Uri Avneri

Les habitants de Sodome, nous dit la Bible, étaient vraiment très méchants.

Ils avaient la fâcheuse habitude de placer tout étranger qui passait dans un lit spécial. Si l’étranger était trop grand, ses jambes étaient raccourcies. S’il était trop petit, son corps était étiré jusqu’à la taille requise.

D’une certaine façon, chacun de nous a un tel lit, dans lequel nous mettons tout ce qui est nouveau. Confrontés à une nouvelle situation, nous avons tendance à l’assimiler à une situation que nous avons connue.

En politique, cette méthode est particulièrement envahissante. Elle nous confronte à de la nécessité ingrate d’étudier une situation inconnue et d’en tirer des conclusions nouvelles.

À une époque, le modèle du Vietnam était appliqué à toutes les luttes du monde – de l’Argentine à la Corée du nord. De nos jours, la mode est de se référer à l’Afrique du Sud. Tout, sauf preuve du contraire, ressemble à la lutte contre l’apartheid.

depuis que j’ai envoyé l’article de la semaine dernière « La prière de Desmond Tutu » [1], j’ai été inondé de réponses, certaines élogieuses, certaines injurieuses, certaines sérieuses, certaines tout simplement furieuses.

En général, je ne discute pas avec mes estimés lecteurs. Je ne veux pas imposer mes points de vue, je veux juste alimenter la réflexion et laisser le lecteur se faire sa propre opinion.

Cette fois-ci, je sens que je me dois pour mes lecteurs de clarifier certains points. J’ai essayé de faire des objections et de répondre à certaines objections. Donc allons-y.

Je n’ai rien à dire aux gens qui haïssent Israël. C’est tout à fait leur droit. Mais je ne pense pas que nous ayions un quelconque terrain commun de discussion.

Je voudrais simplement faire remarquer que la haine est très mauvaise conseillère. La haine ne conduit nulle part, sauf à plus de haine. Cela, soit dit en passant, est une leçon positive que nous pouvons tirer de l’expérience de l’Afrique du Sud. Là-bas ils ont, dans une large mesure, surmonté la haine, en grande partie grâce à la « Commission Vérité et Réconciliation » dirigée par l’archevêque Tutu, où les gens ont reconnu leur fautes commises dans le passé.

Une chose est certaine : le haine ne conduit pas à la paix. Je tiens être parfaitement clair là-dessus, parce que je sens que certaines personnes, dans leur indignation justifiée sur l’occupation israélienne, l’ont perdu de vue.

La paix se fait entre ennemis, après la guerre, dans laquelle des choses atroces arrivent invariablement. La paix peut être établie et maintenue entre peuples qui sont prêts à vivre l’un avec l’autre, dans le respect réciproque, et à reconnaître l’humanité de l’autre. Ils n’ont pas à s’aimer.

Décrire l’autre partie comme des monstres peut être utile pour faire la guerre, mais c’est particulièrement inutile pour faire la paix.

Quand je reçois un message suintant la haine d’Israël, qui présente tous les Israéliens (y compris moi bien sûr) comme des monstres, je n’arrive pas à concevoir comment son auteur peut imaginer la paix. La paix avec des monstres ? Des anges et des monstres vivant côte à côte dans un seul Etat, se détestant viscéralement ?

La perception d’Israël comme une entité monolithique composée d’oppresseurs racistes et brutaux est une caricature. Israël est une société complexe, en conflit avec elle-même. Les forces du bien et du mal, et beaucoup de forces intermédiaires, sont enfermées dans une bataille quotidienne sur de nombreux fronts différents. Les colons et leurs partisans sont forts, peut-être de plus en plus forts (quoique j’en doute), mais sont loin – même de leur point de vue – d’une victoire décisive. Neve Gordon, par exemple, a été maintenu à son poste à l’université Ben-Gourion, parce que toute tentative de le déplacer aurait provoqué un tollé général.

je n’ai rien à dire non plus à ceux qui veulent abolir l’État d’Israël. C’est autant leur droit d’aspirer à ce démantèlement que le mien de vouloir celui des Etats-Unis ou de la France, qui n’ont ni l”un ni l’autre un passé sans taches.

En lisant certains messages qui m’ont été envoyés et en essayant d’analyser leur contenu, j’ai l’impression qu’ils portent moins sur le boycott d’Israël que sur l’existence même d’Israël. Certains auteurs de ces messages croient de toute évidence que la création de l’État d’Israël fut une terrible faute au départ, et donc que l’on doit l’annuler. Remonter la roue de l’histoire de quelque 62 années et recommencer.

Ce qui me trouble réellement dans tout ceci, c’est que presque personne en Occident ne dit clairement : Israël doit être aboli. Certaines propositions, comme celle pour la solution “d’un seul État”, sonnent comme un euphémisme. Si l’on croit que l’État d’Israël peut être aboli et remplacé par un État de Palestine ou un État de Bonheur – pourquoi ne pas le dire aussi ouvertement ?

