Mardi 2 novembre, les États fédérés qui ne l’ont pas déjà fait solliciteront leurs électeurs pour élire de « grands électeurs » qui éliront à leur tour le président des États-Unis. Nous avons longuement analysé dans ces colonnes le trucage des élections de 2000, le caractère ontologiquement anti-démocratique du système politique états-unien, et la préparation du trucage du scrutin actuel. Nous avons surtout montré que cette élection comprend certes des enjeux de personnes (qui exercera la fonction suprême et quelle équipe il composera), mais ne laisse entrevoir aucune perspective de changement de la politique étrangère de Washington. Enfin, nous avons souligné que nous ne croyons pas que la décision ultime appartienne au peuple, mais à une élite militaire et économique. Nous n’avons donc prévu aucune « édition spéciale » pour ce que nous considérons comme un non-événement, un simulacre de démocratie. À nos yeux, la seule bonne nouvelle que l’on puisse espérer c’est que, cette fois, le président soit élu et non nommé par la Cour suprême.

Dans nos précédentes éditions, nous avons examiné la manière dont les grands quotidiens états-uniens et la presse atlantiste se sont ralliés à la candidature Kerry. Nous avons montré que, plus qu’une adhésion à une candidature, il y avait là une tentative de réhabilitation de la, presse en chargeant le président sortant de la responsabilité exclusive d’une propagande dont beaucoup se sont rendus complices en abdiquant de leur esprit critique. Cependant, un newsmagazine européen, le Bild, fort de quatre millions d’exemplaires vendus, vient à contre-courant de prendre position pour George W. Bush. Sous la plume d’Hugo Müller-Vogg, le journal populaire célèbre en termes directs la capacité du président sortant à maintenir le statu quo dans le monde qui a tant favorisé la réussite économique des élites allemandes. On pourrait considérer que le Bild s’oppose ainsi à ses confrères. Mais il est plus probable qu’il se permet de dire sincèrement à ses lecteurs ce que tous pensent et espèrent. C’est un des paradoxes de cette effervescence qu’avait souligné Hubert Védrine. Au fond, la classe dirigeante européenne souhaite la continuation de la politique de George W. Bush, mais préférerait en profiter avec l’élégance de John Kerry. C’est ce que résume obséquieusement le ministre britannique des Affaires européennes, Denis MacShane dans Le Monde : ce sont les États-Unis qui ont modelé la classe dirigeante en Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est à eux que l’on doit tout, et c’est derrière eux que l’on participera à la guerre contre le terrorisme. Alors, reconnaissons notre allégeance.

Jeudi 28 octobre, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, comme chaque année, une résolution (A/RES/59/11) demandant aux États-Unis de lever leur embargo économique contre Cuba. Le texte a recueilli 179 voix pour et 4 voix contre (États-Unis, Israël, îles Marshall et Palaos).
Le matin même Le Monde avait publié une tribune de soutien à l’embargo signée par Rafael Rojas, directeur de la revue de la CIA/NED basée à Madrid Encuentro de la cultura cubana. L’écrivain y dénonce la condamnation et la mise en détention de 75 opposants au régime castriste s’ajoutant à 300 prisonniers d’opinion.
À l’inverse, le Guardian avait publié le point de vue du député travailliste Brian Wilson soulignant que Cuba a toutes les raisons de se sentir attaqué et de considérer ceux de ses opposants qui sont salariés par les États-Unis comme des traîtres. Il appelait donc à la levée de l’embargo US et au rapprochement euro-cubain.
L’une des particularités de ce débat est que les atlantistes ne développent pas les mêmes arguments selon qu’ils s’expriment à l’ONU ou dans la presse. Dans les enceintes diplomatiques, les États-Unis et Israël, agissant de concert, affirment que l’embargo est une question bilatérale dans laquelle l’ONU n’a pas son mot à dire ; une position qui traduit un total mépris pour le droit international. C’est sur un tout autre registre que le même camp s’exprime dans les journaux. Là, il n’est question, de manière consensuelle, que de Droits de l’homme bafoués par un régime qui ne supporterait aucune critique. Cependant cet argument vise à ouvrir la voie au « droit d’ingérence » unilatéral, donc à passer outre le droit international.

L’élection présidentielle ukrainienne réveille les vieux réflexes de la Guerre froide. Deux camps s’affrontent : le premier soutenu par Moscou, le second par Washington. Et c’est bien cet antagonisme qui cristallise les positions et non pas les personnalités ou les programmes des candidats. La presse occidentale ne rend compte que du point de vue pro-états-unien et ignore le point de vue pro-russe validant ainsi implicitement les accusations d’ingérence lancées à l’encontre de Vladimir V. Poutine.
Jackson Diehl, rédacteur en chef adjoint de la page éditoriale du Washington Post, monte lui-même au créneau dans les colonnes de son journal pour dénoncer l’impérialisme russe. Son texte a été repris aussi bien par le Christian Science Monitor que par Gulf News. Il accuse la Fédération de Russie d’avoir truqué les élections en Biélorussie pour faire élire Lukashenko et de s’apprêter à répéter l’opération en Ukraine au profit de Yanukovych reproduisant ainsi les manipulations de l’Union soviétique lors du « Coup de Prague », en 1947. Or, selon la version officielle occidentale démentie par les historiens, c’est cet événement qui aurait provoqué la Guerre froide. L’élection possible de Yanukovych marquerait donc le point limite au-delà duquel les États-Unis seraient en devoir de stopper la progression du péril russe en Europe.
Un autre argumentaire de la même veine circule. Il décrit une ingérence russe ans les affaires ukrainiennes visant à introduire un modèle autocratique et corrompu dont Vladimir V. Poutine serait le paradigme. Il ne dit mot du rôle des États-Unis. Ce texte a été publié en anglais dans le Moscow Times sous la signature du député ukrainien Borys Tarasyuk, puis deux jours après, en français et amputé d’un paragraphe dans Libération. Mais cette fois sous la signature du candidat pro-états-unien, Victor Yushchenko. Peu de lecteurs ayant l’occasion de comparer ces journaux se seront rendus compte de la supercherie. Ce petit trafic est en lui-même sans importance, mais il nous en apprend beaucoup sur l’indépendance d’esprit de M. Yushchenko et de ses amis.

Enfin, Barnett R. Rubin de la fondation Soros s’indigne dans l’International Herald Tribune du développement de la culture du pavot en Afghanistan. Celle-ci représente désormais plus de la moitié de l’économie du pays, alors que celui-ci est sous contrôle de l’OTAN. Nous avions déjà recensé ici une tribune du ministre français de la défense, Mme Alliot-Marie, qui s’interrogeait à voix haute sur l’identité des parrains de ce trafic, réalisé sous le nez des GI’s. M. Rubin est plus direct qui évoque la récente rencontre à Kaboul entre le secrétaire états-unien à la Défense, Donald Rumsfeld, et le principal parrain afghan de la drogue. Le Pentagone aurait assuré le mafieu qu’il pouvait continuer paisiblement son business tant qu’il apportait son soutien aux GI’s toujours engagés contre les Talibans.