Les arguments excellents de ceux qui pensent que l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne aurait des effets positifs semblent débordés par une résistance populaire qui s’appuie sur la Géographie et l’Histoire. Beaucoup semblent oublier que, du XVIème siècle à son effondrement, l’empire ottoman fut une puissance européenne.
Aujourd’hui, si chaque pays procédait à un référendum sur l’entrée de la Turquie dans l’Union, il est probable que les résultats ne seraient pas partout positifs. Pourtant elle est indispensable pour que l’Europe garde ou retrouve un rôle au niveau mondial, c’est-à-dire invente un rapport avec le monde islamique opposé à celui que les Américains ont créé au Moyen-Orient. Les Européens ne se passionnent pas pour la gestion de l’Europe, mais ils se rendent compte des contradictions entre la puissance économique de l’Europe et son impuissance internationale. Il faut rompre avec l’hypocrisie : que ceux qui donnent la priorité au maintien de l’hégémonie américaine le disent à haute voix ; mais que les autres sortent de leur peur et de leur hypocrisie ; qu’ils disent clairement qu’il est possible de construire un autre rapport entre l’Europe, ou l’Occident, et le monde islamique. Une telle tentative de transformation de nos rapports avec le monde islamique ne peut s’appuyer que sur la Turquie. Parce que celle-ci vit déjà un compromis entre laïcité et islam qui démontre par son existence même qu’il y a d’autres choix que la destruction mutuelle des adversaires.
Ce que nous devons comprendre de toute urgence est que, si nous ne parvenons pas à croire qu’une solution est possible, nous abandonnons définitivement tout espoir de jouer un rôle dans le monde. Rejeter la Turquie, c’est fermer notre horizon et renoncer à toute responsabilité mondiale. Il faut affirmer avec force que l’Europe doit devenir enfin un des acteurs principaux des affaires mondiales, et donc de la paix, et que l’entrée de la Turquie dans l’UE est la condition nécessaire pour que des rapports nouveaux soient établis entre l’Europe et le monde islamique.

Source
Le Monde (France)

« Pourquoi il faut accueillir la Turquie », par Edgar Morin, Alain Touraine, Jean-Christophe Rufin et Guy Sorman. Le Monde, 11 décembre 2004.