L’affaire Tarnac permet d’éclairer la mutation actuelle qui inscrit la primauté du regard, de la pulsion scopique dans l’organisation de la société [1]. Elle nous montre comment le regard se substitue au politique, comment son caractère uniformisant remplace la diversité et la conflictualité des points de vue.

L’affaire Tarnac fait particulièrement ressortir le rôle déréalisant de l’image dans la mise en place du lien social, ainsi que l’indifférenciation qu’elle établit entre toutes les parties. La capacité du regard du pouvoir d’effacer la lutte politique s’appuie sur les possibilités qu’offre l’image de supprimer le rôle de la parole. Alors que originairement la fonction de celle-ci est de nouer des liens avec un autre, avec une extériorité, l’image supprime toute distinction entre intérieur et l’extérieur et anéantit le lien social. Si la parole rétablit cette séparation pour permettre le développement de l’intersubjectivité, l’image est englobante. Elle permet l’abandon de l’individu à la figure maternelle du pouvoir, à l’État totalitaire.

À travers cette affaire entièrement construite, le pouvoir a eu l’occasion d’objectiver son regard et de le mettre à la place du réel. Il a ainsi pu exhiber ses intentions concernant l’ensemble de la population. Il a mis en scène le non dit, ce qui ne peut être dit, mais seulement montré : la possibilité qu’il s’est octroyée de se saisir de tout citoyen qu’il désigne comme terroriste et de le mettre en détention selon son bon vouloir.

Cette capacité du pouvoir à installer son regard à la place des faits a généralement été bien acceptée par ceux qui se présentent comme des opposants politiques. Malgré la totale invraisemblance de ce qui était désigné comme attentat terroriste, le premier souci de ces derniers n’a-t-il pas été de communiquer que, eux, enfants « responsables » de l’État maternel ne commettent pas de telles actions, légitimant ainsi le spectacle orchestré.

Les inculpés ont été instrumentalisés. Simple support, ils sont saisis en tant qu’images, en tant que forme qui réfléchit le regard du pouvoir. Ce dernier est à la fois le sujet de cette affaire, son organisateur et l’objet de celle-ci, son regard : ce qui doit être vu.

Dans cette affaire de Tarnac, le pouvoir ne dit rien des personnes arrêtées. Il montre tout de lui-même, de sa subjectivité, de sa volonté de toute puissance.

Le « regard » du pouvoir

Les neuf jeunes gens accusés d’avoir dégradé les caténaires d’une ligne TGV sont toujours inculpés comme « membres d’une association de malfaiteurs à visée terroriste », bien qu’il soient actuellement libérés et que l’accusation ait toujours affirmé ne pas détenir de preuves matérielles. Leur regard sur leur propre mode de vie, une existence qui se conçoit en dehors des circuits marchands, est, pour le pouvoir judiciaire et la ministre de la Justice, un élément qui peut se substituer aux faits. Leur volonté, de vivre en dehors de la société, révèle à coup sûr leur intentionnalité, celle de vouloir commettre des attentats afin de déstabiliser l’État. La perception des faits est suspendue et le regard que les prévenus portent sur eux-mêmes, comme incarnation de « l’ennemi intérieur », est convoqué. Ce regard devient l’objet du pouvoir qui désigne les prévenus comme coupables et les identifie comme terroristes.

Les poursuites sont investies d’un sens avant que les éléments de l’enquête soient perçus. De simples dégradations sont qualifiées d’actes terroristes et les coupables sont désignés a priori.

En l’absence d’indices matériels, l’accusation s’appuie principalement sur le livre L’insurrection qui vient, dont la rédaction est attribuée à Julien Coupat, considéré également comme le « chef » du groupe incriminé. Ce livre se réfère au sabotage comme moyen de paralyser la machine sociale. Il cite, comme exemple, le fait « de rendre inutilisable une ligne de TGV ». Cette phrase est exhibée comme la marque attestant que les auteurs du livre sont nécessairement ceux qui ont commis les sabotages de la voie ferrée. L’accusation considère qu’il y a une parfaite continuité entre écrire cette phrase et le fait d’avoir commis les dégradations de la ligne du TGV.

La fabrication d’une image

Les objets de l’extériorité, les faits, ne sont pas refoulés, ils sont déniés. Ils sont exhibés, mais ils n’existent plus en dehors du regard qui est porté sur eux. Ils se réduisent à de simples supports d’images. Celles-ci leur donnent leur signification. En inscrivant, « matériel d’escalade » pour désigner une échelle saisie, le parquet montre l’objet vu en tant qu’incarnation de l’intentionnalité terroriste, en tant que matériel destiné à faire des attentats. Le sens s’autonomise. Il devient son propre support, sa propre matérialité.

Ce n’est plus le concret qui donne matière aux choses de l’extériorité, mais ce sont les images, ces abstractions qui donnent une valeur aux faits, qui créent un nouveau réel.

Les images sont l’exhibition d’un pur signifié. Capturées par la pulsion scopique, elles nous font abandonner le domaine du pensable pour établir le règne de l’émotion. Ainsi, le signifié devient parfaitement autonome. Il ne se confronte plus au réel et tourne sur lui-même.

Ainsi, l’image s’oppose au langage. Au contraire du discours, auquel on peut opposer un autre discours, elle ne peut intégrer la contradiction, elle est englobante. Elle s’oppose à la raison et impose la foi. L’enjeu de cette affaire est bien de conforter l’adhésion, la fusion des populations avec le pouvoir.

