Les « couteaux suisses » vont-ils dorénavant être fabriqués en Chine ?

Souvenez-vous : il y a deux ans, la petite ville de Stein am Rhein, dans le canton de Schaff­house, avait l’intention de restaurer à grands frais (23 millions) son château de Hohenklingen, qui date du XIIe siècle. Alors, on s’est empressé de rappeler que selon l’OMC un projet de cette ampleur devait faire l’objet d’un appel d’offres international. Les autorités munici­pales, et surtout le maire Hostettmann n’étaient pas d’accord : le château appartenait à la région et devait évidemment être restauré par des entreprises de la région. Après tout, ces dernières avaient des liens avec elle. Elles employaient des salariés de la région, formaient des apprentis et payaient des impôts. Et plus tard, elles seraient là lorsqu’il faudrait effectuer des réparations. Le maire déclara Stein am Rhein « zone hors OMC ». Il manifestait ainsi son opposition aux restrictions inadéquates de l’OMC et faisait savoir qu’il ne les suivrait pas à la lettre. Il n’était pas disposé à « respecter des directives absurdes qui n’étaient guère valables pour les petites communes et les petites villes ».

Et Hostettmann n’était pas seul de son avis. Auparavant, 70 autres communes suisses s’étaient proclamées « hors OMC », dont les villes de Zurich et de Genève. Actuellement, on compte dans le monde entier beaucoup plus de 1000 communes et villes qui ont franchi le pas, notamment Vienne. Toutefois, Hostettmann n’a pas été à l’abri des critiques. L’auteur d’une lettre de lecteur demandait par exemple que le canton de Schaffhouse surveille Stein am Rhein. Hostettmann maintint sa décision. Sa ville fut traduite en justice parce que son appel d’offres n’était pas conforme. A vrai dire, le plaignant n’était pas quelque entreprise de Chine ou d’un autre pays à bas salaires mais un architecte d’une commune voisine qui s’estimait oublié. Le Tribunal cantonal de Schaffhouse condamna la petite ville à une peine symbolique de quelques centaines de francs (Schaffhauser Nach­richten du 30 mai 2006).
Entre-temps, le château a été restauré. Cet édifice médiéval est sauvé. La restauration a été un travail collectif dirigé par un architecte du cru. De nombreux artisans de la région y ont collaboré, de même que l’Office cantonal d’archéologie et des spécialistes de la conservation des monuments histo­riques de la Confédération. Le directeur de la Deutsche Burgenvereinigung a déclaré, lors d’une visite, qu’il n’avait jamais été témoin sur un chantier d’une atmosphère aussi sympathique. Le « nouveau » château a été inauguré il y a quelques semaines au cours d’une grande fête. Ce joyau est la fierté de la région (cf. supplément des Schaffhauser Nachrichten du 14 septembre).

Victorinox

L’histoire suivante s’est passée en Suisse centrale. Non moins intéressante que celle du château de Hohenklingen, elle a commencé il y a 116 ans. Victorinox – non, il ne s’agit pas d’un personnage d’Astérix ! – est le nom d’une entreprise familiale fondée à la fin du XIXe siècle. Dans un ancien moulin d’Ibach, dans le canton de Schwyz, un certain Karl Elsener créa, en 1884, une coutellerie. Lorsqu’il apprit que l’Armée suisse faisait venir les couteaux de ses soldats d’Allemagne, il n’eut plus qu’une idée : trouver un couteau qui la convainque. A partir de 1891, les soldats reçurent un couteau de poche orné d’une croix suisse. A la mort de sa mère, Elsener combina son prénom, Viktoria, avec le nom inox (acier inoxydable) pour en faire le nom de son nouveau produit et de sa société : Victorinox.
Aujourd’hui, la firme Victorinox, forte de 920 salariés, est l’employeur le plus important du canton de Schwyz et la plus grande coutellerie d’Europe. Les ateliers sentent le métal. D’impressionnantes machines à estamper font un vacarme assourdissant. Tout autour s’amoncellent des bacs métalliques contenant des petites lames de couteau non aiguisées, des tournevis, des ouvre-boîtes, etc. C’est ici que sont produits les couteaux de poche Victorinox. Quelque 100 000 par jour, environ 15 millions par année dont 90% sont exportés dans le monde entier.

Objet culte

L’Armée suisse achète ses couteaux chez Victorinox depuis 1891. Le couteau suisse, qui a été perfectionné à plusieurs reprises et ne peut pratiquement pas se casser, est un objet culte. Le modèle 61 (introduit en 1961) est devenu une légende. C’est le seul élément de l’équipement qui accompagne le soldat de milice toute sa vie. Il est toujours présent, pendant les vacances, lors d’une balade à bicyclette, lors d’un pique-nique, etc. Je le confirme !
Il est également à l’étranger un objet culte. Il a participé aux expéditions les plus variées : Everest, Arctique, Amazonie. Les Américains l’apprécient particulièrement. Il a fait partie de l’équipement officiel des astronautes. Depuis Lyndon B. Johnson, les présidents des Etats-Unis en offrent à leurs hôtes à la Maison-Blanche. La visite de George Bush père et de sa femme Barbara chez Victorinox en 1997 fut un événement particulier. Ils ont pu tous les deux monter un couteau conformément à leurs voeux. On dit que Barbara Bush a réussi l’opération toute seule.

