas les deux, ait reçu du commandant de cours une mission de commandement.

Pouvait-on leur déléguer le commandement et par conséquent la responsabilité ?

Cela dépend de leur formation en tant que chefs militaires. Mais on ne peut pas donner la même mission aux deux. Ces exercices font l’objet d’ordres écrits la plupart du temps, et toujours lorsqu’ils durent plusieurs jours.

Lors de marches en haute montagne, a-t-on seulement des hiérarchies de spécialistes et non pas des hiérarchies militaires ?

Non, justement pas ! Dans ce genre de troupe, il est important qu’ordres et missions soient clairs, parce que les erreurs peuvent avoir de graves conséquences.

Les grenadiers de montagne constituent-ils des troupes situées hors d’une structure de commandement militaire où chacun peut participer comme il l’entend à la prise de décisions.

Les troupes de montagne doivent travailler de manière disciplinée et professionnelle. Quand on n’a plus de structures de commandement claires dans la défense du pays, on ne sait plus de quoi il retourne, on ne sait plus qu’il s’agit là de vie ou de mort et non pas de « maintien ou de fabrication de la paix », c’est-à-dire de la mise en œuvre d’une volonté politique. Mais qui sait encore cela aujourd’hui ?

*Albert Vincenz est un ancien colonel. Après une carrière dans les troupes de montagne à différents niveaux de commandement, il fut, jusqu’en 1995, commandant du régiment d’infanterie 60 (brigade de frontière 12 Grisons).

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Les supérieurs sont responsables, pas les recrues

Ces dernières semaines, certains journalistes ont présenté le drame comme si la faute en incombait aux recrues, sans attendre le résultat de l’enquête.
Les médias nous ont également appris que des hauts responsables du DDPS ­accordaient plus d’importance à la compétence technique qu’à la compétence en matière de commandement, ce qui surprend les chefs militaires bien formés. Jusqu’ici, on pensait que la compétence technique faisait partie de la compétence en matière de commandement, c’est-à-dire que la première devait être au service de la seconde. Finalement, ce sont les chefs qui portent la responsabilité.
Toutes les personnes passionnées de montagne veulent faire des ascensions. Pourquoi en serait-il autrement des soldats ?
Contrairement aux alpinistes civils, les soldats doivent remplir un devoir militaire et la responsabilité en incombe à quelqu’un d’autre. La troupe de montagne met donc son savoir-faire à la disposition de notre pays. Ce sont les responsables qui prennent les décisions et non, comme dans la vie civile, les alpinistes ou les groupes qui paient.
Je suis sûr que le juge d’instruction – espérons qu’il s’agit d’un alpiniste expérimenté – saura faire la distinction entre vouloir, pouvoir et avoir l’autorisation.

Albert Vincenz