La hausse des cours du baril de pétrole donne lieu, pour l’instant, à des prévisions mondiales précautionneuses de la part des grands trésoriers et à de vaines polémiques françaises sur les actions à entreprendre. Les gouverneurs des banques centrales rassurent les investisseurs en évaluant les inflations à moins de 2 % dans l’Union européenne et moins de 3 % aux Etats-Unis. Nicolas Sarkozy cède aux revendications catégorielles pendant que le PS et l’UFC-Que choisir réclament le retour à la « TIPP flottante » pour tous les citoyens-consommateurs-automobilistes. Aucune de ces mesures ne permet de faire baisser la consommation.
Nos responsables analysent mal la situation énergétique du monde. Ils en déduisent des politiques et tiennent des propos inadaptés, entraînant nos sociétés dans leur élan vers le pire. La crise énergétique durable qui s’annonce par l’enchérissement du pétrole n’est pas du même type que celle des années 70. En effet, nous nous avançons vers le déclin définitif de la production pétrolière même s’il existe une controverse sur la date de pic de production. Il faut également tenir compte de l’excès structurel de la consommation mondiale. Les cours du baril grimpent. L’inflation se propage déjà à l’agriculture et à la pêche, aux transports, au tourisme et à la pétrochimie, avant de déferler dans tous les autres secteurs d’activités. Enfin, depuis le 11 septembre 2001 et la guerre d’Irak en 2003, nous sommes entrés dans un état permanent de guerre, de terrorisme et de sabotages, plus liés à l’accaparement de l’or noir qu’à des querelles religieuses. Ces trois facteurs ont pour conséquence de voir la fin de l’ère de l’énergie bon marché. Nous devons plutôt nous interroger sur le profil futur de la hausse des cours, sur les immenses conséquences que cette inflation engagera et sur les gestes politiques nécessaires à la sauvegarde de la démocratie et de la solidarité dans les conditions difficiles qui s’annoncent.
Il y a deux hypothèses possibles. Tout laisse à penser que le prix du pétrole continuera à monter. Jusqu’à 70 ou 75 dollars le baril, cette hausse n’affectera que légèrement la croissance des pays de l’OCDE, qui ont les moyens de payer à ces prix leur addiction au pétrole. À ces niveaux, les centaines de milliards de pétrodollars supplémentaires se recyclent encore dans les économies occidentales sans en ébranler les fondements, malgré les souffrances économiques et sociales de certaines catégories professionnelles. À 100 dollars le baril, le situation deviendra intenable, l’inflation entraînera un récession qui diminuera la demande, mais cela sera insuffisant pour éviter la grande dépression. La seconde hypothèse est plus pessimiste. Il est possible que les marges de manœuvres pétrolières continuent de diminuer Si, pour quelque raison que ce soit, advenait une réduction durable de la production de pétrole supérieure à un million de baril par jour, les prix augmenteraient fortement en un délai très court. Cette hypothèse est assez plausible compte tenu des risques d’instabilité politique.
Le choc est donc inévitable. La seule politique qui puisse en amoindrir les effets désastreux est la sobriété. C’est-à-dire la décroissance franche et durable de la consommation d’hydrocarbures, déployée en mesures normatives affichées. En France, on ne voit rien de tel advenir, d’autant plus que le secrétaire d’État au Budget fait le pari d’un prix du baril à 36,5 dollars, ce qui laisse envisager un bel aveuglement.
En ces semaines heureuses où le cours était encore à 36 dollars le baril, nous avions déposé des dizaines d’amendements destinés à protéger notre pays du choc pétrolier et à l’orienter rapidement vers l’apprentissage de la sobriété. En vain. Six mois plus tard, le baril est à 54 dollars, mais le modèle du monde qui habite nos dirigeants est plus soumis à la fascination du marché et de la technologie qu’ouvert à la compréhension de quelques données géologiques et du deuxième principe de la thermodynamique.

Source
Le Monde (France)

« Pétrole, l’élan vers le pire », par Yves Cochet, Le Monde, 26 octobre 2004.