Comme nous l’annonçons depuis plusieurs semaines, l’élection en Ukraine a donné lieu à une crise politique orchestrée par la NED/CIA qui utilise à nouveau les tactiques qui ont fait leurs preuves à Belgrade puis à Tbilissi, une crise qui est le thème de notre Focus d’aujourd’hui. Comme toujours, pour que l’opération fonctionne, il est également nécessaire d’obtenir le soutien de l’opinion publique internationale : les « messagers de l’Amérique » s’emploient à prouver que les Ukrainiens sont majoritairement mobilisés en faveur de Viktor Yushchenko et que Viktor Yanukovych n’est soutenu que par une minorité d’apparatchiks corrompus à la solde de la Russie.
Dans ce dispositif de conviction des masses, les Ukrainiens favorables à Viktor Yushchenko occupent une place essentielle. On notera d’ailleurs qu’il est impossible de trouver un Ukrainien favorable à Yanukovych dans la presse conformiste occidentale. Le journaliste ukrainien Ivan Lozowy, dans The Independent, et la journaliste Veronica Khokhlova, dans le New York Times, livrent une image d’Épinal des manifestants de la place de l’Indépendance : les Ukrainiens se sont retrouvés spontanément en ce lieu, bravant le froid et les obstacles du pouvoir pour exiger un changement de régime et plus de démocratie en Ukraine. En parallèle de cette vision idyllique des partisans de Viktor Yushchenko, le général Evgueni Martchouk, ancien ministre de la Défense de Viktor Yanukovych et limogé en raison de son souhait de voir l’Ukraine entrer dans l’OTAN, brocarde la Russie dans une interview au Figaro. Il l’accuse implicitement d’orchestrer le séparatisme des provinces de l’Est et il accuse Kuchma de ne rien faire car ses provinces ont soutenu Yanukovych. L’image de l’Ukraine qui est donnée par ces auteurs est celle d’un pays où la population milite pacifiquement pour ses droits contre un pouvoir prêt à déstabiliser le pays avec l’aide de la Russie pour garder le contrôle.
Outre certains Ukrainiens, la NED/CIA peut compter en France sur des relais traditionnels, issus des cercles atlantistes. Ainsi, dans le Figaro, le soviétologue Alain Besançon, également membre de la Nouvelle Initiative atlantique de l’American Enterprise Institute, affirme dans un texte daté de samedi que la victoire de Yushchenko n’est pas seulement importante pour la démocratie en Ukraine mais également pour la Russie, puisqu’elle briserait le rêve impérial russe et, ce faisant, elle aiderait à la démocratie en Russie. Car ce pays ne saurait être à la fois une démocratie et un empire… un raisonnement qu’il n’applique pas à ses amis d’outre-atlantique, qui eux pourtant ont des raisons très concrètes de vouloir étendre leur empire. Deux jours plus tard, le même auteur, dans le même quotidien, signe avec un groupe d’intellectuels atlantistes un appel au soutien à Viktor Yushchenko présenté comme « le candidat légitime de la démocratie » ! Bigre !
Dans ces deux textes, on retrouve les mêmes analogies entre la Russie de Vladimir Poutine et l’URSS que l’on pouvait lire dans la lettre ouverte aux chefs de gouvernement de l’Union européenne et de l’OTAN des 115 atlantistes contre la Russie. Rien d’étonnant à cela, puisque deux des signataires de l’appel à soutenir Yushchenko (Pascal Bruckner et André Glucksmann) sont également signataires de la lettre ouverte. On notera également que la plupart des signataires du texte du Figaro sont membres du Comité Tchétchénie, tout comme le journaliste ukrainien Ivan Lozowy, signataire du texte dans The Independent. La promotion de la « révolution orange » est donc le fait d’un petit groupe de personnes qui profite pleinement de son accès aux médias pour donner une image déformante de sa propre influence.

Aux États-Unis, on compte beaucoup moins de textes sur l’Ukraine qu’en Europe, peut-être en partie à cause du week-end de Thanksgiving, férié outre-atlantique. Parmi les rares à s’exprimer sur ce sujet, Matthew Spence, directeur du Truman National Security Project, cherche moins à prouver le bien-fondé de la « révolution orange » que de convaincre les États-uniens de la pertinence de la politique de « démocratisation » des ex-pays soviétiques. Il affirme aux lecteurs du Los Angeles Times que la politique menée est la bonne et qu’il ne faut pas s’en détourner au prétexte que les résultats ne sont pas immédiats.
De son côté, Kenneth Adelman du Defense Policy Board vante dans le Washington Times l’un des succès de la politique de « démocratisation » US dans les ex-républiques soviétiques : la Géorgie. Mikhail Saakashvili, qui a apporté son soutien aux manifestants en Ukraine, est présenté comme un dirigeant intègre et réformateur, combattant la corruption et ayant bien mérité l’aide du Millenium Challenge Account pour avoir privatisé les entreprises publiques géorgienne au profit des États-Unis et des Géorgiens de la diaspora. Bien qu’il ne soit pas question de l’Ukraine dans ce texte, il est difficile de ne pas voir dans cet exposé un avant goût du programme de Viktor Yushchenko en Ukraine s’il parvient à prendre le pouvoir en employant la même méthode que le président géorgien.

La méthode employée à Tbilissi hier et à Kiev aujourd’hui a fait ses preuves mais elle commence à être connue et à devenir facilement identifiable. Aussi, au Royaume-Uni, de nombreux analystes prennent leur distance avec l’image des démocrates en orange bravant le froid par soif de liberté. Le commentateur des questions de politiques étrangères du Guardian, Jonathan Steele, dénonce dans son quotidien la propagande pro-Yushchenko, rappelle que certains des partisans du candidat de l’occident sont des nostalgiques des combats contre l’URSS lors de la seconde Guerre mondiale et que leur favori n’est pas plus démocrate que Yanukovych. Derrière les manifestations à Kiev il faut voir la main de la CIA et de ses techniques de « coup d’État post-moderne ». Cette analyse est partagée par l’ancien diplomate britannique Peter Unwin qui, dans The Independent, part de ce postulat pour se demander pourquoi l’Union européenne soutiendrait Yushchenko dans ces conditions. Il demande du pragmatisme : tout ce que l’Union européenne a à gagner dans cette affaire c’est l’hostilité russe, ce qui ne peut que la desservir. Les seuls bénéficiaires de cette crise seraient les néo-conservateurs. Dans les années 90, Henry Kissinger avait déclaré : « Peu nous importe que l’Ukraine soit démocratique ou pas, pourvu qu’elle soit avec nous », Pour Unwin, peu importe que l’Ukraine soit une démocratie pourvu qu’elle ne nous conduise pas à un affrontement avec les Russes.

Le secrétaire du Conseil de sécurité national russe, Igor Ivanov, rappelle pour sa part dans El Periodico la position de son pays dans cette affaire : l’Ukraine est un pays souverain et qui doit choisir seul ses alliances avec des pays étrangers. Il estime cependant à titre personnel que l’Union européenne n’est pas prête à accueillir l’Ukraine et que l’Ukraine n’est pas prête à intégrer l’Union européenne. Il dénonce sans les nommer les « ennemis de la Russie » qui restent coincés dans les schémas de pensée de la Guerre froide, et dénonce la logique de Guerre des civilisations dans laquelle la Russie refuse d’entrer.