En France, comme dans plusieurs autres États de l’Union européenne, les citoyens seront appelés à se prononcer par référendum pour ratifier ou rejeter le projet de Traité constitutionnel européen. Pour déterminer sa position, le Parti socialiste a ouvert un débat interne et sollicite un vote de ses militants. Le Premier secrétaire François Hollande fait campagne pour le « oui », tandis que l’ancien Premier ministre Laurent Fabius se pose en chef de file des partisans du « non ». Même si elles ont déjà pris position, les autres formations politiques, surtout à gauche, attendent de voir l’évolution du PS pour déterminer leur stratégie. Alors que la classe dirigeante française soutenait unanimement le Traité de Maastricht et avait éprouvé des difficultés à rassembler une très faible majorité d’électeurs, elle se déchire sur le nouveau traité et paraît d’ores et déjà dans l’incapacité de lui trouver une majorité. Devant le scepticisme grandissant, les instituts de sondages ont renoncé à publier les premières études.
C’est dans ce contexte que le quotidien Libération (dont la direction est favorable au Traité) a demandé aux deux leaders socialistes d’analyser douze articles disputés du Traité.

La première observation, face à ces argumentaires, est que le débat ne fait que commencer. M. Fabius est le leader le plus improbable du camp du « non ». Il incarnait jusqu’ici une forme de social-démocratie particulièrement complaisante avec les élites mondiales et se place désormais, de sa propre initiative, comme le critique le plus ferme du système qu’il a servi. Précisément son expérience lui confère une certaine crédibilité, mais l’empêche parfois de poursuivre ses raisonnements à leur terme.
La seconde observation est que les partisans du « oui » s’appliquent à porter le débat sur des points techniques et à occulter l’architecture générale du traité. Avec un remarquable souci de précision, Libération a sollicité des commentaires d’articles précis du Traité, mais cette méthode est aussi, et c’est moins honorable, un moyen d’éviter un débat sur la philosophie générale du texte.

Le Traité est composé de quatre parties. Les deux premières, consacrées à la définition des institutions et à leurs compétences respectives, se veulent des avancées démocratiques, réelles pour les uns, en trompe l’œil pour les autres. Certains champs de compétences sont désormais régis par la règle de la majorité qualifiée et non plus de l’unanimité, ce qui introduit de la souplesse dans le fonctionnement de l’Union et permet d’envisager des progrès. Les troisième et quatrième parties, consacrées aux principes politiques et aux modalité de révision du Traité, fixent pour l’avenir les choix politiques applicables aux décisions prises à la majorité qualifiée et verrouillent les possibilités de révision en les ramenant à l’unanimité des États membres. En d’autres termes, la seconde moitié du Traité vide de tout enjeu les avancées de la première moitié. Dès lors, la véritable fonction du Traité est d’adapter le fonctionnement de l’Union en fonction de son élargissement à 25 membres sans dévier des objectifs assignés à l’Union depuis sa conception au début de la Guerre froide. Plus que jamais sa fonction est d’ancrer le plus grand nombre possible d’États européens dans l’orbite des États-Unis et d’isoler la Russie. De ce point de vue, le Traité est l’aboutissement du processus d’élargissement post-URSS : il vise à ancrer les États d’Europe centrale et orientale hors de la zone d’influence russe dans laquelle ils se trouvaient depuis un demi-siècle. Les plus farouches partisans de l’élargissement à l’Est sont aussi les adversaires les plus déterminés d’une éventuelle adhésion de la Fédération de Russie. Le texte du Traité est rédigé dans le plus pur style du droit anglo-saxon, pseudo-libéral et politiquement correct, manifestant ainsi l’influence de Washington, alors que cette culture juridique est ultra-minoritaire en Europe.

Pour M. Hollande, le préambule et l’article I énoncent les valeurs autour desquelles se fonde une Europe puissance, contrepoids des États-Unis ; tandis que pour M. Fabius, il s’agit d’un « inventaire à la Prévert » d’objectifs disparates et d’un compromis incohérent entre conceptions laïques et cléricales.
En réalité, le préambule et l’article I visent d’abord à fonder l’Union sur les États et non sur le peuple, à l’instar du modèle des États-Unis d’Amérique, mais sans garantir la séparation des pouvoirs. En outre, le préambule et l’article I s’appliquent à évacuer la notion de « contrat social » pour organiser l’Union autour d’un héritage commun en abaissant des idéaux philosophiques au rang de simples normes juridiques.
On relèvera que M. Fabius note avec justesse les privilèges accordés aux Églises, qui les placent à la même fonction consultative que les syndicats, mais que, pour ne pas ouvrir de nouveaux fronts, il s’abstient de noter que les mêmes articles accordent les mêmes droits aux loges maçonniques.