Bras de fer avec l’OMC

L’Armée suisse veut maintenant un nouveau couteau muni également d’un tournevis cruciforme et d’une scie. Le design doit aussi être modifié. Il ne sera plus gris mais vert mais la croix suisse subsistera. Tout cela ne serait pas un problème pour Victorinox car la firme vend déjà un couteau où est intégrée une clé USB. Mais il y a un hic : l’appel d’offres de l’Armée suisse doit être mondial ; c’est ce que prescrit l’OMC. Interrogé à ce sujet par un journaliste, un porte-parole du Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a répondu laconiquement : « Le couteau sera produit en Chine. »
La direction de Victorinox connaît jusqu’ici 4 usines chinoises qui fabriquent des copies exactes de leurs couteaux, mais, aux dires de Carl Elsener, le patron de l’usine, il y a encore une différence qualitative. Il espère garder une longueur d’avance grâce à la qualité.

Toute une région se défend

Alois Kessler (officier d’état-major à la retraite) veut absolument que la Suisse conserve la fabrication du couteau. Il trouve regrettable que les autorités fédérales interprètent les accords internationaux souvent au détriment du pays « pour ne pas être soupçonnées de violer le droit international ». Il demande que la Suisse utilise la marge de manœuvre juridique qui existe souvent. Il y a pour lui une solution. Le DDPS devrait décider que le couteau est une arme, une arme blanche, et non plus un outil et l’appel d’offres international ne sera plus nécessaire. Le DDPS ne devrait pas être plus royaliste que le roi. Mais si l’on procédait tout de même à un appel d’offres international, le DDPS devrait, toujours selon Kessler, exiger d’éventuels candidats étrangers « la qualité, la responsabilité sociale et la conscience écologique ». Ce serait juridiquement possible. Il suffirait de le vouloir.
Pour le patron de la société, Carl Elsener, il y a encore une autre raison d’agir. C’est parce qu’il est fabriqué en Suisse que le couteau de poche a si bonne réputation sur le marché mondial. « Nous sommes persuadés que nous ne pouvons pas laisser fabriquer le couteau suisse à l’étranger. La croix dont il est orné envoie des millions de fois dans le monde le message de la qualité suisse. »
Le colonel Kessler a lancé une pétition qui a été signée en très peu de temps par 3000 personnes. Dans des sondages, 92% des personnes interrogées se sont prononcées en faveur du maintien de la fabrication du couteau suisse dans le pays. Là-dessus, le DDPS est revenu en arrière : il semble qu’un appel d’offres ne soit pas absolument nécessaire. On va examiner la situation juridique dès que l’on sera en possession des spécifications techniques. La décision sera prise prochainement.

Confiance

Il n’y a pas de syndicats chez Victorinox. Ce n’est pas la marque d’une direction autoritaire mais l’expression de la confiance qui règne entre la direction et les salariés. A un journaliste qui lui demandait si ce n’était pas lassant d’assembler des couteaux toute la journée, une ouvrière a répondu que non, qu’elle avait confiance et qu’elle se sentait là chez elle.
L’entreprise accorde depuis longtemps de longs congés maternité et les pères qui remplacent leur femme peuvent compter sur des horaires de travail adaptés. Chez Victorinox, on trouve une solution à chaque problème personnel. C’est là que réside la différence avec les conventions collectives conclues avec les syndicats. Mentionnons d’autres exemples : On intègre les handicapés. Ainsi, un homme devenu aveugle continue d’être employé à un poste de travail créé exprès pour lui. On intègre les étrangers. Ainsi, une employée portugaise qui a appris là son métier occupe aujourd’hui une position de cadre. (source : émission Report de la radio alémanique DRS du 17 octobre)

Victorinox est une entreprise familiale

On rencontre encore aujourd’hui le vieux patron de 81 ans en tablier dans les ateliers. Ses enfants et ses gendres ne se prélassent pas dans de grands bureaux. Il n’y a pas d’étage de la direction pour le clan Elsener. Carl Elsener fils retrousse également ses manches quand on manque de bras. Il a appris, jeune enfant, à nettoyer les couteaux.
L’esprit de responsabilité et le souci de l’intérêt général se manifestent également dans le fait qu’à l’époque du boom, la famille a renoncé à entrer en Bourse, ce qui lui aurait rapporté quelques millions de francs. Victorinox appartient aujourd’hui à la fondation familiale, ce qui évite que des sommes importantes ne partent en dividendes et qu’en cas de problèmes de succession la firme ne soit affaiblie, voire démembrée.

