À une semaine du scrutin, les deux grands quotidiens états-uniens ont tour à tour pris position dans l’élection présidentielle.
Le New York Times a dressé un bilan critique du mandat Bush et a décidé de soutenir Kerry. Fort curieusement, après quatre ans de silence, le journal new-yorkais, qui avait appelé ses lecteurs à se soumettre à la décision de la Cour suprême portant Bush à la Maison-Blanche, tire une conclusion de son illégitimité. Le président, désigné dans des circonstances douteuses et sans base populaire, aurait dû s’adapter à cette situation, au lieu de quoi, il a imposé son programme dès que le 11 septembre lui en a donné l’occasion. Quoi qu’il en soit, il lui est surtout reproché d’avoir accru le déficit public.
Le Washington Post s’est montré plus prudent encore dans son expression pour en arriver aux mêmes conclusions. M. Bush aurait un bilan mitigé, cependant M. Kerry serait aussi capable pour répondre aux crises internationales et plus efficace face aux déficits publics.

Toutefois, ce qui frappe le lecteur de ces éditoriaux, ce sont les arrières pensées de la presse conformiste. Aucun ne soutient Kerry pour lui-même, mais contre Bush. Tous deux entendent faire du président actuel le bouc émissaire dont le sacrifice permettra la rédemption de leurs erreurs sans avoir à rendre de comptes. À les lire, c’est Bush seul qui a conduit son pays à faire la guerre contre l’Irak sur la base d’informations erronées. Ils n’auraient aucune responsabilité dans ces intox. Ils ne remettent d’ailleurs en question que les slogans périmés, pas les préjugés courants. Ainsi, ils fondent leur raisonnement sur une accumulation de poncifs absurdes (la guerre en Irak rend l’Amérique plus sûre, la principale menace c’est le fondamentalisme musulman, etc.), qu’ils pourront toujours dénoncer lors de l’élection suivante au détriment du président sortant. Par ricochet, on réalise subitement pourquoi la presse atlantiste européenne fait campagne depuis des semaines pour Kerry. Le message se résume ainsi : nous sommes des journaux honnêtes, c’est Bush et lui seul qui a menti.

Dans un grand effort de communication globale, Zbigniew Brzezinski claironne Urbi et Orbi la vision démocrate des relations internationales. Son article, publié par le New York Times, est reproduit notamment dans l’International Herald Tribune, Clarin et El Mundo. Le brillant stratège assure que pour enrôler les Européens en Irak, il faut leur donner quelques avancées concrètes en Palestine et que c’est la proximité trop étroite de George W. Bush avec Ariel Sharon qui a fait le plus de mal à l’Alliance atlantique. Bigre ! vu du pays du libre-marché, la paix serait donc une affaire de troc et l’attachement des Européens au droit international un babillage sans conséquence. Continuant sur sa lancée, M. Brzezinski pronostique que M. Bush, s’il est élu, formera une coalition anti-musulmane avec la Russie, l’Inde et Israël. La question se pose alors pour le lecteur de savoir si l’auteur est incompétent au point d’ignorer que la Russie comprend 20 millions de musulmans et est observatrice à l’Organisation de la Conférence islamique, tandis que l’Inde, avec 110 millions de musulmans, est le 2e pays musulman du monde.
Plus pragmatique, Bob Woodward, rédacteur vedette du Washington Post, publie la liste des 22 questions qu’il posa aux deux candidats et auxquelles seul George W. Bush accepta de répondre. En fidèle porte-parole de la classe dirigeante washingtonienne, le journaliste s’est borné à une analyse du fonctionnement des institutions et du rôle du président en situation de crise, mais il a poussé son enquête dans les moindres détails. Si les réponses de Bush, incluses dans le livre Plan d’attaque, ont contribué à donner l’image d’un président volontaire et souvent solitaire, le silence de Kerry laisse à penser qu’il n’entreprendrait rien pour rééquilibrer les pouvoirs.

Le Los Angeles Times a donné la parole à quatre personnalités pour expliquer que, somme toutes, les choses ne vont pas si mal en Irak.
Christopher Hitchens, ex-égérie contestataire passé au service des néo-conservateurs, se réjouit pour le peuple irakien de la fin du cauchemar Saddam Hussein et exalte l’amorce de transformation démocratique du monde arabe. Michael Rubin, du cabinet pro-Israélien Benador, s’émerveille de l’absence de guerre civile en Irak et de l’espoir qui y renaît. Frederick W. Kagan, professeur à l’Académie militaire de West Point, est heureux de constater que l’occupation de l’Irak est moins coûteuse que la location de bases en Arabie saoudite et que la Coalition a pu écraser la rébellion chiite en bombardant des villes sans que la communauté internationale ne proteste. Enfin Gary Schmitt, du Projet pour un nouveau siècle américain, conçoit l’invasion de l’Irak comme une démonstration de force et applaudit la leçon ainsi donnée au reste du monde.
Laissons de côté l’argument de la joie du peuple irakien célébrant ses libérateurs. Il suffit d’observer l’étendue et la force de sa résistance pour mesurer qu’il ne préfère pas la dictature de la Coalition à celle de Saddam Hussein. Revenons plutôt sur les autres éléments. Ce qui est terrifiant à les lire, c’est que tout ce qui paraît positif à ces auteurs, nous est insupportable : s’emparer de l’Irak pour y installer des bases militaires, bombarder des populations civiles, écraser un pays pour l’exemple.

À l’inverse, le Guardian a demandé à la romancière irakienne Haifa Zangana ce qu’en pensent les intéressés. Pour elle, le bilan de l’administration de la Coalition et d’Iyad Allaoui est désastreux. Les Irakiens voient la mort partout et veulent la fin de l’occupation.