L’enjeu de l’élection présidentielle est crucial pour l’Ukraine d’abord, car ce sont ni plus ni moins la démocratie et l’Europe qui sont dans la balance. Il s’agit de savoir si l’Ukraine va reproduire à sa façon la « révolution des roses » de novembre 2003 en Géorgie et construire un État de droit démocratique, européen dans ses valeurs et dans ses choix. Devant les événements qui se déroulent, je vois une répétition du processus qui me permet d’occuper aujourd’hui le poste de confiance de ministre des Affaires étrangères d’un pays qui revendique haut et clair son appartenance européenne et atlantique. Le destin de l’Ukraine est inscrit dans sa géographie, il suffit de savoir quand il se réalisera.
L’évolution de l’Ukraine est également cruciale pour la Géorgie car un coup d’arrêt ou un ralentissement à la dynamique démocratique engagée à Tbilissi pourrait avoir des effets négatifs sur notre propre évolution interne. L’évolution de l’Ukraine est également cruciale pour la Russie. Il s’agit de savoir si elle va, devant le poids de la réalité, accepter l’inéluctable : que l’empire n’est plus. L’Ukraine émancipée, il n’y aura plus d’autre choix pour Moscou que de s’accepter telle qu’elle devrait être : une puissance au passé impérial révolu pouvant devenir un partenaire pour l’Europe. De ce fait, l’enjeu est également crucial pour l’Europe et son image internationale qui sera « réaliste » si elle choisit de ne pas trop risquer vis-à-vis d’une Russie blessée, ou « moraliste » si elle se résout à jeter son poids politique et économique pour la démocratie à Kiev. Enfin, l’enjeu est euro-américain. Si l’Europe laisse une nouvelle fois à Washington le monopole de la défense de la démocratie en marche, le fossé entre l’enthousiasme atlantiste des nouveaux entrants et le scepticisme des membres fondateurs de l’Union européenne risque inutilement de s’accentuer.
Il faut aider l’Ukraine. À court terme cela passe par une négociation, mais à long terme cela veut surtout dire aider la Russie à se concevoir différemment et à penser son avenir de façon différente. Il s’agit de persuader Moscou que l’influence durable ne s’acquiert que par des instruments positifs (l’économie, la culture, un rôle constructif dans la résolution des conflits) et démontrer que le temps des jeux à somme nulle et de la confrontation binaire États-Unis/Russie pour le contrôle des territoires est bel et bien dépassé. Il s’agit de la politique de la Géorgie et cela doit devenir celle de l’Ukraine. Cela ne sera possible que si on laisse l’Ukraine appliquer ses choix et si l’Europe montre qu’elle est prête à faire sa place naturelle à l’Ukraine.

Source
Le Monde (France)

« L’Ukraine, enjeu crucial pour nous tous », par Salomé Zourabichvili, Le Monde, 1er décembre 2004.