Cher Laurent Fabius,
Permettez moi de répondre à votre « non » au projet de Constitution européenne, beaucoup trop libéral à votre goût. Si ce projet est le fruit d’un compromis entre 25 pays, beaucoup de libéraux considèrent comme vos amis Jack Lang ou Robert Badinter que ce texte est davantage un progrès des idées socialistes. Il serait bon de l’examiner de plus près.
Votre premier argument contre cette Constitution trop libérale, c’est qu’elle ne permettrait pas de lutter contre le dumping fiscal et social. Une bonne Constitution, selon vous, devrait permettre une harmonisation fiscale et sociale entre tous les pays européens en étendant à ces domaines la règle de la majorité. Cette idée trouve parfois quelques partisans dans les rangs du patronat ou de la droite non libérale, mais elle n’est pas sans faille. Elle est clairement protectionniste et vise à imposer notre fiscalité et nos charges aux jeunes démocraties de l’Est, à la traîne de l’Europe au retour de leur expérience socialiste. C’est les condamner au sous-développement, leur interdire de s’enrichir par leur travail. Nous serions alors obligés de contribuer financièrement à leur mise à niveau. Il n’est pas juste de faire croire que la Pologne ou la République tchèque sont responsables de notre chômage. C’est notre déficit de réforme qui est en cause. Beaucoup de pays n’ont pas choisi de moindres prélèvements pour faire du dumping social, mais par choix de société. Il faut vous y faire, le modèle socialiste français s’exporte mal en Europe. Beaucoup de pays n’en veulent pas parce qu’ils pensent que ça ne marche pas, comme le dit Tony Blair. Si par malheur ce pouvoir d’harmonisation existait - il est fort heureusement impossible et vous le savez bien -, il conduirait le plus vraisemblablement à l’inverse de vos souhaits : le temps de travail serait allongé, l’ISF supprimé et si la majorité l’emportait dans les décisions de politique étrangère, nous serions aux côtés des Américains en Irak.
Pour vous, le projet de traité constitutionnel fait une part trop belle à la concurrence. En fait, il n’y a sur ce point rien de bien neuf. La Constitution européenne s’inscrit dans le droit fil du traité de Rome et de l’Acte unique que vous aviez sagement fait voter. Prétendre que la concurrence met en péril le service public, c’est entretenir la confusion entre service public et monopole public. En voulant mettre la Constitution européenne au service d’un projet socialiste, vous vous trompez sur le rôle d’une Constitution. Vous n’êtes malheureusement pas le seul à commettre cette méprise : certains comme Jacques Delors ou Michel Rocard ont proposé d’inclure dans la Constitution européenne des obligations chiffrées en matière de taux de chômage, d’illettrisme, de pauvreté... avec sanctions à la clé.
L’objet essentiel d’une Constitution n’est pas tant d’organiser le pouvoir que de protéger les individus et les libertés contre l’arbitraire du pouvoir. Le laborieux compromis trouvé sur les pouvoirs respectifs de la Commission, du Parlement et du Conseil n’appelle pas, me semble-t-il, de remise en cause, mais du point de vue du libéralisme politique, la limitation des pouvoirs paraît bien fragile. Je suis un défenseur des principes de subsidiarité et de l’État de droit pour soumettre le pouvoir politique au respect de droits fondamentaux qui lui sont supérieurs. Malheureusement, le principe de subsidiarité est fort mal défini et protégé et la définition des droits fondamentaux protégés par la Constitution européenne est des plus ambiguës. Il est à craindre que cette Charte ne serve de point d’appui à la Cour de justice européenne pour légitimer une extension continue des pouvoirs de l’Union.
Voilà, cher Laurent Fabius, ce qui me fait dire que, du point de vue strictement constitutionnel, ce projet de traité est, au bout du compte, davantage une avancée de vos idées que des miennes. Certes, les libéraux n’ont pas de raison de craindre que la Constitution puisse servir de tremplin à la politique que vous prônez, compte tenu de l’équilibre des forces en Europe et de la mutation partout ailleurs des socialistes vers l’économie de marché et la concurrence. Il est quand même bon de se méfier et de garder un œil prudent sur ce texte. Les libéraux refuseront sûrement de mêler leurs réticences à votre « non » car ils savent que l’Europe a toujours été et reste plus que jamais le moyen de moderniser la société française et de l’ouvrir sur le monde.
« Fabius en lutte... contre ses propres idées », par Alain Madelin, Le Monde, 30 novembre 2004.
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