230. Toute généralisation est par définition arbitraire. Force est néanmoins de constater que la plupart des gouvernements a fait preuve de très peu d’empressement dans l’établissement des faits allégués. L’ensemble des données récoltées rend invraisemblable que les États européens n’aient absolument rien su de ce qui se passait, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international, dans certains de leurs aéroports, dans leur espace aérien ou dans les bases américaines situées sur leur territoire. Dans la mesure où ils n’ont pas su, ils n’ont pas voulu savoir. Il n’est tout simplement pas imaginable que certaines opérations conduites par des services américains aient pu avoir lieu sans la participation active, ou du moins, la complaisance des services de renseignements nationaux. Si tel devait être le cas, on serait autorisés à sérieusement se poser la question de l’efficacité et, donc, de la légitimité de tels services. Il est apparu manifeste que pour certaines administrations il y avait un souci de ne surtout pas troubler les rapports avec les États-Unis, alliés et partenaires de première importance. D’autres gouvernements partent apparemment du principe que ce qu’ils savent grâce à leurs services de renseignements est censé n’être pas connu [1].

231. Le cas le plus troublant – parce que le mieux documenté – est vraisemblablement celui de l’Italie. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Parquet et la police de Milan ont pu, grâce à une enquête qui témoigne d’une compétence et indépendance remarquables, reconstruire jusque dans les détails un cas de extraordinary rendition, celui de l’imam Abou Omar, enlevé le 17 février 2003 et remis aux autorités égyptiennes. Le Parquet a identifié 25 auteurs de cette opération montée par la CIA et à l’encontre de 22 desquels elle a émis des mandats d’arrêts. Le ministre de la Justice alors en charge a en réalité fait usage de ses compétences pour faire obstacle au travail de l’autorité judiciaire : non seulement il a tardé à transmettre les requêtes d’assistance judiciaire aux autorités américaines, mais il a catégoriquement refusé de leur transmettre les mandats d’arrêt émis contre 22 citoyens américains [2]. Mais il y a pire : le même ministre de la Justice a accusé les magistrats de Milan de s’en prendre aux chasseurs de terroristes, plutôt qu’aux terroristes memes [3]. Le gouvernement italien n’a par ailleurs même pas estimé nécessaire de demander des explications aux autorités américaines au sujet de l’opération exécutée par des agents américains sur son propre territoire national, ni de se plaindre du fait que l’enlèvement d’Abou Omar a réduit à néant une importante opération anti-terrorisme qui était en cours de la part de la justice et de la police de Milan. Compte tenu de l’envergure de l’opération qui a conduit à l’enlèvement d’Abou Omar, il est difficile de croire – comme le gouvernement italien l’affirme – que les autorités italiennes, à un échelon ou à un autre, n’aient pas eu connaissance, sinon participé activement, à cette rendition. L’attitude, pour le moins étrange, du ministre de la Justice semble d’ailleurs plaider en ce sens. C’est d’ailleurs à cette conclusion que semble arriver la justice italienne : comme nous venons de le mentionner ci-dessus (2.3.2.4), l’enquête en cours est en train de démontrer que des fonctionnaires italiens ont directement pris part à l’enlèvement de Abou Omar et que les services de renseignement sont impliqués.

