Le premier mandat de l’administration Bush a constitué le nadir du rayonnement des Nations unies. Jamais l’organisation internationale n’avait été confrontée à un tel flot de critiques et de revers. Les États-Unis ont pris la tête d’une Coalition qui a envahi un État souverain, l’Irak, sans l’aval du Conseil de sécurité. À cette occasion, le secrétaire-général de l’ONU, Kofi Annan, et les délégations du Conseil de sécurité ont été placés sur écoute par les services secrets états-uniens et britanniques [1]. Puis le représentant spécial de l’ONU en Irak, Sergio Vieira de Melo, a été assassiné à Bagdad alors qu’il venait d’enter en conflit avec l’ambassadeur Bremer. Kofi Annan a été personnellement accusé par les parlementaires états-uniens de détournements du programme « pétrole contre nourriture » [2], tandis qu’un groupe de communication néo-conservateur proche de la Maison-Blanche réclamait le départ de l’ONU du sol états-unien [3]. Tout récemment, le Washington Post a révélé que le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Mohammed el-Baradei, a également été mis sur écoute par Washington, qui lui reproche de ne pas être assez vindicatif avec l’Iran à propos de son programme nucléaire [4].

Mais le pire est sans doute à venir. Dans une volonté affichée d’enterrer toute opposition à ses projets impériaux, la nouvelle administration Bush a relancé le projet de création d’un « caucus des démocraties » au sein de l’ONU. L’idée n’est pas nouvelle. Elle n’est même pas néo-conservatrice. Elle a été élaborée pour la première fois dans le livre de l’analyste en questions internationales, James Robert Huntley, Pax Democratica : A Strategy For the 21st Century, paru en 1996. L’auteur y affirmait que, pour qu’un nouvel ordre mondial fondé sur la démocratie puisse être appliqué, il fallait que soit créé un caucus des démocraties à l’ONU pour parler d’une voix commune. La même année, un groupe privé, l’United Nations Association of the United States of America, s’empare de cette problématique pour la valoriser sur la scène politique états-unienne. Son président est alors John C. Whitehead, ancien haut-fonctionnaire au Département d’État sous Ronald Reagan.

Il faudra du temps pour que l’idée fasse son chemin sur le terrain diplomatique. Elle refait surface brutalement à la Conférence de Varsovie de la Communauté des démocraties en juin 2000. La déclaration finale de la conférence évoque ainsi une « coopération au sein des organisations internationales » et la constitution de « coalitions et d’ententes destinées à soutenir les résolutions et d’autres actions internationales pour la promotion d’un mode démocratique de gouvernement » [5]. Ce qui suscite l’opposition du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, mais aussi du ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine. La France sera d’ailleurs la seule à ne pas apposer sa signature sur ce texte [6].

Emma Bonino

Le projet est subitement ressorti des cartons au cours du premier mandat de George W. Bush. C’est le Parti Radical Transnational (PRT) qui en est le fer-de-lance, lors de son 38e Congrès, organisé à Tirana en Albanie. En réalité le PRT n’est plus l’internationale des partis radicaux qu’il a été par le passé. Il était tombé en sommeil après que les partis radicaux de droite aient rejoint l’Internationale libérale et les radicaux de gauche l’Internationale socialiste. Il a été ranimé par Emma Bonino et ne tardera pas à changer de nom pour devenir le Parti libéral et radical pour les États-Unis d’Europe et d’Amérique. Dans un document publié le 1er janvier 2003 et présenté aux membres de l’Assemblée parlementaire au 3 novembre 2002, le Parti adopte une série de propositions sur le sujet. Outre la constitution d’une Communauté des démocraties, il envisage ainsi :

 « la constitution officielle de Forums de la démocratie, autrement dit de groupes de pays démocratiques au sein du système des Nations unies et des organisations internationales et régionales comme le Conseil de l’Europe et l’Organisation des États américains. Ces groupes devraient se réunir au moins 6 fois par an et veiller à la mise en œuvre effective des Traités constitutifs de ces organisations.

 d’accorder la priorité dans les forums internationaux et dans les Forums de la démocratie, au respect des droits de l’homme et des principes démocratiques lors des procédures d’élection des organes et de nomination d’experts aux organes de contrôle.

 de promouvoir tant à la Commission des Droits de l’Homme qu’à l’Assemblée générale de l’ONU, des résolutions visant à la mise en place d’un Comité préparatoire chargé de présenter des propositions pour fonder l’ « Organisation Mondiale de la Démocratie ».

 de promouvoir aux Nations unies des initiatives qui, au travers de l’adoption de résolutions par l’Assemblée générale, décident de soumettre au Conseil de Sécurité, les situations où des violations systématiques des droits humains et des principes de la démocratie et de l’État de droit sont considérées comme une menace pour la paix et la sécurité internationale. » [7].

