Silvia Cattori : Quand avez-vous commencé à croire que, par votre lutte, vous pouviez réussir à contraindre l’administration Bush à libérer les prisonniers de Guantánamo ?

Violette Daguerre : Le combat de la « Commission arabe des droits humains » [1] pour dénoncer les conditions de détention à Guantánamo et exiger la fermeture de ce camp, a commencé aussitôt que nous avons appris sa mise en fonction, fin 2001. Nous avons tout de suite adressé une lettre à l’ambassade des États-Unis à Paris, en collaboration avec le Centre de l’indépendance de la Justice, basé au Caire, puis une lettre à l’ambassade des États-Unis au Caire, demandant la permission d’envoyer trois experts pour visiter les détenus de Guantánamo. Demande qui s’est heurtée à un refus.

J’ai également adressé, le 18 mars 2002, une lettre à M. Louis Joinet, à l’époque Président-rapporteur du Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, lui demandant de considérer la détention des détenus de Guantánamo comme arbitraire.

Il a fallu attendre le 11 janvier 2003 pour qu’un collectif se constitue, à l’occasion d’un colloque que nous avions organisé à Paris. Nous étions alors également préoccupés de défendre les ONG caritatives et humanitaires, notamment arabes et musulmanes qui commençaient à être inquiétées par l’administration de Bush, sous couvert de « lutte contre le terrorisme ». Il nous a semblé urgent qu’un collectif se mette en place pour rassembler les efforts et constituer une pression plus soutenue. Dès lors, nous avons commencé, notre association et des ONG de plusieurs pays avec des militants européens et arabes des droits humains, à collaborer pour en finir avec les cages de Guantánamo Bay.

Certaines ONG, comme « Global Policy Forum » [2] aux États-Unis, ont appuyé notre démarche. D’autres ont préféré travailler seules. Mais, avant d’en arriver là, il a fallu lutter contre vents et marées, dans un contexte très défavorable. Défendre des prisonniers musulmans, que les États et les médias, associaient au « terrorisme », comportait le risque d’être soupçonnés de sympathiser avec eux. Ainsi, Maître Wendell Beliw, un des premiers avocats états-uniens que nous avons contacté, a fini par payer le prix de son engagement lorsque, en mai 2008, il a été mis lui-même sur la « liste noire » des États-Unis. Cette crainte a dû sûrement dissuader beaucoup de militants des droits de l’Homme.

Certains, parmi nous, ont fait l’objet d’enquêtes de la part des services de renseignements. Ce qui montre, encore une fois, que se constituer en contre-pouvoir en défense des droits humains, n’est pas chose facile. Mais est-ce qu’on a le droit de faiblir lorsqu’on veut agir efficacement sur ce terrain ? Aujourd’hui, notre association, se félicite de n’avoir pas cédé à la peur et aux intimidations ; et d’avoir été capable de continuer à lutter dans ce contexte hostile.

Silvia Cattori : Les médias ont-ils, durant cette période, contribué à tenir l’opinion à distance des souffrances que cette guerre contre les arabes et les musulmans générait ?

Violette Daguerre : Sûrement, au début surtout. Mais, par la suite, une distinction plus nette s’est faite entre ceux des politiques et journalistes qui présentaient ces lieux de détentions comme un mal nécessaire - et qui apportaient, d’une manière ou d’une autre, leur appui aux thèses de l’administration Bush - et ceux qui ont commencé à nous aider à soutenir publiquement le point de vue que nous défendions.

Nous avons continué patiemment notre combat, d’abord solitaire, sans nous laisser décourager par ces campagnes anti-arabes et antimusulmanes. Nous avons engagé des frais importants pour faire du tapage médiatique et publier des encarts publicitaires, dans des organes de presse comme « The Nation », « Libération » et « Le Monde diplomatique », afin d’alerter l’opinion sur les conditions inhumaines des détenus et exiger la fermeture du « camp de la honte ».

Silvia Cattori : Il a donc été très difficile, au départ, de vous faire entendre ?

Violette Daguerre : Certainement, il y a eu énormément de difficultés pour modifier la perception de l’opinion sur ce sujet. La désinformation était à son comble à propos de ces « terroristes » qualifiés par l’administration Bush, d’« ennemis combattants », et contre lesquels on avait conçu un statut spécial pour les tenir à l’écart du monde.

