S’il avait fallu attendre les « peuples » français et allemand pour la réconciliation, cette modalité inédite de gouvernance apparue avec l’UE devenue désormais notre « way of life », n’existerait tout simplement pas. Nous avons construit un système permettant de déterminer notre existence selon le mode de la co-responsabilité. Aujourd’hui celle-ci, dans le monde tel qu’il est advenu, nous amène à produire « le miracle du Bosphore ». Pour cela, nous devons avoir une aptitude à opérer les mutations nécessaires à notre mise en phase avec le monde actuel et la Turquie doit être capable d’assumer ses responsabilités et de mener les réformes démocratiques nécessaires.
Je n’ai jamais cru que cette opération serait simple et je partage même les critiques à l’encontre de la politique du fait accompli qui a prévalu en matière d’élargissement. J’avais d’ailleurs plaidé en faveur de l’approfondissement avant l’élargissement. Pourtant, pas plus que « la » différence culturelle qui, sciemment ou non, finit par faire vibrer les cordes xénophobes, cet argument ne constitue une raison suffisante pour exclure la Turquie car dans une dizaine d’années ni la Turquie, ni l’UE ne seront et ne pourront être ce qu’elles sont aujourd’hui. En effet, je l’espère, l’Union européenne d’alors sera régie par un traité constitutionnel qui permettra d’aller plus loin dans la voie de la communautarisation. Dans le même temps, l’Union européenne aura dû prévoir les conditions d’absorption d’un pays aussi vaste et peuplé que la Turquie. Je veux rappeler à mes amis français que la Turquie a bien fait une demande d’adhésion qui a été acceptée à l’unanimité. Et comme l’a répété la Commission européenne, il n’existe pas de « plan B ». Prétendre le contraire ou feindre l’engagement en faisant miroiter un « partenariat privilégié » au seul pays lié à l’UE par une union douanière, c’est tout simplement prendre les gens pour des imbéciles ! Dans ces conditions, je suis convaincu que le Conseil européen du 17 décembre donnera une date précise pour entamer les négociations.
Quand on considère la complexité de notre monde où se mêlent terrorisme islamiste radical, quête d’un mode d’existence pour l’UE sur la scène internationale, et où les minorités musulmanes constituent une part importante de nos populations, la perspective d’une Turquie au sein de l’UE est non seulement politiquement fondée, mais correspond, en plus, à un scénario gagnant-gagnant. Toutefois, cela ne doit pas nous faire oublier les crispations identitaires que cette possible adhésion suscite. Il faut organiser des débats publics et une pédagogie afin que la Turquie soit acceptée. La culture européenne qui a depuis longtemps tourné le dos aux dogmes révélés, a suffisamment intégré le concept de la diversité pour s’affirmer à travers une identité dynamique, capable d’évoluer avec les changements.

Source
El Periodico (Espagne)
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Adhésion, le scénario gagnant », par Daniel Cohn-Bendit, Libération, 13 décembre 2004.
« El Milagro del Bosforo », El Periodico, 14 novembre 2004.