Le débat actuel sur la « Constitution européenne » bute sur une contradiction de taille : il est assez évident qu’une telle « Constitution » ne permettra pas à l’Europe de relever les défis qui sont devant elle, mais son rejet par la France créerait en Europe un contexte géopolitique nouveau qu’il faut analyser.
La « Constitution européenne » est un outil inapproprié pour permettre à l’Europe d’enrayer son déclin et de dominer son avenir. Entre 1990 et 2001, la part de l’Union européenne dans les exportations mondiales est passée de 44,3 % à 37,3 % et ce déclin ne sera qu’accéléré par les règles inscrites dans la Constitution que sont l’indépendance d la Banque centrale, le pacte de stabilité, le principe d’une « concurrence libre et non faussée ». Par ailleurs, toute préférence communautaire est prohibée et le désarmement unilatéral institutionnalisé. L’adoption de la « Constitution européenne » interdirait de surcroît l’émergence d’une politique extérieure réellement autonome, du fait de l’obligation de consultation préalable à toute initiative de politique étrangère (article I-40) et surtout de la compatibilité obligée de la politique de défense commune avec celle arrêtée dans le cadre de l’Otan (art. I-41). Enfin, l’interdiction faite aux États de pratiquer des « coordinations renforcées » sans approbation du Parlement européen et du Conseil européen (statuant à l’unanimité), nous éloigne des groupes pionniers souhaités par Jacques Chirac.
Une Europe puissance ne peut pas se construire à 25 ou à 30, l’avenir est clairement dans la géométrie variable et c’est ce qu’un « non » républicain et euroréaliste permettrait. Voici l’Europe « à la carte » que dans l’intérêt de l’Europe même, il faudrait mettre sur pied :
 La zone euro à douze, mais en revoyant l’architecture de sa politique monétaire et économique.
 Une défense européenne impliquant forcément le petit nombre de pays qui ont fait l’effort de se doter des moyens nécessaires (une demi-douzaine au maximum).
 En matière de recherche, la politique de la Commission ne peut remplacer la coopération entre les grands pays scientifiques (une demi-douzaine).
 La politique industrielle doit rester de la compétence des États, ce qui n’empêche nullement les coopérations technologiques entre les pays avancés.
Ces politiques à géométrie variable puiseront leur force dans la légitimité démocratique des gouvernements qui en feront leur affaire. Au cœur de ces coopérations, il faut retrouver la France et l’Allemagne accompagnées de la Belgique, du Luxembourg et surtout de l’Espagne de José Luis Zapatero. Lier l’Italie à ce groupe devra être l’objectif suivant. Contrairement à ce qu’affirment les partisans du « oui », le rejet de la Constitution européenne n’entraînerait pas de situation immaîtrisable, le traité de Nice n’est pas pire que ce qu’on nous propose. Il complique l’obtention d’une majorité qualifiée, mais ce n’est pas forcément un mal car cela obligera à des coopérations renforcées.
Ceux qui soutiennent le « oui » au sein du PS se réfugient derrière l’identité du Parti socialiste, oubliant que cette identité n’est pas marquée par l’européisme, mais par l’internationalisme et le soutien à tout développement de l’Europe, même si elle ne va pas dans le sens du Parti socialiste de 1983 et de ce que Lionel Jospin avait qualifié de « parenthèse libérale », une parenthèse qu’il serait bon de refermer. Maastricht a créé l’euro et des règles paralysantes. L’adoption de la « Constitution européenne », dont M. Giscard d’Estaing fixait à une cinquantaine d’années la durée de vie, donnerait à toutes ces politiques paralysantes le sceau de l’irréversible. L’argument massue des tenants socialistes du oui est qu’un « non français » isolerait notre pays dans la social-démocratie européenne et « ferait le jeu » des États-Unis. Je doute que cette « Constitution » désarmante et otano-compatible soit faite pour déplaire aux États-Unis, si c’était le cas, Tony Blair ne l’aurait pas signé. Je ne crois pas non plus que le « non » fragiliserait la position franco-allemande puisque les intérêts géostratégiques des deux pays sont communs.
Un « non » français à la Constitution européenne serait non pas un « non à l’Europe », mais un « non républicain » à l’abandon de la souveraineté populaire et des grands principes de démocratie, de citoyenneté, de laïcité et d’égalité posés par la Révolution française. Un « non » républicain, euroréaliste, donnerait sa chance à une Europe des nations volontaires, unies sur un projet d’indépendance et de solidarité.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Europe : pour un non républicain », par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 26 octobre 2004.