Il y a eu beaucoup d’obstacles, ou de réticences, même de la part de ceux qui étaient censés soutenir cette cause, comme le montre l’attitude adoptée au début par « Reporters sans frontières » (RSF) à l’égard du journaliste emprisonné Sami El Haj [3]. Quand nous avons été informés par le directeur d’Aljazeera, M. Mohammad Jasem al Ali, que ce journaliste était détenu à Guantánamo, nous avons immédiatement contacté le secrétaire général de RSF, M. Robert Ménard. Nous nous attendions à ce que son association apporte tout de suite un appui à Sami El Haj et engage une campagne pour le faire libérer.

M. Ménard nous a d’abord répondu qu’il allait vérifier la véracité de cette détention. Deux jours plus tard, il a exprimé son refus de soutenir ce journaliste parce que le Département d’État des États-Unis leur avait « confirmé » que Sami El Haj avait des liens avec l’organisation terroriste Al –Qaïda [4].

Cet exemple vous montre combien il était difficile de faire face à la mauvaise foi de tous ces acteurs qui donnaient crédit à l’administration Bush, malgré tout ce que les images montraient d’inquiétant au sujet des violations des droits humains. Il a fallu attendre 2005 pour que RSF finisse par modifier sa position.

Silvia Cattori : À quel moment votre action a-t-elle commencé à apporter des résultats concrets aux prisonniers eux-mêmes ?

Violette Daguerre : Pas avant octobre 2003, quand l’administration états-unienne s’est vue obligée d’améliorer leurs conditions de détention, à l’issue de la permission donnée à une délégation du CICR de visiter Guantánamo Bay. Même si cela a été dû principalement à la résistance des prisonniers eux-mêmes, qui ont entamé des grèves de la faim très dures et qui ont pu obtenir par la suite (vers juin 2004) le droit à une consultation médicale. Je crois que le fait que nous ayons maintenu une pression continue contre les violations de leurs droits par l’administration Bush, a contribué à soutenir moralement les détenus, dont 24 sont tout de même des mineurs.

Par la suite, et après que des avocats militaires aient été nommés en 2003, des avocats civils de nationalité états-unienne ont été autorisé à entrer à Guantánamo pour la première fois en 2004. Dès lors, le transfert de détenus vers Guantánamo a été stoppé. Et des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour remettre en question le statut légal du camp.

N’oublions pas que, jusqu’à fin 2004, il y a eu 24 tentatives de suicide, appelées, « Self-Harm », par l’administration de la prison. Des cas de tuberculose ont été diagnostiqués, des agressions physiques par des chiens dressés et plus de 12 méthodes de torture qui ne laissent pas de traces ont été révélés.

Silvia Cattori : Combien de prisonniers ont-ils pu sortir de Guantánamo, en partie grâce à vos interventions ?

Violette Daguerre : Sans fausse modestie, je dois insister sur le fait que Guantanamo n’est plus restée, depuis sa quatrième année, la seule affaire des ONG. Car, suite aux efforts de la société civile mondiale, le Parlement européen, l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe, des sénateurs et des membres du Congrès états-unien, le CICR, ainsi que le Haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l’Homme, sont tous devenus partie intégrante de la campagne pour la fermeture de Guantánamo. Et, fait inhabituel, plusieurs ministres de pays alliés des États-Unis ont exprimé publiquement leurs protestations à l’égard de l’existence de ce camp. Dès lors, les actions visant à obtenir la fermeture de Guantánamo sont devenues l’affaire d’une majorité d’États démocratiques, des ONG et des organisations intergouvernementales, même si elles n’ont pas été conduites collectivement.

Les partisans du maintien de Guantánamo se sont alors trouvés isolés. Grâce à cette mobilisation, 600 prisonniers ont pu en sortir. Il reste toujours 265 détenus aujourd’hui, dont le dernier libéré il y a quelques jours est un Qatari. Parmi eux, près de 200 n’ont pas de dossier d’accusation juridique cohérent. C’est pourquoi l’administration Bush cherche maintenant à se débarrasser d’eux, plutôt que d’avoir à les juger.