38ème Congrès du Parti Radical Transnational à Tirana

Ce projet ne peut qu’intéresser les États-Unis, où la Fondation Heritage publie peu de temps après un argumentaire destiné à l’administration Bush. Dans ce texte, les auteurs, Nile Gardiner et David B. Rivkin expliquent au président états-unien comment son gouvernement doit procéder pour affaiblir le rôle des Nations unies dans la gestion de l’après-guerre en Irak et, plus généralement, limiter ses prérogatives aux seules taches humanitaires [8].

Quelques mois plus tard, les néo-conservateurs réalisent la synthèse de ces différents programmes, par l’entremise du think-tank Freedom House qui prend la tête d’une coordination d’organisations non-gouvernementales et d’anciens responsables politiques et intellectuels. Ce conglomérat hétéroclite commence par envoyer un courrier aux ministres des Affaires étrangères du « groupe-pilote » de la Communauté des démocraties née au terme de la conférence de Varsovie de juin 2000 [9] une lettre demandant la création d’un « groupe des démocraties aux Nations unies à l’automne 2003 », sur la base des États déjà membres de la Communauté des démocraties et en fonction des mêmes critères [10]. La liste des signataires comprend l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, l’ancienne ambassadrice états-unienne à l’ONU Jeane Kirkpatrick, le président de l’Open Society Institute George Soros, la député européenne Emma Bonino, le directeur exécutif de la Campaign for U.N Reform Don Kraus, Lee Hamilton, le directeur du Woodrow Wilson International Center for Scholars, le directeur du Democracy Coalition Project, Richard C. Rowson, président du Council for a Community of Democracies... [11] Ce programme s’appuie par ailleurs sur la polémique qui touche alors la Commission de l’ONU sur les droits de l’Homme. Celle-ci est en effet présidée par la Libye et comprend le Soudan, l’Arabie saoudite, la Chine, le Zimabwe, Cuba et la Syrie, des pays dont les efforts en matière de droit de l’homme sont pour le moins contestés [12].

Le 3 avril 2003, deux élus du Congrès, un Démocrate et un Républicain, proposent l’United States International Leadership Act, qui doit permettre de remédier au fait que « depuis trop longtemps, les pires ennemis des droits de l’homme ont manipulé le système des Nations unies pour légitimer leur règne répressif et saper la cause de la démocratie ». La solution proposée par David Dreier et Tom Lantos est simple : le lancement d’un « caucus des démocraties », avec comme corrolaire l’interdiction faite aux pays non-membres du caucus de diriger des commissions à l’ONU [13]. En d’autres termes, Washington avance aujourd’hui de façon de moins en moins discrète dans ses vélléités de saper les fondements même de l’ONU. Après avoir dénié la souveraineté des États, il met en cause légalité de leur représentation. À l’issue d’un long processus législatif, le texte sera adopté en avril 2004.