M. Hollande se félicite des nouveaux pouvoirs accordés au Parlement, tandis que M. Fabius relève qu’il n’a toujours pas d’initiative des lois et qu’il ne peut désigner le président de la Commission que sur proposition du Conseil, bref qu’il reste un Parlement croupion.

M. Hollande se félicite de l’instauration d’un contrôle politique de la banque centrale européenne, tandis que M. Fabius relève que ce contrôle est d’autant plus vain que cette politique sera fixé dans le marbre par la troisième partie du Traité.
Observons, quant à nous, que l’euro, initialement conçu pour « coller » au dollar, a progressivement pris son autonomie jusqu’à se poser en rival du billet vert. En effet, en l’absence des Britanniques dans la zone euro, cette monnaie est devenue une arme germano-française contre les États-Unis. Le Traité vise à reprendre en main l’euro en imposant une politique d’orthodoxie monétaire qui contraigne l’économie européenne à éponger le déficit états-unien.

M. Hollande se félicite de la création d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union, mais M. Fabius relève que la défense de l’Union sera subordonnée à l’Otan, c’est-à-dire aux États-Unis, en conséquence de quoi la politique étrangère de l’Union sera dépendante de l’Otan et soumise aux États-Unis.
M. Fabius ouvre ainsi le débat sur l’atlantisme qui devrait conduire inexorablement à la remise en cause des objectifs actuels de l’Union européenne. Il le fait cependant avec précaution car il a lui-même cautionné ce système par le passé et feint d’ignorer qu’il figure dans de nombreux textes européens, y compris le Traité de Maastricht pour lequel il avait fait campagne. Cette partie du débat ne manquera pas de s’emballer dans les mois et années à venir jusqu’au renoncement du mythe selon lequel l’Union européenne pourrait être un pôle alternatif à la puissance états-unienne alors qu’elle a pour fonction première de fixer les États membres dans l’orbite de Washington.

M. Hollande se réjouit de la possibilité de créer des « coopérations renforcées » sur des sujets précis, entre des États pionniers. Cependant, M. Fabius fait remarquer que l’inscription de ces coopérations dans le Traité permet de les soumettre à autorisation des autres États-membres, donc d’interdire toute évolution non-programmée de l’Union.

M. Hollande applaudit à la consécration des « services d’intérêt économique général » (SIEG) qu’il assimile aux « services publics », tandis que M. Fabius s’inquiète qu’ils ne soient pas listés parmi les valeurs de l’Union.
En réalité, les SIEG ne sont pas définis par le Traité qui renvoie étrangement à des textes législatifs qui ne seront rédigés que postérieurement à la ratification du Traité. Il est donc abusif de les assimiler aux « services publics ». L’Union disposait déjà de la notion de « service universel », mais le concept de SIEG a été introduit par le Traité de Nice. Ce dernier en faisait « une valeur commune de l’Union » tandis que le Traité constitutionnel se contentent une formulation fuyante : « les SIEG auxquels tous dans l’Union accordent une valeur ». Ce tour de passe-passe vise à permettre de démanteler une partie des dits « services publics », non pas par la Commission, par les instances d’arbitrage de l’OMC.

Au finale, M. Hollande note avec raison que les électeurs hostiles au Traité constitutionnel devraient être encore plus hostiles au Traité de Nice qui s’appliquera par défaut si le premier est rejeté. En d’autres termes, plus on est opposé aux principes du Traité, plus on a de raisons de le soutenir pour limiter l’application de ces principes.
Il s’agit là d’un brillant sophisme. En réalité, si les partisans de ces principes ont rédigé le projet de Traité constitutionnel, c’est parce qu’ils savent inapplicable le Traité de Nice. Un « non » ne déboucherait donc pas sur une accélération dans cette direction, mais sur une paralysie de l’Union, voire sur sa dissolution.

De son côté, Le Monde publie une tribune de Josep Borell, actuel président du Parlement européen. Le député souligne que le parlement a acquis une nouvelle autorité à l’occasion de l’affaire Buttiglione, puisqu’il a contraint la Commission à reculer.
C’est évidemment une aimable présentation. Le président de la Commission a utilisé l’affaire Buttiglione pour faire passer sans vrai débat la confirmation en bloc des autres commissaires. Et le Parlement ne trouvera d’autorité qu’en s’affirmant dans un clivage politique et pas en négociant des nominations politiquement correctes. Or, dans cette perspective, la présidence partagée du Parlement, dont M. Borell est le fruit, manifeste le caractère a-politique du Parlement.