Silvia Cattori : Pourquoi des prisonniers sont-ils sortis de Guantánamo et d’autres pas ?

Violette Daguerre : La pression de certains États, la coordination entre services de sécurité des Etats concernés, et les programmes de réhabilitation mis en place à l’échelle locale, ont joué dans le choix de la majorité des détenus libérés. Il y a eu aussi des cas de détenus qui ont recouvré leur liberté suite à la mobilisation de gens qui travaillaient dans l’action humanitaire, l’enseignement, les médias.

Mentionnons que, dès sa prise de fonction, le nouveau ministre de la défense, Robert Gates, a demandé au président Bush de mettre à l’écart certains faucons du Bureau de détention. M. Bush a partiellement accepté cette demande, et l’équipe actuelle tente de trouver une solution qui lui permette de sauver la face.

Silvia Cattori : Quelle est la nationalité des détenus restants ?

Violette Daguerre : Sur les 265 prisonniers encore à Guantánamo, il y aurait 98 Yéménites, 25 Algériens, 16 Chinois, 13 Saoudiens, 9 Syriens et quelques prisonniers originaires du Soudan, de la Mauritanie, d’Ouzbékistan, de Somalie, d’Indonésie, d’Égypte, du Koweït, de Libye, de Tunisie, sans oublier les Afghans et les Pakistanais.

Silvia Cattori : Quelles sont les ONG « occidentales » qui se sont montrées neutres, hors de tout soupçon ?

Violette Daguerre : Elles sont nombreuses, sauf celles sous influence, liées aux intérêts des États-Unis. Il est bien connu que ce pays finance massivement ce que nous appelons des « one man organisations ». C’est-à-dire des organisations qui se réduisent à une personne qui engage quelques fonctionnaires bien payés et qui opèrent dans le sens de la politique gouvernementale. Ce genre d’organisation s’illustre assez aisément à ses débuts, mais plus difficilement lorsque les choses commencent à apparaître plus claires aux yeux de l’opinion publique. Là, il ne leur est plus possible de justifier l’injustifiable, surtout pour des soi-disant ONG qui prétendent défendre les droits humains. Il faut aussi préciser que les dossiers défendus ne sont malheureusement pas toujours les mêmes, selon que l’on se trouve au Nord ou au Sud de la planète. Réalisme ne va pas de pair avec idéalisme.

Il reste que les ONG qui se sont distinguées pour leur rôle dans la fermeture de Guantanamo sont : ACCR, l’ACLU, l’ACHR, AI, Reprieve, et Cage Prisoners [5].

Silvia Cattori : L’intervention de M. Bernard Kouchner pour la libération de certains prisonniers a été évoquée. Qu’en est-il ?

Violette Daguerre : Je commence par démentir formellement l’intervention du ministre français dans la libération de détenus de Guantánamo, qui étaient des médecins ou de simples volontaires dans l’humanitaire. Les 6 prisonniers français libérés l’ont été sans son appui, et déjà avant qu’il ne devienne ministre. En outre, il a toujours affiché, par le passé, des positions agressives à l’égard des détenus musulmans accusés sans preuves de terrorisme. À ma connaissance M. Kouchner n’a jamais élevé de protestations en faveur des ONG humanitaires inscrites sur la « liste noire ».

Ceci est malheureusement le cas de plusieurs personnalités françaises ; elles interviennent sélectivement dans les dossiers des droits de l’homme, en fonction de leur vision politique des réalités, et conformément à leurs intérêts.

Il ne faut pas oublier que la perception est subjective et la mémoire est sélective. Que l’on est conditionné par la culture dans laquelle on baigne, l’éducation que nous avons eue, les positions idéologiques et bien d’autres paramètres qui font que l’affectif a son mot à dire, et non pas seulement la raison et les principes universels qui devraient nous guider.

Silvia Cattori : À partir de quand les Parlementaires nationaux et européens ont-ils exigé la fermeture du camp de détention de Guantanamo ?

Violette Daguerre : À partir, me semble-t-il, de la deuxième année à titre individuel, et de la troisième année en tant que groupes parlementaires. En 2006, le Parlement européen a voté la fermeture de Guantánamo. Ce qui n’empêche que les parlementaires restent très peu visibles, même lorsque l’on organise une action à l’échelle nationale.