Il est évident que cela ne signifie pas la paix. La paix entre Israël et la Palestine présuppose qu’Israël est là. La paix entre les Israéliens et les Palestiniens présuppose que les deux peuples ont droit à l’autodétermination et aspirent à la paix. Qui peut réellement croire que des monstres racistes comme nous accepterions d’abandonner notre État à cause d’un boycott ?

Les Français et les Allemands n’ont pas accepté de vivre dans un État commun, alors que les différences entre eux sont incomparablement moins fortes que celles qui existent entre Israéliens juifs et Palestiniens arabes. Au lieu de cela, ils ont mis en place l’Union européenne, composée d’États-nations. Il y a quelque 50 ans, j’ai appelé à une Union sémitique, similaire, comprenant Israël et la Palestine. Je le fais encore.

De toute façon, cela n’a aucun sens de discuter avec ceux qui prient pour la disparition de l’État d’Israël souverain plutôt que pour l’émergence de l’État de Palestine souverain à côté de lui.

Le vrai débat est avec ceux qui veulent voir la paix entre les deux États, Israël et Palestine. La question est : comment peut-on y parvenir ? C’est un débat sérieux et qui est généralement conduit de façon courtoise. Mon débat avec Neve Gordon se situe dans ce cadre.

Les partisans du boycott croient que la principale, voire la seule, façon de pousser Israël à abandonner les territoires occupés et à accepter d’aller vers la paix est d’exercer des pressions depuis l’extérieur.

Je n’ai aucun problème avec l’idée de pression extérieure. La question est : pression sur qui ? Sur le gouvernement, les colons et leurs partisans ? Ou sur l’ensemble des Israéliens ?

La première réponse est, je crois, la bonne. C’est pourquoi j’espère que le président Barack Obama publiera un plan de paix détaillé avec un échéancier précis et utilisera les immenses pouvoirs de persuasion des États-Unis pour obtenir l’accord des deux parties. Je ne pense pas que cela soit politiquement possible sans le soutien d’une large partie de la société israélienne (et, du même coup, de la communauté juive états-unienne).

Je pense qu’on peut faire bien mieux par une intense campagne nationale et internationale. Un bureau central pourrait être créé et diriger ces actions du monde entier contre des cibles claires et spécifiques. Une telle démarche pourrait être aidée par l’opinion publique mondiale, qui répugne à l’idée de boycotter l’État d’Israël , et pas seulement à cause de la mémoire de l’Holocauste, mais qui s’identifiera à une action contre l’occupation et l’oppression.

On m’a questionné sur la réaction palestinienne à l’idée de boycott. A présent, les Palestiniens ne boycottent même pas les colonies, et même ce sont des travailleurs palestiniens qui construisent presque toutes les maisons des colonies, par nécessité économique. On ne peut qu’imaginer leurs sentiments. Tout Palestinien digne de ce nom voudrait, bien sûr, soutenir toute mesure efficace dirigée contre l’occupation. Mais il ne serait pas honnête de leur faire miroiter le faux espoir qu’un boycott mondial mettrait Israël à genoux. La vérité, c’est que seule la coopération étroite entre forces de paix palestiniennes, israéliennes et internationales pourrait générer la dynamique nécessaire pour en finir avec l’occupation et parvenir à la paix.

Ceci est particulièrement important parce que notre devoir en Israël aujourd’hui n’est pas tant de convaincre la majorité des Israéliens que la paix est bonne et le prix à payer acceptable, mais d’abord que la paix est tout à fait possible. La plupart des Israéliens ont perdu cet espoir, et son réveil est absolument vital pour aller vers la paix.

Pour éviter toute méprise à mon sujet, situez-moi aussi clairement que possible là où je me situe. Je suis israélien.

Je suis un patriote israélien.

Je veux que mon Etat soit démocratique, laïque et libéral, qu’il en finisse avec l’occupation et vive en paix avec l’État de Palestine libre et souverain qui naîtra près de lui, et avec l’ensemble du monde arabe.

Je veux d’Israël qu’il soit un État appartenant à tous ses citoyens, sans distinction d’origine ethnique, de genre, de religion ou de langue ; avec une complète égalité des droits pour tous ; un État dans lequel la langue hébraïque maintiendra des liens étroits avec les communautés juives du monde entier, et où les citoyens arabophones seront libres d’entretenir des liens étroits avec leurs frères et sœurs palestiniens et avec le monde arabe au sens large.

Si c’est cela être raciste, sioniste ou pire – alors soyons le.

Traduction
SW

Lire la réponse de Jeffrey Blankfort à Uri Avenry : « Uri Avnery normalise la dépossession des Palestiniens », Réseau Voltaire, 8 septembre 2009.

[1« La prière de Desmond Tutu », par Uri Avnery, Association France Palestine Solidarité, 29 août 2009.