Grâce à la subjectivation du droit pénal, les poursuites en matière de terrorisme ont pour base la formation d’une image destinée à diaboliser les inculpés. L’affaire Tarnac s’inscrit dans cette règle. Cependant, elle se spécifie par le caractère purement abstrait de l’image produite. Généralement, l’incrimination de terrorisme est construite à partir d’infractions réelles, telle, par exemple, la fabrication de faux papiers, un port d’arme prohibé... Ces éléments ne sont pas traités pour eux-mêmes, mais sont regardés dans le cadre de l’organisation terroriste qui leur donne un sens nouveau. Ici, nous sommes en présence d’une image autonome, libérée de tout lien matériel. La phrase d’un livre vendu en librairie attesterait de l’intention de son auteur présumé et devient l’incarnation d’un acte terroriste. Une réversibilité est établie entre le mot et la chose.

Un groupe « invisible »

La question de l’invisibilité est récurrente dans l’affaire Tarnac. La signature du livre par un « Comité invisible » est un donné à voir. Elle n’a pas pour objet de dissimuler les auteurs. Pour eux, cet anonymat est la mise en avant d’un non-moi. Cette revendication est simultanément un déni du corps et un refus de s’opposer à l’invisibilité, au sens exhibé par le pouvoir à travers l’image .

À travers celle-ci, il ne s’agit pas, pour le pouvoir, d’agir au niveau de la conscience, mais au niveau de l’inconscient. L’image lui permet de poser son regard, d’imposer un sens à travers ce qu’il montre. La visibilité exhibée par l’image est immédiatement installation d’une invisibilité. La cagoule portée par les policiers atteste de l’invisibilité de la menace terroriste et de la dangerosité des personnes interpellées. Un « matériel d’escalade », une échelle, ne peut être que l’indice matériel d’une intention de commettre un attentat. Ce que l’image montre ce n’est pas ce qui est, ce n’est pas l’objet, mais ce qui, à travers lui, est nommé, ce qui ne peut qu’être.

Aucun membre du groupe de Tarnac n’a imposé un démenti aux assertions du pouvoir les accusant des sabotages de la ligne TGV. En se posant dans l’invisibilité, les auteurs décident de ne pas se confronter au visible des images produites par le pouvoir. Ils n’opposent pas un concret à ces abstractions. Ils ne dressent pas un corps qui leur permettrait de se séparer de l’image qui les englobe. Ils rejettent la fonction du corps qui est de rétablir une séparation entre l’intérieur et l’extérieur et de permettre le développement d’une conscience.

Cette suspension du corps initiée par le Comité invisible facilite ainsi sa fixation dans l’image, dans le regard du pouvoir. Se réclamer de l’invisibilité, c’est rester dans le sens, dans l’invisibilité produite par la machine d’État, c’est jouir de celle-ci.

Seul ce qui est montré dans l’extériorité du visible est susceptible de faire l’objet d’une symbolisation. Il n’y a de symbolisation que de ce qui se voit. Le Comité invisible, tout comme Julien Coupat, en se plaçant dans l’invisibilité, ne peuvent développer une symbolisation alternative. Ils restent dans le signifié du pouvoir, construit à partir de ce qui est exhibé dans le visible.

La réversibilité de l’image

Le caractère abstrait de l’image, ainsi construite, permet une parfaite réversibilité entre le sens donné par le pouvoir et celui revendiqué par le groupe inculpé. Le livre ne développe pas une stratégie de la prise du pouvoir, il présente simplement une image de l’insurrection. Objet d’une exhibition et non d’un acte réel, il élabore un fétiche qu’il substitue au manque collectif, à la mort sociale qu’il énonce. Comme incarnation de l’insurrection, il est pur acte de jouissance et non d’affrontement. En l’absence de tout rapport à la réalité, il jouit de l’affirmation que « le pouvoir est aux abois ». Cette phrase devient l’expression de sa toute puissance.

Par le refus de sa castration, il constitue un déni de ce manque et empêche tout affrontement avec le réel, toute émergence de la parole. Se présentant comme « la chair du monde », le fétiche occupe l’espace du manque, pour se réserver l’accès au symbolique, au pouvoir de nommer. À la lutte, il substitue le spectacle, dont il est à la fois auteur et spectateur. Le spectacle produit une réversibilité du regardant et du regardé, du visible et de l’invisible. Le sujet devient objet

En devenant objet du regard du pouvoir, le « Comité invisible », auteur revendiqué du livre, est nommé comme ennemi et intègre le symbolique. Ce faisant, il suspend aussi la matérialité des faits. En affirmant que l’existence du pouvoir est menacée, il conforte la justification donnée par l’État pour supprimer l’essentiel de nos libertés. Il nous enferme dans l’imagerie crée par le pouvoir.

L’affaire Tarnac est exemplaire de notre modernité. Elle nous montre la fin du politique, de la diversité des discours qui organisent le réel, pour laisser la place au règne uniformisant du regard. La prégnance de celui-ci réduit la fonction signifiante au signe. Il nous installe dans la psychose. Comme toute image, ce pur signifié n’a pas d’extérieur. Il englobe tant la nomination du pouvoir, qui crée un ennemi virtuel qualifié de terroriste, que sa reconnaissance par le groupe stigmatisé, comme « ennemi intérieur » qui ébranle l’État.

[1Jean-Claude Paye a déjà abordé l’affaire Tarnac, sous l’angle du bouleversement juridique l’elle manifeste, dans « L’affaire de Tarnac : symptôme d’une société psychotique », Réseau Voltaire, 17 janvier 2009.