232. Dans un souci d’impartialité, je mentionnerai, parmi d’autres, également l’exemple de mon pays, la Suisse. Comme on le verra ci-dessous, un certain nombre d’avions indiqués comme suspects et objets des questionnaires adressés aux États ont atterri à Genève (et à Zurich, comme l’ont démontré par la suite les recherches d’Amnesty International…). Pendant plusieurs mois, les États-Unis n’ont pas répondu aux requêtes d’explications que leur avaient adressées les autorités suisses. Quelques heures avant l’échéance de l’autorisation annuelle de survol du territoire suisse pour les avions volant pour l’administration américaine, un fonctionnaire américain aurait assuré verbalement à un représentant de l’ambassade suisse à Washington que les États-Unis avaient respecté la souveraineté de la Suisse et n’avaient pas transporté de prisonniers à travers l’espace aérien suisse, reprenant ainsi tout simplement la déclaration faite par Mme Rice à Bruxelles le 5 décembre 2005. Assurance bien tardive et surtout peu crédible, pour autant que l’on veuille considérer les faits établis : les autorités judiciaires italiennes ont pu démontrer, grâce à un faisceau d’éléments très convaincants, qu’Abou Omar, enlevé à Milan le 17 février 2003, a été transporté le même jour par avion de la base d’Aviano à celle de Ramstein en Allemagne en passant par l’espace aérien suisse, vol par ailleurs confirmé par les contrôleurs du ciel suisses. L’enquête italienne démontre, en outre, que le chef de l’opération de Milan avait séjourné en Suisse. Le gouvernement suisse a délibérément ignoré ces faits [4]. – pourtant précis et d’une gravité évidente – et s’est contenté de cette réponse, vague et peu formelle, d’un fonctionnaire. Il a assumé une position formaliste en prétendant qu’il ne disposait pas de preuves et qu’en droit international il fallait se fonder sur le principe de la confiance. Manifestement on voulait renouveler l’autorisation de survol : ce qu’on s’est empressé de faire sans poser d’autres questions. Signalons cependant que le Ministère public de la Confédération a ouvert une enquête préliminaire pour établir s’il y a eu, dans le cas Abou Omar, des infractions qui concernent la juridiction suisse. La justice militaire, d’autre part, enquête pour identifier et punir l’auteur ou les auteurs de la fuite qui a permis la publication en janvier du fax égyptien intercepté par les services de renseignements. Les journalistes, auteurs de la publication, sont également poursuivis, sur la base de normes, dont la compatibilité avec les principes de la liberté de la presse dans un système démocratique paraît plus que douteuse. Une révélation de ces derniers jours vient alimenter les critiques à l’adresse des autorités, accusées de servilité envers les États-Unis : selon des nouvelles de presse, fondées sur des sources apparemment bien informées, les autorités suisses auraient délibérément omis d’exécuter un ordre international d’arrêt émis par la justice italienne à la suite de l’enlèvement d’Abou Omar à Milan en février en 2003. Le chef du commando Robert Lady – alors responsable de la CIA à Milan avec le titre et le statut de consul américain – recherché par la police aurait séjourné encore tout récemment à Genève ; selon les instructions reçues, la police se serait limitée à une surveillance discrète.

233. Le principe de la confiance a été invoqué par d’autres gouvernements. C’est, par exemple, le cas de l’Irlande : l’administration a fait savoir qu’il n’y avait aucune raison de faire des recherches quant à la présence d’avions américains, vu que des assurances avaient été données par les États-Unis [5] En Allemagne, le gouvernement et les partis gouvernementaux se sont opposés – vainement – à la création d’une commission parlementaire d’enquête, bien que d’importantes questions se posent sur le rôle des services de renseignements, notamment dans l’affaire de l’enlèvement d’El Masri. Rappelons, enfin, qu’au mois de novembre 2005 nous avions adressé une requête d’informations à l’Ambassadeur des États-Unis (observateur auprès du Conseil de l’Europe). En guise de réponse, l’Ambassadeur nous a transmis la déclaration publique de la Secrétaire d’État américaine du 5 décembre 2005. Celle-ci avait notamment affirmé que les États-Unis n’avaient pas violé la souveraineté des États européens, que les renditions avaient permis de sauver des vies humaines et qu’aucun prisonnier n’avait été transporté pour être torture [6]. Les ministres européens, réunis dans le cadre de l’OTAN, se sont empressés de se déclarer satisfaits de ces assurances [7]. Ou Presque [8].

234. Il convient de rappeler que des gouvernements ont délibérément collaboré à des renditions. C’est particulièrement bien établi dans le cas de la Bosnie qui a remis aux services américains six personnes en dehors de toute procédure, faits par ailleurs établis et dénoncés – comme nous l’avons déjà mentionné – par des instances juridiques nationales, ce qui mérite sans doute d’être souligné et salué. Certes, l’attitude du gouvernement bosniaque n’a pas été aussi déterminée, et c’est regrettable, mais il ne convient pas d’oublier les grandes pressions subies par cette jeune république par la grande puissance, présente par ailleurs sur son territoire. Nous avons aussi déjà exprimé les critiques que suscite l’attitude des autorités macédoines qui se sont enfermées dans une position de dénégation catégorique, sans véritablement avoir procédé à une enquête sérieuse. La Suède a également remis deux requérants d’asile à des agents américains pour être livrés aux autorités égyptiennes, ce qui a été formellement stigmatisé par le Comité contre la torture des Nations Unies. Les autorités suédoises, malgré cette condamnation internationale et des sollicitations parlementaires, n’ont toujours pas engagé une véritable enquête sur ces faits [9].