Silvia Cattori : Que faire pour les ex-détenus et les détenus qui attendent encore leur libération mais qui risquent d’être persécutés dans leurs pays alignés sur Washington, comme la Tunisie et le Maroc ? Connaissez-vous des cas où ces revenants ont été maltraités ?

Violette Daguerre : On rencontre des situations diverses. Si certains ex-détenus ont été bien traités par leur gouvernement, comme au Soudan, d’autres ont été maltraités ou emprisonnés, en effet, comme en Tunisie et au Maroc. La Tunisie a condamné deux ex-détenus à, respectivement, 3 et 7 années de prison. Et, au Maroc, un ex-détenu, libéré en même temps que Sami El Haj, est toujours en prison.

Des prisonniers tunisiens qui sont toujours emprisonnés à Guantánamo demandent à être extradés vers un autre pays que la Tunisie. Et la recherche d’un pays d’accueil est d’ailleurs l’une des raisons qui retarde la libération de certains détenus de Guantánamo. Il reste près de 60 prisonniers originaires de la Chine, d’Ouzbékistan, d’Algérie, de Syrie, de Libye, de Tunisie, d’Egypte, qui risquent d’être arrêtés et torturés à leur retour chez eux.

Ce qui contraste avec le cas des ex-prisonniers ayant pu bénéficier d’un programme de réhabilitation et de rééducation, comme en Arabie saoudite ; ou ayant été pris en charge par les ONG et leur gouvernement, comme au Soudan.

Silvia Cattori : Quels pays européens ont-ils accepté, ou vont-ils accepter, de recevoir ces revenants qui ne veulent plus retourner chez eux par peur d’être emprisonnés, ou que leurs pays refusent ?

Violette Daguerre : Jusqu’à maintenant, il y a trois pays qui sont prêts à en accueillir : la Lituanie, la Grèce et l’Albanie. Nous espérons que l’Irlande, l’Angleterre, Djibouti et d’autres pays se joignent à eux. De toute manière, une fois sortis du camp, leur calvaire n’est pas terminé ; il faudra continuer à les aider à soigner leurs blessures physiques et psychiques et à se réinsérer dans leur société. Il va falloir s’atteler notamment à la mise en place d’un programme pour accueillir par exemple les nombreux détenus yéménites.

Silvia Cattori : Pensez-vous que quelque chose de positif émergera de ce désastre ? Une volonté de s’unir - par delà les croyances politiques et religieuses - pour exiger justice et réparation pour le mal fait par cette guerre de l’ « Occident » qui a assimilé l’Islam au « terrorisme » ?

Violette Daguerre : La soi-disant « guerre contre le terrorisme » a fait beaucoup de dégâts et de victimes. Il va de soi que des associations comme la nôtre vont tout faire pour que ceux qui ont commis des crimes et violé les droits humains, non seulement d’individus, mais de groupes humains et de peuples, soient punis. Et pour que les victimes obtiennent réparation morale et matérielle du préjudice subi. C’est un combat de tous les jours et ce n’est pas gagné d’avance. Surtout lorsqu’on voit les manœuvres d’instrumentalisation de la justice internationale par les grands faiseurs de la politique.

On peut tout de même espérer que puisse émerger, par delà le mal engendré, une conscience politique plus aiguisée ; une volonté plus déterminée à combattre toutes les formes d’injustices qui rongent notre monde ; et une société civile à l’échelle mondiale plus étendue, plus solidaire, plus combative et plus forte des expériences passées et des échecs essuyés.

[1Voir : http://www.achr.eu
Mme Violette Daguerre accompagnait M. Sami El Haj à Genève, lors de la Conférence publique qu’il a donnée le 27 juin 2008, à l’invitation de la Fondation « Alkarama for Human Rights ».

[3Voir : http://www.samisolidarity.net

Voir également : « Sami El Haj, journaliste d’Al-Jazira, témoigne », Réseau Voltaire, 25 juillet 2008.

[4Voir : « Reporters Sans Frontières se souvient (tardivement) de Sami Al Haj », Réseau Voltaire, 17 février 2006.