Les changements sont considérables en Russie, Moscou est dynamique et riche ; cette énergie me rappelle la France des années 50-60. La France était exsangue à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, son économie en ruines. La situation de la Russie était la même au crépuscule du siècle dernier, après la période de stagnation bréjniévienne et la « perestroïka » de Gorbatchev, et après que ses fondations eurent été ébranlées par la « thérapie de choc » des années Eltsine. Je pense qu’il est intéressant pour les politiciens russes d’examiner la façon dont la France a assuré sa reconstruction.
Le général De Gaulle a commencé par faire ce que fait Vladimir Poutine actuellement, c’est-à-dire reconstituer la verticale du pouvoir. Il a nommé dans tous les départements des représentants du gouvernement, les préfets, appelés alors commissaires de la république. Il y avait parmi eux beaucoup d’anciens de la résistance, dont mon grand ami Michel Debré, qui fut chargé d’organiser l’Ecole Nationale d’Administration (ENA). On peut dire que ce sont les cadres fonctionnaires sortis de cette école, compétents et d’une probité absolue, qui ont construit la Ve république. Il a aussi constitué une industrie performante à la fois en privatisant et en organisant la coopération avec les patrons français. Beaucoup ne s’étaient pas comportés de la meilleure façon pendant l’occupation et ils durent « racheter leur faute » à la nation. De Gaulle s’est inspiré de l’expérience soviétique pour créer le commissariat au plan.
C’est ainsi que s’est construit dans le pays le capitalisme d’État. C’est l’État qui fut l’initiateur du programme nucléaire et de la création de l’aérospatiale. Le modèle n’était pas dirigiste à la soviétique, ni ultra-libéral à l’américaine mais mixte. Il est vrai que nous travaillions avec l’aide des Américains, notamment le plan Marshall qu’il ne faut pas l’oublier. Mais l’Amérique d’alors était différente, pas encore aussi focalisée sur sa propre expansion comme c’est le cas actuellement. De Gaulle a été critiqué par tout le monde, à droite parce qu’il utilisait des méthodes communistes, à gauche parce qu’on le traitait de dictateur. Je pense que les critiques sont saines, il ne faut pas les nier, mais pas non plus les prendre trop à cœur.
Il n’y avait pas d’idée nationale en France mais plutôt comme le répétait De Gaulle « une certaine idée de la France ». La Russie est un pays fort, tout comme son peuple. Elle a vaincu les nazis, sauvé l’Europe et même survécu au communisme. Il ne faut pas vivre dans le passé mais il ne faut pas le noircir non plus : il est indispensable d’en tirer les leçons. Actuellement nous assistons à une expansion américaine sous les traits du « néo-bonapartisme ». La démocratie occidentale actuelle est construite sur des bases économiques solides, mais il ne faut pas oublier que pour arriver à ce type de démocratie, la France a dû se retrousser les manches pendant des dizaines d’années.

Source
Trud (Fédération de Russie)

« КУДА ИДЕТ РОССИЯ », par Constantin Melnik, Trud, 17 Février 2005. Ce texte est adapté d’une interview.