235. Lors de la publication des précédentes notes d’information, qui établissaient un bilan intermédiaire, des critiques ont été exprimées, dénonçant le fait que les indices indiqués se référaient surtout à des rapports d’ONG et à de témoignages rapportés par la presse. Il convient de rappeler que sans le travail de ces organisations et sans les recherches de journalistes tenaces et compétents on ne parlerait pas aujourd’hui de cette affaire, dont plus personne ne saurait maintenant contester un certain bien-fondé. Les gouvernements, en effet, n’ont rien entrepris d’une façon spontanée et autonome, pour vraiment chercher les preuves des allégations, pourtant graves et précises. Parmi les voix critiques, il y en a aussi de celles qui auraient pu, par les fonctions et les responsabilités qu’elles recouvrent ou ont recouvert, donner une contribution à la recherche de la vérité. Il est, par ailleurs, choquant que certains pays ont exercé des pressions sur les journalistes pour les décourager à publier certaines nouvelles (nous avons cité les cas de ABC et du Washington Post) ou de les poursuivre pénalement pour avoir publié des documents considérés comme secrets [10]. Un tel zèle aurait été bien préférable dans la recherche de la vérité – exigence fondamentale dans une démocratie – ainsi que dans la poursuite de ceux qui se sont rendus coupables d’avoir accompli ou toléré des abus de tout genre, tels des enlèvements illégaux ou des actes contraires à la dignité de l’être humain.

236. L’attitude de l’Administration américaine au sujet des questions que l’on se pose en Europe sur les agissements de la CIA a été, une fois encore, bien illustrée lors de la mission d’information aux États-Unis d’une délégation de la Commission temporaire du Parlement Européen (TDIP) : pas ou peu de réponses aux nombreuses questions. Nous avons déjà cité la suite que l’Ambassadeur des États-Unis auprès du Conseil de l’Europe a donnée à notre requête (6.4). Il est évident que si les autorités américaines n’invoquaient pas systématiquement le secret défense, il serait infiniment plus aisé d’établir la vérité. Nous estimons qu’aujourd’hui ce secret n’est plus justifié et, en tout cas, que l’établissement de la vérité sur des allégations, nombreuses et en partie déjà largement prouvées, de violations graves des droits de l’homme est, pour une société libre et démocratique, bien plus importante.

Sommaire

Résumé
Les droits de l’homme : une simple option pour le beau temps ?
La « toile d’araignée » mondiale
Des exemples concrets documentés de restitutions
Les lieux de détention secrets
Détentions secrètes en République tchétchène
L’attitude des gouvernements
Cas individuels : procédures judiciaires en cours
Les enquêtes parlementaires
L’engagement contre le terrorisme
Perspectives juridiques
Conclusion

[1Certains États prévoient expressément dans leur législation l’interdiction de faire usage et de rendre publiques les informations recueillies par leurs services de renseignements. Tel est le cas, par exemple, de la Hongrie.

[2Le traité d’extradition entre les États-Unis et l’Italie prévoit, à son art. 4, l’extradition également des propres nationaux. Ajoutons que les mandats de la justice italienne sont cependant exécutifs dans les pays de l’UE, le mandat d’arrêt européen n’exigeant pas la transmission par le biais du ministère et des voies diplomatiques.

[3Agence ANSA, 27 février 2006, repris par l’ensemble de la presse italienne.

[4Signalons cependant qu’au sujet de ces faits le Ministère public de la Confédération a ouvert une enquête préliminaire.

[5On ne voit pas pourquoi, parce que les États-Unis nous ont assuré catégoriquement qu’ils n’utilisaient pas Shannon à cette fin (Irish Examiner, 22 février 2006).

[6Les États-Unis n’envoient pas, et n’ont jamais envoyé, des détenus d’un pays à un autre pour les interroger sur la torture (déclaration du 5 décembre 2005).

[7Le ministre des Affaires étrangères allemand, Steinmeier, a souligné l’importance de ces clarifications parce que, a-til dit, nous ne devons pas nous déchirer sur l’interprétation de la loi internationale (AP 8 décembre 2005).

[8Seul Bernard Bot, le ministre néerlandais des Affaires étrangères, a estimé « insuffisantes » les explications américaines ; les diplomates scandinaves ont également protesté contre l’emploi par les services américains de « méthodes à la limite de la légalité » - Mais dans l’ensemble, les Européens, le Britannique Jack Straw en tête, ont gardé un profil bas, afin de ne pas froisser la « dame de fer » de la diplomatie américaine. (Le Figaro du 8 décembre 2005).

[9Ce que déplore expressément le Commissaire des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, dans sa prise de position Lutter contre le terrorisme par des moyens légaux, publié sur le site web du Conseil le 3 avril 2006.

[10C’est notamment le cas pour les deux journalistes suisses qui ont publié au début du mois de janvier 2006 le contenu du fax égyptien, intercepté par les services de renseignements suisses, qui faisait état de l’existence de centres de détention en Europe de l’Est. Les deux journalistes ont publié un livre illustrant les circonstances qui leur ont permis d’entrer en possession du document : Sandro Brotz, Beat Jost, CIA-Gefängnisse in Europa – Die Fax-Affaire und ihre Folgen, Orell Füssli, 2006.