Bien que les États-Unis ne souhaitent pas apparaître ouvertement comme les initiateurs de cette nouvelle proposition, il ne fait pas de doute que cette « réforme » de l’ONU vient directement de Washington. La principale nouveauté réside dans le fait que ces efforts pour torpiller l’organisation internationale sont désormais bipartisans. Par le passé, ils étaient réservés à des organisations conservatrices telles que la Heritage Foundation, Human Rights Watch et Freedom House. Elles bénéficiaient pour cela du soutien de personnalités néo-conservatrices telles que Richard Perle, David Frum ou Joshua Muravchik, autour de revendications précises, notamment les rapports entre l’ONU et les États-Unis et la position trop anti-israélienne de l’organisation. Newt Gringrich et Jesse Helms avaient ainsi réussi à bloquer le paiement d’un milliard de dollars dû à l’ONU par le gouvernement états-unien. Désormais, ils ont été rejoints dans leur croisade par de nombreux responsables démocrates tels que Madeleine Albright, mais aussi par des organisations non-gouvernementales considérées comme progressistes, notamment Citizens for Global Solution [14]. Ce rapprochement n’est pas récent. Il date en réalité du second mandat Clinton, au cours duquel Madeleine Albright, alors secrétaire d’État, théorisa la légitimité de passer outre la Charte de San Francisco pour bombarder la Serbie au cours du conflit au Kosovo. Son discours sur la nécessité d’imposer les valeurs démocratiques au cœur des relations internationales (sans s’y astreindre soi-même) est aujourd’hui repris par son successeur, Condoleeza Rice, avec qui elle partage le même « père », Joseph Korbell [15].

Cette méthode n’est pas sans rappeler celle choisie par le président Woodrow Wilson à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il soutint le projet européen de Société des Nations de manière à pouvoir en modifier les statuts, mais sans aucune intention réelle de s’y joindre. Puis, il organisa une fausse opposition au Congrès pour ne pas avoir à ratifier le Traité SDN. Cette opposition n’hésita pas à mettre en cause la composition de la SDN, pas assez démocratique prétendait-elle. En réalité, Washington ne voulait pas s’imposer les règles qu’il exigeait des autres. En 1919, Les États-Unis préféraient réaliser le premier bombardement par aéroplanes de populations civiles à Haïti [16] plutôt que d’adhérer à la Société des Nations.

En mars 2004, le porte-parole du Département d’État, Richard Boucher, déclare que les États-Unis « soutiennent la formation d’un caucus des démocraties afin de construire une coalition de pays démocratiques qui travailleraient ensemble à renforcer la gestion par l’ONU des questions de démocratie et de droits de l’homme » [17]. L’ambassadeur états-unien nommé à la Commission des droits de l’homme affirme qu’il s’agit désormais d’un de ses objectifs principaux.

[1« Washington et Londres placent l’ONU sur écoutes », par Thom Saint-Pierre, Voltaire, 4 mars 2003.

[2« Le harcèlement de Kofi Annan », Voltaire, 13 décembre 2004.

[3« Qui veut « bouter l’ONU hors des États-Unis » ? »,Voltaire, 23 novembre 2004.

[4« IAEA Leader’s Phone Tapped », par Dafna Linzer, Washington Post.

[6Voir « La démocratie forcée », par Paul Labarique, Voltaire, 25 janvier 2005.

[7Pour une organisation mondiale de la démocratie et des démocraties, Document de présentation de la campagne du Parti Radical Transnational aux membres de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, 1er janvier 2003.

[8« Blueprint for Freedom : Limiting the Role of the United Nations in Post-War Iraq », par Nile Gardiner et David B. Rivkin, Heritage Foundation , 21 avril 2003.

[9Les États membres du « groupe-pilote » sont l’Afrique du Sud, le Chili, la République de Corée, les États-Unis, l’Inde, le Mali, le Mexique, la Pologne, le Portugal et la République tchèque.

[10Voir Criteria for Participation and Procedures, U.S. Department of State, 27 septembre 2002.

[11Creation of UN Democracy Group Urged, Freedom House, 12 août 2003.

[12Le premier document sur la question est un rapport conjoint de Freedom House et du Council on Foreign Relations, Enhancing U.S. Leadership at the United Nations », Task Force conjointe Freedom-House-CFR présidée par David Dreier et Lee Hamilton, co-réalisé par Lee Feinstein et Adrian Karatnycky, 10 octobre 2002.

[13« Dreier, Lantos Introduce Key Diplomatic Legislation », Council on Foreign Relations, avril 2003.

[14« Building a Better UN », par Laura Rozen, American Prospect, 7 janvier 2004.

[15Joseph Korbell est le père de Madeleine Albright. Professeur de relations internationales à l’Université de Denver, spécialiste en soviétologie, il est présenté par Condoleeza Rice comme « l’une des figures les plus importantes de ma vie, après mes parents ».

[16L’Occupation américaine d’Haïti par Suzy Castor, Henri Deschamps éd, Port-au-Prince, 1988.