La dette de l’Irak divise toujours ses créanciers. Pendant trois jours, du 17 au 19 novembre 2004, les 19 pays riches réunis au sein du Club de Paris ont tenté de se mettre d’accord sur le traitement à lui réserver. Mais les discussions sont particulièrement difficiles. La nervosité du président du Club de Paris, que nous avons rencontré le premier jour, est révélatrice de l’importance de l’enjeu et des tensions existantes à l’intérieur de ce Club opaque qui se décrit lui-même comme une « non-institution ».

Si les 120 milliards de dollars de dette de l’Irak (sans compter les sommes gigantesques demandées en réparations de la première guerre du Golfe et estimées à environ 200 milliards de dollars) occupent tant les argentiers du monde, c’est surtout qu’ils constituent un élément central dans la domination exercée par les grandes puissances et leurs entreprises dans l’économie du Moyen-Orient.

Les États-Unis et la Grande-Bretagne, impliqués dans la gestion de l’Irak depuis l’invasion militaire de mars 2003, réclament des pays du Club de Paris 95 % d’annulation des créances qu’ils détiennent envers l’Irak. La France, la Russie et l’Allemagne, qui se sont opposées à la guerre, concèdent pour l’instant, le chiffre de 50 %.

Pourtant, est-il légitime de se laisser enfermer dans un débat où le seul choix possible serait de se prononcer sur un nombre entre 50 et 95 ? Le problème ne serait-il pas mal posé ?

Un assez large consensus se dégage pour affirmer que Saddam Hussein était un dictateur. Il en découle alors logiquement que la dette qu’il a contractée au nom de l’Irak est odieuse. Cette doctrine juridique [1] très claire a été conceptualisée en 1927 par Alexander Nahum Sack, ancien ministre de Nicolas II et professeur de droit à Paris : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir.  » Les dettes contractées par Saddam Hussein sont donc nulles et non avenues. Le remboursement doit être demandé personnellement aux anciens dirigeants : ce n’est pas une dette de l’État irakien. Cet argument a déjà été reconnu et utilisé en droit, ce n’est pas une hérésie.

Aujourd’hui, le gouvernement irakien est illégitime : il a été imposé par les États-Unis au terme d’une guerre lancée en violation du droit international, sans l’aval du peuple irakien, c’est le moins que l’on puisse dire. Les dettes que ce gouvernement contracte, notamment envers les grandes multinationales états-uniennes comme Halliburton, sont elles aussi odieuses.

En outre, Sack affirme que dans le cas de dettes reconnues odieuses, les créanciers qui ont prêté au pouvoir dictatorial en connaissance de cause portent une part de responsabilité et ne sont pas en droit d’exiger des populations qu’elles remboursent. Or les créanciers de l’Irak connaissaient bien Saddam Hussein et la nature de son régime.

La conclusion tombe : la dette de l’Irak n’existe pas. L’urgence n’est donc pas de discuter d’un pourcentage d’annulation. Elle est de mettre fin à l’occupation militaire et de donner au peuple irakien les leviers de décision. Les démocrates du monde entier doivent l’exiger de toutes leurs forces et faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils agissent fermement en ce sens.

Traçons des perspectives. Une fois que l’Irak aura élu démocratiquement son gouvernement, celui-ci sera parfaitement en mesure de refuser de reconnaître la dette contractée en son nom par Saddam Hussein, puis par les autorités nommées par les États-Unis. Il ne sera alors plus question de remboursements. Les autres pays ayant connu des dictatures notoires, comme l’Argentine, le Chili, le Brésil, les Philippines, l’Indonésie, la République démocratique du Congo, le Nigeria et bien d’autres, pourront suivre cet exemple.

Il ne sera alors plus nécessaire que les créanciers du Club de Paris passent de longues journées à discuter d’un pourcentage d’annulation. Ce petit jeu entre créanciers pourra cesser. Contrairement à aujourd’hui, les décisions concernant les pays du Sud ne seront alors plus prises à Washington, Londres, Paris ou Bruxelles. Elles pourront enfin être prises au Sud, par le Sud, et pour le Sud.

[1Voir « La doctrine de la dette odieuse », par Anaïs Tamen, sur le site www.cadtm.org.