Coup d’œil rétrospectif

En 1994, les conseillers des deux Chambres ont reçu le dossier OMC, plus de 1000 pages de textes d’accords complexes. Qui a lu ces 26 accords liés entre eux ? L’ensemble avait l’apparence d’un monolithe et ne pouvait être signé qu’en bloc. Il n’y a guère eu de débat public sur sa portée. Selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), nous ne pouvions pas choisir de ce qui nous convenait le mieux. La Suisse avait un grand besoin de l’OMC si elle voulait gagner un franc sur deux à l’étranger.
Un groupe de petits et moyens exploitants agricoles a alors lancé un référendum contre l’adhésion de la Suisse à l’OMC, avant tout parce qu’ils craignaient que ce soit dommageable à l’agriculture. On ne les a pas écoutés. Ils ont dû abandonner leur collecte de signatures à 30 000 alors qu’il en aurait fallu 50 000. Or leurs craintes se sont révélées fondées. Depuis, un paysan sur trois a dû renoncer à son exploitation. Ne manqueront-ils pas un jour quand il y aura pénurie de produits alimentaires – parce que l’on consacre de plus en plus de cultures à la fabrication de l’essence – et quand il n’y aura plus assez d’importations bon marché ?

L’OMC, support du capitalisme mondialisé

De quoi souffre l’OMC ? Il est incontestable que les échanges internationaux de biens et de services ont besoin d’une espèce de code de la route, avec des sens uniques et des interdictions de circuler et d’un gendarme qui surveille. En outre, certaines facilités commerciales sont souhaitables. Victorinox et beaucoup d’autres sociétés en profitent. C’est pourquoi nous ne mettons pas en cause l’OMC dans sa totalité. Le GATT, prédécesseur de l’OMC, poursuivait déjà ces buts. Mais l’OMC est plus qu’un « code de la route ». Elle veut réglementer par-dessus les frontières le capitalisme globalisé, le marché mondial. Aussi s’immisce-t-elle de manière problématique, comme le montrent les deux exemples développés plus haut, dans des domaines internes sensibles des différents pays. Et cela n’a jamais été débattu. L’OMC menace-t-elle la liberté ?
L’OMC dresse différents obstacles. Or chacun des 152 pays membres a ses particularités qu’il convient de prendre au sérieux. Ainsi, on ne voit pas pourquoi on devrait empêcher un Etat comme la Suisse de continuer de mener une politique agricole d’autosuffisance même si les petites structures et les montagnes ne sont pas optimales pour la production alimentaire. On ne voit pas non plus pourquoi une petite ville comme Stein am Rhein ne pourrait pas restaurer son château comme elle l’entend. Pourquoi l’Armée suisse ne pourrait-elle pas continuer à commander ses couteaux de poche, comme elle le fait depuis plus d’un siècle, chez Victorinox puisque la qualité du produit et la politique sociale de l’entreprise sont bonnes. •

Victorinox, une direction d’entreprise attachée à des valeurs éthiques

ww. Victorinox ne fabrique pas seulement des couteaux de haute qualité. L’entreprise se caractérise par une direction attachée à des valeurs éthiques. Carl Elsener, quatrième de la dynastie et actuel directeur, le prouve à l’aide d’une citation biblique : « Notre entreprise respecte des principes chrétiens. Sept années de vaches grasses sont suivies de sept années de vaches maigres. Autant que mon père – âgé de 81 ans – s’en souvielne, il n’y a jamais eu ici un seul licenciement économique. »
Il évoque la tradition de catholicisme social de la maison. Pour elle, la croix suisse est davantage qu’un symbole national. « Nous avons accumulé des réserves pendant les années de vaches grasses. » C’est grâce à elles que les emplois peuvent être sauvegardés pendant les années de vaches maigres.
La flexibilité du temps de travail crée l’équilibre. Lorsque l’entreprise ne marche pas à plein rendement, on raccourcit quelque peu le temps de travail et on l’augmente lorsque les commandes affluent.

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L’OMC menace-t-elle la liberté ?

ww. Le conflit à propos du couteau suisse et le débat autour du château de Hohenklingen montrent à quel point les directives de l’OMC sont inadéquates et irréalistes. 152 pays de cultures variées et aux stades de développement très divers sont membres de cette organisation. On pourrait sans doute évoquer des milliers d’autres exemples provenant de nombreux pays. Les négociations du cycle de Doha qui durent depuis 2001 et n’aboutissent pas en raison de différences insurmontables montrent également que l’OMS ne peut pas fonctionner ainsi. Il y a du sable dans les rouages. Qu’est-ce qui va se passer ?